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L’écologie en politique : tout pour plaire, rien pour gagner

Longtemps portées à bout de bras par une poignée de militants opiniâtres, les thématiques environnementales ont finalement conquis le cœur des débats politiques, jusqu’à devenir l’un des enjeux centraux de cette campagne électorale. Mais devenue l’affaire de tous, l’écologie est aussi l’objet de multiples récupérations. Émile vous fait le récit de son épopée politique en France.

Par Anne-Claire Poirier

René Dumont, premier candidat “vert” à une élection présidentielle en France, en 1974 (crédits : Daniel Simon, getty image)

« Et d’abord, ce mot nouveau pour beaucoup d’entre vous : l’écologie. Qu’est-ce que c’est ? ». Ce soir du 18 avril 1974, plusieurs millions de téléspectateurs postés devant l’ORTF reçoivent leur toute première leçon d’écologie politique. Le professeur n’est autre que René Dumont, premier candidat « vert » à une élection présidentielle tricolore : lunettes noires, pull rouge vif et verre « d’eau précieuse » à la main. Il se veut d’abord pédagogique – « lécologie, ce n’est pas un mot gadget inventé pour les besoins de cette campagne » –, mais s’embarque vite dans une explication encyclo-prophétique mélangeant la biologie d’Haeckel, les « nuages de pollution », « les menaces de notre expansion illimitée » ou encore l’apocalypse « déjà là, parmi nous ». Ses cheveux blancs et son air halluciné lui vaudront très vite les surnoms « d’Einstein dégingandé » ou de « zouave du Pont de l’Alma » (où se trouve son QG de campagne). En revanche, il faudra un peu plus de temps avant que le contenu de son « projet global d’avenir » ne révèle toute sa portée historique. Du reste, le premier véritable parti écologiste, Les Verts, ne naîtra que 10 ans plus tard.

Le terrain avant l’isoloir

« L’écologie de l’époque est d’abord une écologie des luttes avant d’être une écologie des urnes », explique Arthur Nazaret, journaliste politique au Journal du Dimanche et auteur d’Une histoire de l’écologie politique (Tengo, 2019). René Dumont le dit lui-même : il a été « choisi par 50 associations environnementales, représentant plus de 100 000 adhérents répartis à travers la France ». Ce sont avant tout leurs combats de terrain qui ont permis de médiatiser les sujets, tout en participant à forger un corpus idéologique nouveau. « Le premier creuset du mouvement est la lutte contre le nucléaire », explique Arthur Nazaret. On se bat à Bugey en 1970, à Fessenheim en 1971, à Creys-Malville en 1976 ou encore à Plogoff, à partir de 1978. « La critique ne porte pas tout de suite sur les dangers du nucléaire, mais sur ce que cela implique en termes de contrôle de la société par un État technocratique », précise-t-il. Profondément pacifistes, les écologistes sont également anti-étatistes et libertaires. Ils l’expriment dans le Larzac dès 1971 aux côtés des paysans en lutte contre l’extension d’un camp militaire. En 1974, ils installent la première ZAD de France et stoppent la construction d’une usine de plomb à Marckolsheim, en Alsace.

Antoine Waechter, candidat des Verts à l’élection présidentielle de 1988 (crédits : D.R)

Un deuxième point central qui soude profondément les écologistes est la critique du productivisme héritée des penseurs « non conformistes » des Trente Glorieuses tels que Bernard Charbonneau, Jacques Ellul ou André Gorz. Non conformiste, l’idée l’est, assurément. Elle est même quasi révolutionnaire pour l’époque ! « Le discours productiviste est ultra-dominant à droite comme à gauche », insiste Simon Persico (promo 14), politologue spécialiste de l’écologie politique. « S’y opposer est alors d’une radicalité extrême », rappelle-t-il.

Au-dessus de ces deux piliers fondateurs, la famille écologiste structurera ensuite un joyeux « mille-feuille politico-culturel », fait d’influences croisées entre des militants naturalistes et des nébuleuses soixante-huitardes, comme l’explique l’écologiste Pierre Serne dans son livre Des verts à EELV, 30 ans d’histoire de l’écologie politique (Les Petits Matins, 2014).

Des radicaux bien pragmatiques

Au cours de la décennie 1980, la petite tribu se laisse toutefois gagner par un pragmatisme certain. « Antoine Waechter s’est rendu compte qu’ils pouvaient manifester tant qu’ils voulaient, c’est par les urnes qu’ils obtenaient le plus de choses », explique Arthur Nazaret à propos du cofondateur et homme fort du parti Vert jusqu’en 1993. « Dès les années 1980, les socialistes ont commencé à intégrer des éléments environnementaux à leur programme dans le but à peine dissimulé, de ramener vers eux les électeurs écologistes», confirme Sébastien Repaire (promo 06), chercheur associé au centre d’histoire de Sciences Po et spécialiste de l’écologie politique. Parmi les 110 propositions pour la France qui constituent le programme de François Mitterrand en 1981, la numéro 38 prévoit par exemple que « le programme nucléaire sera limité aux centrales en cours de construction, en attendant que le pays, réellement informé, puisse se prononcer par référendum». Une proposition que le président élu aura, il est vrai, tôt fait d’oublier.

Désormais convaincue de l’utilité d’exercer le pouvoir, l’écologie qui n’était jusque-là « pas à marier » se résout même à faire des alliances. Le parti s’ancre à gauche en 1993, éjectant au passage ceux qui regardaient trop ailleurs, comme Brice Lalonde et Antoine Waechter. Les écolos commencent à rejoindre des exécutifs socialistes, d’abord au niveau local, puis dès 1997 au sein du gouvernement de la « gauche plurielle » dirigé par Lionel Jospin. Dominique Voynet y décroche le ministère de l’Aménagement du Territoire et de l’Environnement. « C’est une stratégie qui a beaucoup à voir avec le sentiment d’urgence, justifie Pierre Serne. Leur idée est la suivante : on n’a pas le temps d’attendre d’être majoritaires, il faut qu’on applique – au moins en partie – nos solutions, chaque fois que c’est possible, partout où c’est possible. » D’autres, plus sévères, estimeront que les écologistes ont accédé au cœur des institutions politiques en même temps qu’ils renonçaient à changer le monde.

Dominique Voynet, candidate des Verts aux élections présidentielles de 1995 et 2007 (crédits : Guillaume Paumier)

« De 1997 à 2002, l’alliance avec le PS se passe bien, mais les écologistes n’ont pas demandé grand-chose », pointe par exemple Daniel Boy (promo 69), directeur de recherche au Centre de Recherches Politiques de Sciences Po (Cevipof). Dominique Voynet obtient l’arrêt définitif du surgénérateur nucléaire Superphénix de Creys-Malville et l’abandon du projet de canal Rhin-Rhône, mais pas la cessation des contrats de retraitement d’uranium étranger à La Hague. « Ils ont aidé à peser sur des mesures sociales telles que le passage aux 35 heures, la Couverture maladie universelle, la parité ou le PACS », défend, à l’inverse, Simon Persico, reconnaissant toutefois le « rapport de domination très fort à l’égard du PS, qui avait 75 % des postes au gouvernement ». En se frottant au pouvoir, le parti s’est professionnalisé. Mais la perte de radicalité est palpable et pousse dehors une partie de l’aile gauche, au tournant des années 2010. « Il y avait une dérive au centre », estime même Martine Billard, l’une des cadres ayant rejoint Jean-Luc Mélenchon en 2009. Le retour des écologistes aux manettes, en 2012, est encore moins fructueux que la première fois, au point que ceux-ci claquent la porte du gouvernement Valls dès 2014 avec comme maigre butin l’encadrement des loyers obtenu par Cécile Duflot. Les désunions qui en découleront plongeront le parti dans les abysses pour au moins quelques années. À l’arrivée, après des années à avoir « sous-traité l’écologie pour le compte du PS », selon les termes de Daniel Boy, les écolos n’ont pas vraiment de quoi fanfaronner. Pis, les grands moments de mise à l’agenda politique se sont passés sans eux : Grenelle de l’environnement sous Nicolas Sarkozy, réduction de la part du nucléaire et COP21 sous François Hollande et même abandon de Notre-Dame-des-Landes ou fermeture de Fessenheim sous Macron.

Débat sur l’écologie au sein du PS, en présence de Marine Aubry et Cécile Duflot, en 2012 (crédits : Mathieu Delmestre)

Le vert se fond dans les projets de tous bords

« Misères politiques, mais victoire idéologique », seraient tentés de rétorquer certains. Car entre « notre maison brûle », prononcé en 2002 par Jacques Chirac, et « make our planet great again » par Emmanuel Macron, en 2017, les thèmes écologiques ont indéniablement conquis l’espace public et politique au point que les partis se livrent aujourd’hui une bataille féroce pour imposer leurs vues sur la question. Cela passe en premier lieu par des attaques répétées à l’encontre des écologistes eux-mêmes, souligne le chercheur Serge Audier, dans une interview accordée au média en ligne AOC. Par exemple, depuis la « vague verte » aux municipales de 2020, les maires écologistes sont au cœur d’étranges polémiques : le sapin de Noël à Bordeaux, l’aéroclub à Poitiers, le Tour de France ou encore la cantine végétarienne à Lyon. Serge Audier y voit une volonté de les discréditer en les renvoyant à une forme d’irrationalité, d’inaptitude à exercer les responsabilités politiques. Mais les alternatives proposées se révèlent toutefois être de cruels trompe-l’œil, selon Simon Persico. « On assiste à toutes sortes de récupérations. D’autant plus faciles que les enjeux environnementaux sont consensuels en apparence : personne n’est pour la destruction de la planète ou le changement climatique », ironise-t-il.

En effet, ce que Serge Audier préfère appeler le « vert » plutôt que « l’écologie » se fond volontiers dans la plupart des projets politiques. Ainsi, il existe un vert réactionnaire et identitaire incarné par le « localisme » de l’extrême droite. «La véritable écologie consiste à produire et consommer au plus près », explique ainsi Marine Le Pen dans son programme pour la présidentielle. La droite, en général, n’hésite pas à opposer à l’« écologie punitive » dictée par des bobos urbains « l’écologie de bon sens » incarnée par la ruralité. De façon assez paradoxale, c’est aussi elle qui saute à pieds joints dans « l’éco-modernisme » lorsqu’il s’agit de défendre la croissance économique. Contre ce que Le Point appelle les « fariboles » des écologistes – éoliennes comprises –, il faudrait investir sérieusement dans la croissance verte : hydrogène, voiture électrique et bien sûr, nucléaire. Mais « en réalité, même si l’environnement n’est pas totalement absent de la frange modérée à droite, il reste une question marginale », conclut Sébastien Repaire. L’illustration en a été faite lors de la primaire de la droite organisée en novembre dernier : au cours de neuf heures de débats télévisés, 16 minutes ont été consacrées au climat et 10 secondes à la biodiversité, selon un décompte réalisé par le Pacte du Pouvoir de vivre.

Yannick Jadot, candidat écologiste à l’élection présidentielle de 2022 (crédits : Shutterstock)

Le nouveau « grand récit » de la gauche ?

De l’autre côté de l’échiquier politique, la prise en compte des enjeux écologiques apparaît plus sincère. Au PS, elle est même devenue la voie privilégiée pour se sortir des ruines du hollandisme. Benoît Hamon avait promis qu’il ne serait « plus jamais socialiste sans être écologiste », Anne Hidalgo promeut la « République écologique » et martèle que « l’écologie n’appartient pas à un seul parti ». En plein chassé-croisé entre le PS qui descend et EELV qui monte, le premier essaie d’adopter le logiciel du second, juge Daniel Boy. Le positionnement de plus en plus anti-nucléaire du PS en est un des exemples.

Pancarte de la Marche pour le climat, à Paris, en 2018 (crédits : Jean-Jacques Georges)

Plus à gauche, le Front de gauche, puis la France insoumise portent haut les couleurs de l’écosocialisme sous la houlette de Jean-Luc Mélenchon. Le leader insoumis porte depuis 2008 un projet global de « bifurcation écologique de la société » soumise à planification et avec pour mesure clé l’inscription d’une « règle verte » dans la constitution (ne pas prendre à la nature davantage que ce qu’elle peut reconstituer). Abjurant le productivisme, Jean-Luc Mélenchon s’est également détourné du nucléaire, concédant sur ces deux points une « dette intellectuelle » aux écologistes. En revanche, il n’hésite pas les critiquer vertement pour leur clémence à l’égard du système économique actuel : « Que veut dire une écologie politique qui transige avec les multinationales ? », interrogeait-il dans Le Monde, en mai dernier. « Le capitalisme écologique de bonne volonté, ça n’existe pas. » La France insoumise revendique ainsi de doubler EELV par la gauche en portant une vision plus écolo que les écolos et plus sociale aussi. « Finalement, l’écologie est devenue le grand récit à gauche », constate Rémi Lefebvre, politologue spécialiste du socialisme. Si les logiques d’ego et d’appareils ne l’empêchaient pas, celui-ci parierait même sur une refondation de la gauche autour de ce récit. « Je ne crois pas qu’il y ait des écologies irréconciliables à gauche. D’autre part, elle a toujours connu une diversité idéologique forte », défend-il. Ce qui est probable, vu les scores annoncés à la présidentielle, c’est que l’histoire de l’écologie en politique ne s’écrira pas à l’Élysée.

Cette enquête a été initialement publiée dans le numéro 24 d’Émile, paru en mars 2022.