"Je pense être bien plus utile ici" : les étudiants ukrainiens de Sciences Po racontent leur guerre à distance
Ils s’appellent Mykyta, Katerina ou Kyrylo, et sont tous étudiants à Sciences Po. Pour ces jeunes Ukrainiens, la vie a pris un autre tournant le 24 février lorsque la Russie a envahi l’Ukraine. Pour dépasser leur sentiment d’impuissance, ils ont tous décidé d’aider, d’une manière ou d’une autre, leur pays à distance. Émile les a rencontrés.
Par Louis Chahuneau
Mykyta Sobko est étudiant en master droit économique à Sciences Po. Pour lui comme pour la trentaine d'étudiants ukrainiens de l'IEP, les cours sont devenus un sujet secondaire quand, dans la nuit du 24 février, l'armée russe a envahi l'Ukraine. « C’était très dur au début, j'étais très anxieux. J’ai eu très peur pour la vie de mes parents et de mes proches […] Les premiers jours, j’étais incapable de me lever de mon lit ou de me cuisiner un déjeuner. J'essaye de travailler mais je n’y arrive pas trop. On repense forcément le sens de nos priorités », témoigne cet ukrainien originaire de Ienakievo, un petit village situé dans la région autoproclamée indépendante de Donetsk (Donbass).
Si sa sœur vit avec lui à Paris, le reste de sa famille est restée à Kiev. « On s’échange des messages tous les jours, le matin et le soir, juste un smiley pour être sûr qu’ils sont en vie. C’est affreux d’entendre ton père épuisé par les bombardements constants, les nuits de trois heures à cause des patrouilles. Il faut vivre avec cette idée qu’ils sont en danger de façon permanente ».
Même s’il s’attendait depuis plusieurs semaines à une invasion de l’Ukraine, Kyrylo Kuznetsov, 21 ans, se souvient de sa stupéfaction la nuit du 24 février : « Je me suis réveillé, et j’ai vu plein d’appels manqués de mes parents. Je les ai rappelés et ils m’ont dit que la guerre avait commencé. J’ai vraiment eu ce sentiment de couteau dans le dos, parce que c’était à 4h du matin. La Russie se proclame deuxième puissance mondiale mais ose attaquer à 4h du matin ! », s’étrangle-t-il. Le constat n’est pas différent chez Katerina Sviderskaya, 21 ans, en échange universitaire à Sciences Po : « Les deux premières semaines, je me réveillais chaque nuit en panique », raconte la jeune femme, qui étudie les relations internationales à l’Université de Montréal. Elle devait profiter de ses vacances pour rendre visite à sa famille dans la région de Kherson le 25 février, mais la guerre en a décidé autrement.
« En m’impliquant, je suis sortie de mon état de panique »
Les étudiants ukrainiens de Sciences Po sont nombreux à évoquer le sentiment d'impuissance qui les a gagnés dès le début de la guerre, en raison de leur éloignement : « Je ferais tout pour voir ma famille mais je n’ai jamais fait mon service militaire, je n’ai aucune aptitude à combattre et je pense être bien plus utile ici [depuis la France, NDLR] », estime Mykyta Sobko.
Pour y remédier, chacun aide comme il peut. Katerina Sviderskaya a organisé une collecte de denrées alimentaires, de médicaments et de vêtements pour la compagnie de transport de fret Burak Travel. Avant la guerre, la société était spécialisée dans les trajets Paris-Ukraine. Depuis le 24 février, elle s'est reconvertie pour transporter de l’aide humanitaire dans les zones de guerre à l'est de l'Ukraine : « En m’impliquant, je suis progressivement sortie de mon état de panique. Maintenant, j’arrive à prendre du recul, j’ai conscience que je ne peux pas faire grand-chose de plus », raconte Katerina Sviderskaya, qui espère un jour travailler pour comme analyste ou conseillère auprès d'une grande organisation internationale.
D'autres ont mis leurs compétences au profit de la guerre d'information qui se joue contre le Kremlin. Anastasiia Lapatina, étudiante en relations internationales de 20 ans, en année d'échange universitaire à Sciences Po, écrivait déjà pour le seul journal ukrainien en langue anglaise, The Kyev Independant, depuis Paris. Grâce à sa couverture exhaustive du conflit, le média est passé de 20.000 abonnés sur Twitter avant la guerre à 2 millions aujourd’hui. La jeune journaliste est depuis repartie en Ukraine pour couvrir la guerre sur place.
Lutter contre la propagande du Kremlin
En plus de son alternance chez Schneider Electric, Kyrylo Kuznetsov, travaille sur son temps libre pour le ministère de l’Information et de la transformation numérique ukrainien. Le jeune étudiant au français impeccable publie des informations (alertes de sécurité, dernières informations sur les pourparlers, décompte des morts, etc.) sur la version russophone de la chaîne Telegram Ukraine NOW destinée à informer la population russe face à la propagande du Kremlin. Créée quelques jours après le début de la guerre, elle cumule désormais plus d'1 million d’abonnés. Au total, les versions ukrainiennes, russes et anglaises en comptent plus de 3 millions. « On a commencé avec la chaîne française, mais nous nous sommes rapidement aperçus que les européens ne se faisaient pas avoir par la propagande russe, donc nous nous sommes tournés vers la Russie », explique Kyrylo Kuznetsov.
Si la Russie a bloqué l’accès aux réseaux sociaux Instagram et Facebook, elle n’a jamais réussi à couper Telegram, qui reste un puissant outil de communication pour contourner la propagande diffusée par le Kremlin sur la guerre. Depuis Paris, Mykyta Sobko, l'étudiant de Sciences Po originaire d'Enakievo, s’est aussi mobilisé pour traduire les discours du président ukrainien Volodymyr Zelensky en français. Lorsqu'il vivait avec sa famille à Kiev, Mykyta Sobko le croisait régulièrement au supermarché en bas de chez lui: « Je suis fier d’avoir un président qui représente mon pays aussi bien, et qui essaye à tout prix de trouver des solutions pacifiques pour négocier, alors que c’est très difficile », dit-il.
Si les trois étudiants vivent en permanence avec l’inquiétude des bombardements, ils restent confiants sur l’issue de la guerre : « Le fait qu'après un mois de conflit les Russes n’aient pas pris une seule grande ville, ça me rassure. Je ne suis pas familier de la stratégie militaire, mais ça me semble être un échec militaire énorme », se réjouit Kyrylo Kuznetsov. Après avoir subi de violents combats et bombardements, plusieurs villes ukrainiennes, notamment dans le sud de l’Ukraine, ont été libérés fin mars, comme Mykolaïv et Kherson, d'où vient Katerina Sviderskaya. L'étudiante termine son échange universitaire à Sciences Po en mai, mais elle promet déjà : « Si un cessez-le-feu est signé, je pars en Ukraine ».