Luc Rouban : "Ces législatives pourraient faire resurgir le parlementarisme en France"
À trois jours du premier tour des législatives, les derniers sondages placent au coude-à-coude la coalition présidentielle « Ensemble ! » et sa rivale de gauche, la « Nouvelle union populaire écologique et sociale » (Nupes). Pour Luc Rouban (promo 83), directeur de recherches au CNRS et chercheur au CEVIPOF, auteur notamment des Raisons de la défiance (2022, Presses de Sciences Po), ces législatives rendues inédites par le contexte politique peuvent autant se solder par une abstention massive, que par un retour du parlementarisme. Explications.
Propos recueillis par Camille Ibos
Luc Rouban, Emmanuel Macron a été réélu président de la République, une première depuis l’avènement du quinquennat. Ces législatives peuvent-elles véritablement rebattre les cartes, ou restent-elles au contraire des élections de confirmation ?
Un peu des deux ! Ces législatives risquent d’être des élections « par défaut » en ce sens que le niveau d’abstention risque d’être très élevé, plus encore qu’en 2017 où il était déjà d’environ 50%. D’un autre côté, on voit en ce moment se profiler quelque chose de totalement différent. À travers la prétention de Jean-Luc Mélenchon à être, je cite, « élu Premier ministre », émerge l’idée plus générale que les législatives pourraient devenir une forme de troisième tour de l’élection présidentielle. Des représentants de LFI ont clairement dit que, pour eux, l’élection présidentielle ne réglait rien. Cette position radicale donne à ces législatives un statut tout à fait original et différent, puisqu’il s’agirait pratiquement de dire que l’élection présidentielle n’est plus l’élection principale de la Vème République. La NUPES représente l’idée, dans le fond, que le côté présidentialiste de la Vème pourrait être dépassé et que ces législatives pourraient faire resurgir le parlementarisme en France, modifier profondément l’équilibre des institutions et porter le projet de Jean-Luc Mélenchon d’une VIème République.
Face à l’abstention et à la « défiance » que vous évoquiez dans votre dernier livre, la formation d’un nouveau front de gauche avec la NUPES peut-elle créer un sursaut politique ?
Oui. Comme je le montre dans mon ouvrage, le mécanisme central de la défiance à l’égard des politiques n’est pas dû aux résultats plus ou moins bons des politiques publiques ou économiques, mais à la question sociale au sens large du terme. Le duo confiance/défiance est fortement lié au fait qu’on estime que le système est, ou non, juste et méritocratique. En réunissant la gauche, Jean-Luc Mélenchon se place tout à fait sur ce terrain en se concentrant sur les questions d’égalité et de justice sociale. Au-delà de l’habileté du coup politique, quand vous regardez les valeurs des différents électorats de gauche — de Fabien Roussel à Anne Hidalgo —, vous constatez un front commun qui s’organise sur l’idée que la société est injuste et que les différences de principe peuvent être dépassées par une politique volontariste. Même si la NUPES repose sur des dissensions très fortes, elle porte pour point de convergence que la gauche unie est une force politique capable de mettre en avant l’égalité sociale, l’équité et la reconnaissance des catégories les plus modestes.
À en croire les derniers sondages, ni la coalition centriste Ensemble ni la NUPES n’atteignent la majorité absolue. Doit-on s’attendre à un virage à gauche ou à droite de la politique gouvernementale ?
La NUPES se construit dans le cadre d’une gauche très radicalisée, à laquelle je vois mal Emmanuel Macron s’ouvrir. Si la coalition présidentielle ne remporte qu’une majorité relative, elle devra probablement s’aligner à une droite modérée. Cela confirmerait la tendance droitière du macronisme, d’autant plus quand l’électorat de droite est plutôt favorable à la réforme des retraites, qui est un point conflictuel total entre les macronistes et la majorité de la gauche — si ce n’est la majorité des Français. Le résultat serait donc un macronisme de droite et une NUPES qui tiendrait le rôle d’opposant politique n°1… ce qui, finalement, ferait ressortir un clivage gauche-droite, bien loin de la volonté d’efficacité au-delà des clivages que portait Emmanuel Macron en 2017. On retrouverait cette ligne de fond sociale qui sépare clairement la droite de la gauche. Ce qui est particulièrement notable, c’est le renversement du rapport de force avec l’extrême droite à la suite de la présidentielle : alors que Marine Le Pen était considérée comme le Grand Satan, à deux doigts d’entrer à l’Élysée, elle fait désormais office de Petit Satan. Elle sera déjà ravie d’avoir 15 députés pour pouvoir constituer un groupe politique à asseoir sur un strapontin à l’Assemblée nationale. Son succès à la présidentielle s’était appuyé sur la question sociale ; le succès de la NUPES va s’appuyer là-dessus également pour les législatives, et c’est finalement la gauche qui va les remporter face au RN.
On assiste, tant avec le séisme En Marche de 2016 qu’avec Reconquête en 2021, à une multiplication de mouvements construits autour d’un leader. Cette stratégie de parti très incarné rend-elle difficile un succès aux législatives ?
C’est une question très intéressante et très complexe. On assiste en effet à un affaiblissement certain des partis politiques et de l’action militante ; les partis perdent des adhérents. Ceci mène au développement de mouvements politiques beaucoup plus verticaux que les partis ordinaires. Il y a eu En Marche, Reconquête, LFI dans une moindre mesure… À partir du moment où le parti est identifié à une personnalité centrale, il est très délicat d’incarner sa pensée à travers d’autres candidats. Il faut en trouver qui soient à la hauteur. C’est une faiblesse du monde politique en tant que telle : vous vous retrouvez avec des candidats notabiliaires, qui gèrent leurs circonscriptions en bons pères de famille sans prendre de risques, et finissent par avoir un discours très pâteux sans aspect vraiment clivant. Cela peut aussi générer de l’abstention. Il y a quand même une différence avec 2017. Il y a cinq ans, on avait vu arriver une marée de députés inconnus au bataillon, qui n’avaient jamais eu la moindre expérience politique. En 2022, une partie d’entre eux a été élue dans les conseils municipaux et régionaux. L’ancrage mieux travaillé de ce personnel politique sur le plan territorial peut empêcher de retomber dans la caricature d’un programme photocopié au niveau national.
Les dernières législatives ont été marquées par une abstention historique. Vous attendez-vous à un nouveau record ? Comment combattre cette abstention massive ?
Je m’attends à une abstention assez forte. On constate une forme d’incrédulité face à l’action politique et un vrai malaise démocratique : pratiquement 40% des jeunes de moins de 30 ans ne connaissent pas le nom de leur maire. On a un besoin urgent de plus grande pédagogie des institutions pour faire face à cela. Personnellement, je ne crois pas en une solution institutionnelle à l’abstention, comme la mise en place d’un scrutin proportionnel. Il est évident que celui-ci donnerait une représentation plus fidèle de l’opinion, mais il ne renforcerait pas la confiance dans les députés. Il faut se méfier de ces nostalgies parlementaires quand on sait très bien ce à quoi elles ont débouché : vers une instabilité gouvernementale effrayante, des guerres et une incapacité totale à prendre des décisions. La proportionnelle est le nirvana des militants : celui d’un univers de débat permanent, d’effervescence militante et de négociations d’arrière-salle, mais cela ne me semble pas rentable vis-à-vis d’un électorat qui attend des mesures concrètes, à l’heure où les services publics, notamment les hôpitaux, se dégradent complètement.
L’Assemblée Nationale n’a pas seulement pour but d’être un échantillon représentatif de l’opinion publique. Elle est d’abord un organe de décision et de délibération qui doit être efficace. Au contraire, une manière de combattre l’abstention serait de prendre en considération l’échec du système méritocratique français. On vit sur une mythologie républicaine qui n’est pas confortée par la réalité sociale d’aujourd’hui, entre dévalorisation des diplômes et déclassement des générations les plus jeunes. Ce déclassement, ces électeurs dont les situations professionnelles sont inférieures à leur niveau de diplôme, est à l’origine du vote populiste et représente aussi 50% des électorats de Jean-Luc Mélenchon, Yannick Jadot et Marine Le Pen. Travailler sur ce déclassement, sur la relation au travail et sur la méritocratie permettrait de compenser le phénomène de déphasage, voire de désintérêt vis-à-vis du monde politique.