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Franck Paris : "Nous ne pourrons pas renouveler le lien avec l'Afrique sans prendre en compte la dimension mémorielle"

Sa parole est rare. Nommé conseiller Afrique du président de la République en 2017, Franck Paris, qui fut le condisciple d’Emmanuel Macron à l’ENA, a passé le premier quinquennat à mettre en musique la nouvelle politique de la France sur le continent. Quel bilan africain peut-on tirer du premier mandat d’Emmanuel Macron ? Comment envisager l’avenir au regard des troubles internationaux qui jouent également leur partition sur ce continent ? Un entretien exclusif.

Propos recueillis par Louis Chahuneau, Sandra Elouarghi et Marlène Panara

Emmanuel Macron devant le mémorial du génocide de Kigali, au Rwanda, le 27 mai 2021. Crédits : Présidence de la République

Emmanuel Macron a très tôt exprimé de nouvelles ambitions dans les relations entre la France et l’Afrique, notamment lors de son discours à Ouagadougou, en novembre 2017, peu après son élection.  Sur quels principes était fondée cette nouvelle relation ?

Le président avait fait un constat : il y avait un besoin de renouvellement car, sur place, la France perdait en influence et en attractivité aux yeux de la jeunesse africaine, mais aussi du continent en général. Pour mener à bien cet objectif, il fallait construire une approche beaucoup plus partenariale, mais aussi introduire de nouveaux thèmes dans notre relation avec l’Afrique.  

C’est ce qui avait manqué aux quinquennats précédents, qui avaient avant tout géré des crises. Le président Nicolas Sarkozy avait été confronté à la crise en Côte d’Ivoire [lorsque Laurent Gbagbo et Alassane Ouattara avaient tous deux revendiqué la victoire à la présidentielle de 2010, NDLR] et le président François Hollande, au conflit centrafricain, puis à la guerre au Mali. Lorsque Emmanuel Macron a pris ses fonctions, la politique africaine de la France était centrée essentiellement sur la question sécuritaire. 

Au Burkina Faso, en parlant aux étudiants africains d’autre chose que de sujets de crise, nous avons voulu provoquer un électrochoc. Bien sûr, les enjeux sécuritaires sont toujours d’actualité, nous ne sommes pas dans le déni. Dans la zone sahélienne, notamment, le terrorisme est présent et il y a des facteurs forts d’instabilité. Mais on doit pouvoir discuter d’autres sujets. D’où cette insistance, dans le discours de Ouagadougou, sur les thèmes de l’entrepreneuriat, des échanges universitaires, du changement climatique, de la culture et du sport.

Ces sujets ont de nouveau été abordés lors du sommet Afrique-France d’octobre 2021, auquel les chefs d’États africains n’ont pas été conviés. Comprenez-vous que ce choix ait été perçu par certains comme une forme de mépris. Quel message vouliez-vous faire passer ? 

À Montpellier, il ne s’agissait pas de dire : « On arrête de travailler avec les dirigeants africains », mais « mener le changement, c’est aussi échanger avec d’autres interlocuteurs que les chefs d’État », par exemple de jeunes entrepreneurs, des artistes, des sportifs. Nous avons été très vigilants au fait que ce sommet ne se transforme pas en procès de la gouvernance des chefs d’État. Nous l’avons plutôt pensé comme l’illustration de ce qu’espérait la France en termes de partenariat. Sur le coup, certains de nos interlocuteurs ont été perplexes, mais finalement, cette formule a été bien comprise. Si nous voulons vraiment changer les choses, il faut construire de nouveaux réseaux. Nous assumons évidemment l’aspect « communication ». Mais pour marquer les esprits, il faut en passer par là et par des actes de rupture symbolique. Proclamer uniquement la fin de la Françafrique, d’autres l’avaient fait avant nous et nous savons que ça ne suffit pas.

L’un des piliers du nouveau partenariat avec l’Afrique est aussi la constitution de travaux sur la mémoire, sur le Rwanda, notamment. Pourquoi le gouvernement s’est-il emparé de ce sujet ? 

Deux chantiers ont été entrepris : celui de l’Algérie et celui du Rwanda. Nous ne pourrons pas renouveler le lien avec l’Afrique sans prendre en compte la dimension mémorielle. On ne peut pas la mettre de côté en se contentant de dire qu’on est tous issus d’une génération qui n’a pas connu la colonisation. Ce discours ne marche pas. Il fallait traiter ce sujet de manière rigoureuse, le confier à des historiens libres de travailler dans des conditions académiques. D’où le choix de Benjamin Stora, pour l’Algérie, et de Vincent Duclert, pour le Rwanda.

La deuxième étape, c’est le travail politique, c’est-à-dire d’État à État, en assumant les conclusions présentées par les historiens, ce qu’ont fait le Rwanda et la France. La troisième étape, c’est de se projeter dans une nouvelle dimension. Nous continuons à travailler sur l’Histoire, mais on ne s’y enferme pas non plus. Le Rwanda est l’un des pays avec lequel nous avons une des relations les plus dynamiques dans les domaines annoncés à Ouagadougou : nous soutenons des incubateurs à Kigali, des entreprises françaises reviennent et des partenariats sportifs sont en développement. Cela a été rendu possible grâce à ce travail d’introspection et critique sur nous-mêmes. Notre rapport au Rwanda est un bon laboratoire de cette politique africaine que l’on cherche à nourrir. 

En novembre 2021, 26 œuvres d’art ont été restituées au Bénin. Est-ce aussi un moyen de renouveler les relations avec l’Afrique ? Qu’en sera-t-il des milliers d’autres œuvres répertoriées par le rapport Sarr-Savoy ? 

Jusqu’à présent, les demandes de restitution de patrimoine africain avaient toujours reçu une fin de non-recevoir. Nous avons souhaité faire sauter ce tabou. Non pas dans le but de vider les musées français, car cela, aucun conservateur africain ni homme politique africain ne le demande. Nous voulions montrer que cette démarche était possible et qu’elle pouvait ouvrir des voies de coopération. Cela a été fait au Sénégal, avec la restitution, par Édouard Philippe, du sabre d’El Hadj Oumar Tall, une prise de guerre issue d’une conquête coloniale. 

Cette restitution n’a pas été suivie d’autres demandes sénégalaises. En revanche, notre relation culturelle avec le pays a été redynamisée. Une magnifique exposition s’est par exemple tenue au Musée des civilisations noires de Dakar sur des œuvres de Picasso venues de France. Tout cela amorce une nouvelle façon de travailler. Comme avec le travail de mémoire, ces actes-là permettent de créer de nouvelles formes de coopération, sur une base d’égal à égal. 

La prochaine étape est l’élaboration d’une loi-cadre pour la restitution. Parce qu’aujourd’hui, si vous voulez restituer un tambour à la Côte d’Ivoire, par exemple, vous devez solliciter le vote du Parlement et c’est un processus très lourd. 

Nous avons donc mis à profit les derniers mois du quinquennat pour réfléchir à un texte de loi qui permettra d’encadrer avec des critères objectivables les demandes de restitution et de fluidifier le processus. Encore une fois, on ne s’attend pas à ce que cela donne lieu à des restitutions massives. Tout simplement parce que l’Afrique ne souhaite pas vider les salles du Musée du quai Branly. 

Discours d’Emmanuel Macron au Nouveau Sommet Afrique-France à Montpellier, le 8 octobre 2021. Crédits : Présidence de la République

Il y a près d’un an, Emmanuel Macron confiait vouloir la création d’un axe « euro-africain », déclarant notamment que « le troisième grand projet européen, c’est pour moi la conversion des regards avec l’Afrique ». Existe-il une forme de consensus entre les pays de l’ouest et les pays de l’est de l’Europe ? 

Quand j’étais en poste à Bruxelles, au moment de la précédente présidence française de l’UE, en 2008, il faut reconnaître qu’il y avait une polarisation des débats. L’Afrique n’était pas la priorité de la Pologne, de la Hongrie ou de la République tchèque. Aujourd’hui, je peux vous dire que la dynamique est totalement différente. Ces pays ont pris conscience de l’opportunité économique que peut représenter, pour eux, le continent africain. Dans le domaine du numérique, par exemple, le pays qui est à la pointe dans le partenariat avec l’Afrique, c’est l’Estonie, un État qui est allé très loin dans la digitalisation de son administration. Il désire maintenant vendre ce modèle ailleurs, en Afrique, par exemple.

Dans quelle mesure cette volonté a-t-elle été perturbée par la pandémie de Covid-19 ? Quel impact cette crise sanitaire et économique a-t-elle eu sur la relation entre la France et l’Afrique ?

La pandémie a mis en lumière des interdépendances avec l’Asie – pas seulement avec la Chine, mais aussi avec l’Inde – qui ne sont plus forcément acceptées par nos opinions publiques. Il y a toute une réflexion, qui n’est pas achevée, sur ce que l’on va construire maintenant comme lien réciproque, parce qu’on sait bien qu’on ne pourra pas dépendre de la chaîne de valeur exclusivement européenne : il faut bien aller chercher des matières premières quelque part et faire des transformations. 

L’idée de se dire qu’on a peut-être intérêt à construire des partenariats avec des régions avec lesquelles on partage plus de choses que d’autres progresse. Avec l’Afrique, nous avons cette proximité géographique, linguistique et culturelle. Un autre facteur non négligeable est l’aspiration à la démocratie sur le continent africain, qu’on ne retrouve pas forcément ailleurs. On voit que tous les grands groupes industriels sont dans cette réflexion-là. La question énergétique va se poser avec de plus en plus d’acuité. Quand on voit que le Mozambique va devenir un des principaux fournisseurs de gaz au monde, sans doute à la hauteur du Qatar dans les années à venir, il y a de quoi réfléchir. 

L’aide au développement économique constitue un outil majeur de la relation France-Afrique. Sur quels axes s’est-elle concentrée lors du dernier quinquennat ? 

Il y a deux priorités majeures incontournables, qui préexistaient à ce quinquennat et sur lesquelles on a particulièrement insisté : l’éducation et la santé. L’éducation est sans doute le premier chantier que le président a voulu investir, en triplant notre contribution au Partenariat mondial pour l’éducation. Ensuite, il y a eu tout un travail sur la santé avec le soutien aux grands fonds transversaux de lutte contre les pandémies, avant le Covid-19, c’est-à-dire le fonds mondial de lutte contre le sida. 

 Par ailleurs, il y a, du côté africain, une forme de fatigue vis-à-vis de l’aide publique au développement, voire une forme de rejet du terme même « d’aide », qui est connoté et perçu comme asymétrique. Aujourd’hui, il faut naviguer entre deux injonctions. D’un côté, on voit bien qu’on ne peut pas construire des écoles et des hôpitaux à la mesure des défis sans aides extérieures, mais de l’autre, on ne peut pas continuer à avoir ce discours un peu condescendant consistant à dire : « Nous, Occidentaux, on sait faire et on est là pour se substituer aux États », donc il faut aussi adapter tout notre vocabulaire et notre façon de faire en matière d’aide publique au développement.

En Afrique, nous avons constaté que l’attente se situe désormais davantage du côté de l’investissement privé. L’aide publique au développement doit de plus en plus servir à dérisquer l’investissement dans le secteur privé africain, parce qu’aujourd’hui, il y a encore une forme de timidité des investisseurs et des entreprises occidentales à venir en Afrique. Vous pouvez augmenter l’aide publique au développement dans des proportions inégalées, mais ça ne sera pas à l’échelle. Il faut plutôt faire venir l’épargne des États-Unis et de l’Europe sur le continent africain. 

Depuis 2015, dans les trois pays les plus affectés du Sahel – Mali, Burkina Faso et Niger – les violences ont fait plus de 23 500 morts, dont plus de 10 200 au Mali. Il y a 10 ans, l’armée française était accueillie dans la région en libératrice, aujourd’hui, elle repart dans un contexte de forte défiance. L’opération Barkhane est-elle un échec selon vous ?

Non, parce que les djihadistes dont on parle aujourd’hui ne sont pas ceux de 2012. En 2012, vous aviez une menace existentielle sur le Mali qui était portée par des groupes terroristes qui étaient issus du djihad algérien et qui avaient pour agenda un djihad global, à savoir sanctuariser un territoire et l’utiliser comme une base de projection vers l’extérieur. Les opérations Serval, puis Barkhane, ont permis de stopper leur progression et de supprimer un à un l’ensemble de ces cadres.

Aujourd’hui, la menace n’a pas disparu, mais elle a pris une dimension nouvelle. Les groupes terroristes se nourrissent beaucoup plus du ressentiment de certaines communautés sahéliennes, notamment les populations peules. Et si on veut y répondre, ce n’est pas avec une grande opération militaire, mais par une action politique qui donnerait une place à ces communautés au Mali, au Niger, au Burkina Faso, et ça, vous n’y répondez pas en mettant plus ou moins de militaires de Barkhane. Ce serait une énorme erreur de continuer à apporter une réponse militaire à un problème politique. 

Déjà déployés en Centrafrique, les miliciens de Wagner seraient près d’un millier à combattre aux côtés de l’armée régulière malienne contre les djihadistes. Cette guerre d’influence menée par la Russie en Afrique vous inquiète-t-elle ? 

Oui, parce qu’elle est source de grand désordre et d’instabilité pour les pays de la région. Nous avons connu un précédent avec la Centrafrique, où Wagner est implantée depuis presque deux ans maintenant, et on voit bien que dans la durée, le recours à cette société permet de franchir des paliers de violence et de sécuriser un pouvoir autoritaire. Le modèle de Wagner est de pérenniser des régimes aux abois qui se cherchent une assurance-vie. Donc d’autres pays africains peuvent être tentés de recourir à cette alliance. 

Ceci étant dit, cette menace n’est pas viable dans la durée. D’une part, parce qu’une forme de contestation s’est déjà créée au Mali face à cette présence. D’autre part, parce que Wagner ne s’adosse pas à une entreprise de séduction culturelle, ni à une présence économique renforcée, donc il nous semble que cette offensive repose sur des bases très fragiles. D’autres acteurs, notamment la Chine, travaillent aujourd’hui sur le continent africain dans une approche beaucoup plus subtile, de long terme et qui représente une compétition sans doute encore plus redoutable pour nos intérêts sur place. Si nous voulons continuer à être un partenaire important pour l’Afrique, nous avons, nous aussi, intérêt à travailler sur l’ensemble du spectre et dans la durée. On ne construit pas un partenariat par des coups d’éclat ou une stratégie de court terme. Il faut de la constance, de l’investissement, de la priorisation. C’est le défi politique, pas seulement de la France, mais aussi de l’Europe. 


Cet entretien a initialement été publié dans le numéro 25 d’Émile, paru en juin 2022.