Pascal Perrineau : "Le Cevipof est un laboratoire fidèle à l’esprit d’ouverture de Sciences Po"
Alors que Sciences Po fête cette année ses 150 ans, le Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF) célèbre ses 60 ans d’existence. Pour l’occasion, ses chercheurs publient La politique au microscope, un ouvrage qui raconte l’histoire du laboratoire devenu une référence dans l’analyse de la vie politique française depuis 1960. Pour Émile, l’ancien directeur du CEVIPOF et président de Sciences Po alumni, Pascal Perrineau (promo 74), revient sur les temps forts de ces dernières décennies et les nouveaux enjeux pour le centre de recherches.
Propos recueillis par Louis Chahuneau et Maïna Marjany
Avec l’actuel directeur du Cevipof, Martial Foucault, vous avez dirigé l’ouvrage collectif La Politique au microscope, qui célèbre 60 ans de recherches sur la vie politique française. Comment s’inscrit-il dans l’anniversaire des 150 ans de SciencesPo ?
Le Cevipof est un laboratoire très ouvert disciplinairement, dans les objets qu’il traite et les références qu’il utilise. En cela, il a été très fidèle à l’esprit d’ouverture de Sciences Po. C’est un laboratoire à l’image de l’institution marquée par un pluralisme qu’il faut absolument maintenir, parce qu’il y a parfois une tendance à l’enferme- ment disciplinaire ou dans des objets de recherche excessivement pointus. Quant au titre du livre, il symbolise notre volonté de mettre la politique sous le microscope des sciences sociales et humaines au sens large, puisque nos chercheurs utilisent différentes ressources comme la science quantitative ou qualitative, la matière romanesque, l’image, etc.
Le Cevipof a été créé en 1960. Qu’est-ce qui caractérise ce laboratoire dans sa manière de travailler, son recrutement ?
Les premiers centres de recherches de SciencesPo sont créés après la Seconde Guerre mondiale et regroupent différents enseignants-chercheurs, dont le politologue Jean-Luc Parodi, qui vient de nous quitter. En 1960, l’historien Jean Touchard, secrétaire général de la FNSP depuis 1954, crée le Centre d’études de la vie politique française (Cevipof). Ses chercheurs viennent d’horizons divers: de l’Histoire, comme Odile Rudelle, de la psychologie sociale comme Guy Michelat, du droit ou directement de SciencesPo, à l’image de Roland Cayrol. Peu à peu, le Cevipof s’ouvre à d’autres perspectives que la seule politique française. Dans les années 1980-1990, nous recrutons, par exemple, des chercheurs qui travaillent sur l’analyse comparative des sociétés, en Europe et au-delà.
Sciences Po a été, au cours de ces dernières décennies, un lieu important de débat et de production intellectuelle. Par exemple, René Rémond a beaucoup marqué la vie de l’école en participant au renouvellement de l’histoire politique. Aujourd’hui, Nicolas Roussellier, spécialiste d’histoire contemporaine à Sciences Po, en est l’un des héritiers, notamment avec son étude sur l’histoire du pouvoir exécutif en France depuis le début de la IIIe République : La Force de gouverner. Le Pouvoir exécutif en France, XIXe-XXIe siècles (Gallimard, 2015). Dans la science politique, il y a aussi une très forte tradition de la sociologie électorale, avec l’analyse du vote dans toutes ses dimensions. Des politologues comme François Goguel, Jean Char- lot ou encore Alain Lancelot en sont les éminents représentants.
Qu’est-ce que la pluridisciplinarité peut apporter au Cevipof en termes de recherches scientifiques ?
Avant, les chercheurs n’étaient pas enfermés dans leur discipline. Il y avait des psychologues, des spécialistes de l’analyse du discours, des juristes, des historiens et des politistes. Je crois qu’il y a un vrai danger à s’enfermer dans sa bulle. Ce qui doit nous réunir à Sciences Po, ce ne sont pas les disciplines, mais davantage l’objet qu’on étudie : les relations internationales, la poli- tique française, l’Europe… J’ai même fait recruter des spécialistes de sciences exactes au Cevipof. Serge Galam, notre sociophysicien, s’intéresse à la prévision des phénomènes politiques à partir d’analyses issues de la physique. Virginie Tournay, biologiste de formation, travaille sur les sujets concernant la bioéthique, dont des enjeux comme la PMA ou la GPA, qui ont animé les derniers mandats présidentiels. La pluridisciplinarité nous aère intellectuellement et Sciences Po a toujours été un lieu de pluralisme. Il faut maintenir cette tradition.
Votre ouvrage collectif est composé de trois parties pour permettre à la fois de retracer les évolutions du Cevipof, mais aussi de montrer l’influence de vos recherches sur la société française. Expliquez- nous cela.
Il y a une première partie historique. Nous avons divisé l’histoire du Cevipof en trois catégories: la création, le temps de la maturité et le XXIe siècle. Il y a également un texte de fiction écrit par Virginie Tournay et Florent Parmentier sur ce que pourrait être le Cevipof en 2060. Comme les mots ne suffisent pas, nous avons imaginé une rubrique en images, pour tenter de montrer ce qu’est la vie d’un laboratoire, entre les réunions, les assemblées de chercheurs, les cartes, les collections d’affiches et de matériel électoral… Dans la deuxième partie, nous avons essayé d’extraire 60 notions de nos travaux. Elles sont réunies dans un abécédaire, de A pour « abstentionnisme dans le jeu politique », à W pour « web et cam- pagne électorale», avec une à deux pages d’explications à chaque fois. Ce qui est intéressant, c’est que certains concepts imaginés au Cevipof sont tombés dans le débat public, comme la « fonction tribunitienne » [expression créée par Georges Lavau dans le cadre de son étude du Parti communiste français, NDLR], le « gaucho-lepénisme » [la frange « de gauche » de l’électorat frontiste], le concept « d’islamo-gauchisme », qui a été créé par notre collègue Pierre-André Taguieff, ou encore le «sexisme ordinaire», pensé par Janine Mossuz-Lavau. Tous ces concepts sont sortis du tout petit monde de la recherche, relativement clos sur lui-même, pour essaimer dans le débat public, et j’y suis très sensible. Grâce à ce livre, nous montrons que le Cevipof est un grand laboratoire ouvert sur le monde et qui sert au débat public.
La dernière rubrique est consacrée aux grands témoins du Cevipof, comme François Hollande ou Gérard Larcher. Quelle relation entretient le Cevipof avec la classe politique ?
Nous ne voulions pas faire un ouvrage trop nombriliste. Or, le Cevipof a toujours entretenu une relation avec nombre de personnalités du monde politique. Je me rappelle, par exemple, avoir fait découvrir le concept de gaucho-lepénisme à François Hollande en prenant un café avec lui, à l’époque où le Cevipof était tout près du siège du Parti socialiste. Il est aussi question de l’ancien Premier ministre Bernard Cazeneuve, ou du président du Sénat,Gérard Larcher, avec qui je travaille sur des questions d’opinion.
Nous avons aussi sélectionné des grands témoins intellectuels comme le professeur de sociologie politique Pierre Birnbaum, qui a étudié la question de l’intégration des juifs dans la République; Vivien Schmidt, une des grandes professeures de l’Université de Boston, ou encore le politologue italien et professeur à l’université de Bologne Piero Ignazi, qui a beaucoup travaillé sur les néo-fascistes en Italie. Enfin, nous avons des liens avec des acteurs sociaux comme Laurent Berger (secrétaire général de la CFDT), des journalistes comme Christophe Barbier et des sondeurs comme Brice Teinturier, d’Ipsos, ou Bruno Jeanbart, d’Opinion Way.
Vous avez dirigé le Cevipof pendant plus de 20 ans, de 1992 à 2013. Quels ont été les principaux enjeux auxquels vous avez été confronté et quelles sont vos principales réussites?
Je dirais que le Cevipof a beaucoup grossi en termes d’effectifs pendant mon mandat. En tant que directeur, j’ai favorisé la diversification des objets et des origines disciplinaires. J’ai d’ailleurs pu me heurter à une partie des chercheurs qui, à l’époque du durcissement disciplinaire, n’étaient pas d’accord avec moi. Ensuite, j’ai cherché à maintenir l’esprit collectif. Ça ne m’intéresse pas beau- coup qu’un laboratoire soit une collection d’individualités, d’ego repliés sur eux-mêmes. Je crois beaucoup à la recherche collective, j’ai donc maintenu la culture des grands projets. Tous les quatre ou cinq ans, nous déterminions un projet qui concernait la moitié du laboratoire et débouchait toujours sur un livre collectif.
C’est là que la vieille génération de chercheurs forme la nouvelle. Si chacun reste enfermé dans son bureau, ce travail de formation interne n’est pas fait. On peut avoir parfois l’impression de perdre son temps, mais il faut savoir recevoir le jeune chercheur qui est dans le bureau d’à côté parce qu’il a un problème et essayer de le débroussailler avec lui. C’est comme ça que j’ai appris avec mes aînés et j’estime que c’est maintenant à mon tour de le faire.
Quels défis attendent le Cevipof dans les prochaines années?
La priorité du laboratoire doit être de se renforcer tout en maintenant un collectif. Un autre défi doit consister à maintenir la pluridisciplinarité en l’étendant aux sciences dures, ce qui n’est pas facile, puisque chacun fonctionne avec sa propre boutique. Enfin, il faut se pencher sur les données numériques, pour entrer véritablement dans la culture du big data. Il faut donc recruter des ingénieurs particulièrement créatifs pour travailler aux côtés des chercheurs.
Un laboratoire, c’est aussi une équipe administrative digne de ce nom, car la recherche a besoin d’argent et aller chercher des financements, dans le public, comme dans le privé, c’est un métier. Il faut avoir une ou deux personnes dans l’institution dont c’est le travail. En parallèle, il faut des spécialistes de la communication pour multiplier les initiatives comme La Lettre du Cevipof, car les subsides viennent quand on est connu à l’extérieur.
Cet entretien a initialement été publié dans le numéro 24 d’Émile, paru en mars 2022.