L'épineuse question de la restitution des biens culturels à l'Afrique

L'épineuse question de la restitution des biens culturels à l'Afrique

Pour la première fois sous le quinquennat d’Emmanuel Macron, des objets pillés sous la colonisation ont été rendus au continent par la France après 130 ans d’exil. Un retour qui donne aux pays concernés une nouvelle place sur la scène culturelle mondiale. 

Par Marlène Panara (journaliste indépendante)

Les statues du trésor royal d’Abomey, exposées au Musée du Quai Branly, le 10 septembre 2021. (Crédits : Christophe Archambault/AFP).

Novembre 2018. Le rapport sur « la restitution du patrimoine culturel africain » fait l’effet d’une bombe. Commandé un an plus tôt par Emmanuel Macron, il fuite dans la presse. Ses deux auteurs, l’historienne de l’art Bénédicte Savoy et le professeur et écrivain sénégalais Felwine Sarr y préconisent le retour des objets pillés depuis la conquête coloniale jusqu’à la deuxième moitié du XXe siècle. Pour les universitaires, ce processus « permet l’écriture d’une nouvelle page d’histoire partagée et pacifiée, où chaque protagoniste livre sa part juste ». Mais du côté de certains professionnels du monde de l’art, c’est tout le contraire. 

Yves-Bernard Debie, avocat du Collectif des antiquaires de Saint-Germain-des-Prés, s’oppose vigoureusement à la notion même de « restitution ». D’après lui, cela revient à effectuer « un partage clivant : d’un côté, des possesseurs illégitimes ; de l’autre, des populations spoliées », déplore-t-il dans Le Monde diplomatique. Réginald Groux, marchand d’art, estime dans le même article que « sans les collectionneurs, 99 % des objets qui se trouvent en Europe auraient presque tous disparu, victimes de l’ignorance, des termites, des autodafés des religieux de tous bords ». Pour sa part, le magazine Le Point évoque, immédiatement après la remise, un rapport « explosif » qui « préconise de tout rendre (ou presque) ! ».

Conscients de l’aspect sensible du sujet, Felwinn Sarr et Bénédicte Savoy avaient pris les devants, et exposé leur contre-argumentaire dans le rapport. « Personne ne veut “vider” les musées des uns pour “remplir” ceux des autres », peut-on y lire. « Il faut bien insister là-dessus aussi, le processus de restitution ne peut, à l’heure actuelle, concerner qu’une partie des objets. Il doit être progressif », écrivent les deux spécialistes, qui ont également balayé l’argument opposé quelques années plus tôt par le gouvernement Hollande contre les restitutions, à savoir l’inaliénabilité des collections publiques françaises. Le rapport propose ainsi une modification du Code du patrimoine, légitimée par la signature d’un accord bilatéral.

Un pan important de « l’âme  des Africains »

En Afrique, les bénéfices de la restitution des œuvres sont multiples. D’abord, sur le plan moral. « En demandant des retours, les pays concernés espèrent réparer ce passé “humiliant”, affirme Érick Cakpo, historien et chercheur à l’Université de Lorraine. Les œuvres participent à une tentative de reconstruction d’une identité perdue, souvent fantasmée d’ailleurs, et d’un âge d’or précolonial ou pré-occupation ». 

En retrouvant ces objets, les États et leurs populations cultivent l’estime d’eux-mêmes car « justice a été rendue ». Ils se réapproprient « un pan important de leur “âme” qui a immigré en Europe, souvent par la force », ajoute Abdoulaye Touré, directeur de recherche des universités, au Sénégal.

Le retour des objets représente aussi une manne économique importante pour les pays africains, désormais équipés pour accueillir les visiteurs au Bénin. L’engouement suscité par les 26 pièces du trésor d’Abomey exposées au palais présidentiel est « considérable », indique Gabin Djimassé, historien spécialiste de l’art vaudou et directeur de l’office du tourisme d’Abomey. « Toutes les couches sociales de la société veulent les voir. Les gens se prennent en photo avec les œuvres, les marches du palais sont toujours bondées. Le retour de ces pièces a été un déclic culturel pour les Béninois. »

L’historienne de l’art et professeure au Collège de France Bénédicte Savoy, et l’économiste sénégalais et professeur à l’université Gaston Berger de Saint-Louis, Felwine Sarr, le 21 mars 2018, à Paris (Crédits : Alain Jocard/AFP).

Une réalité qui bat en brèche l’idée que les pays du continent, faibles en infrastructures, auraient des difficultés à accueillir et à conserver les œuvres dans de bonnes conditions. « À cet argument, je réponds toujours : “Comment pouvez-vous nous dire que nous ne sommes pas capables d’entretenir ce que nous avons produit ?”, avance Gabin Djimassé. Nous en sommes tout à fait capables, d’autant que les conditions d’accueil sont là aujourd’hui. » 

À Abidjan, en Côte d’Ivoire, le musée des civilisations conserve et expose déjà 15 210 œuvres. Le 6 décembre 2018, le Sénégal a inauguré le flambant neuf Musée des civilisations noires, financé par la Chine. D’ici quelques années, le Bénin ambitionne de créer sur son sol quatre nouveaux musées. « La création de ces espaces culturels a mis un coup d’accélérateur à la politique culturelle des pays concernés, assure Érick Cakpo, pour qui sans restitutions, difficile d’imaginer de telles initiatives ». 

Mais, malgré les efforts opérés sur le continent, l’argument a la dent dure. « C’est connu. Les musées africains sont toujours confrontés à des problèmes de conservation de certaines collections », admet Abdou-laye Touré. Faut-il alors baisser les bras ? « Il faut aussi rappeler que les objets en question étaient conservés par des Africains et en Afrique avant leur voyage forcé. C’est l’occasion, pour nous, tout en essayant d’acquérir des moyens modernes de conservation, de nous intéresser aux savoirs endogènes dans ce domaine. En attendant, ces objets doivent regagner leur terre natale, à laquelle ils ont été arrachés il y a plus d’un siècle. »

Une « chasse à la collection » datant du XIXe siècle

L’exil forcé de ces œuvres commence à la fin du XIXe siècle. En 1892, l’armée française, emmenée par le général Alfred Amédée Dodds, prend Abomey, la capitale de l’ancien royaume du Dahomey et actuelle république du Bénin. Le roi Béhanzin finit par signer sa reddition deux ans plus tard, le 15 janvier 1894. C’est pendant la bataille que de très nombreuses œuvres d’art, mais aussi des objets du culte vaudou, sont pillés par les soldats français, son état-major et son chef. Dans une lettre adressée à son frère, le 20 janvier 1894, le général décrit « une chasse à la collection ».

“S’emparer des objets des perdants, c’est montrer sa puissance en dépossédant ces derniers de ce qui constitue leur fond culturel”
— L'historien Erick Cakpo

La conquête coloniale achevée, ces « trésors de Béhanzin » et bien d’autres sont emportés en France. Une partie sera conservée par les militaires eux-mêmes, qui les transmettront en héritage aux générations suivantes. Une autre sera vendue sur le marché de l’art parisien et achetée par des collectionneurs privés. Une troisième, enfin, sera offerte aux musées et institutions publiques. Les portes du palais d’Abomey, de grandes statues royales, des trônes, des autels sont donnés par le général Dodds au tout récent Musée d’ethnographie du Trocadéro, qu’il faut remplir.

À partir de 1895, les collections déferlent dans les musées français. Le pillage d’œuvres d’art devient « le lieu de manifestation de la puissance et du pouvoir politique du conquérant, explique Érick Cakpo. S’emparer des objets des perdants, c’est montrer sa puissance en dépossédant ces derniers de ce qui constitue leur fond culturel ». Pendant plus d’un siècle, toutes ces pièces prennent place dans les salles et couloirs des musées européens. Certains croulent même sous les envois : beaucoup d’objets seront entassés dans leurs réserves. 

Nouvel élan post-indépendances

À partir de 1960, l’Afrique veut se réapproprier son identité, dont le patrimoine est une des composantes intrinsèques. L’année 1966 marque un tournant pour la culture africaine : le président sénégalais Léopold Sédar Senghor inaugure le Musée dynamique de Dakar. Quelque 600 pièces y sont exposées, prêtées pour la moitié d’entre elles par l’Europe. Le reste, par les États-Unis et d’autres pays d’Afrique. Ces objets peuvent être amenés à Dakar à une seule condition, à laquelle le dirigeant sénégalais doit se soumettre : la promesse que le Sénégal n’exprimera pas de demande de restitution. 

Trois ans plus tard, le festival culturel panafricain ouvre ses portes à Alger. Pour la première fois, un manifeste est rédigé pour récupérer les objets d’arts et les archives pillés par les puissances coloniales. Le document s’affirme aussi comme défenseur de la création d’institutions culturelles africaines. Ces requêtes resteront lettre morte. Mais la dynamique est lancée dans une Afrique post-indépendances où les musées, garants d’un État moderne, fleurissent un peu partout. 

En 1978, Amadou-Mahtar M’bow, premier Africain à diriger l’Unesco, lance un appel pour la restitution de certaines œuvres d’art à leur pays d’origine. « Les pays dépouillés demandent que leur soient restitués au moins les trésors d’art les plus représentatifs de leur culture, ceux auxquels ils attachent le plus d’importance, ceux dont l’absence leur est psychologiquement le plus intolérable », énonce-t-il. Quelques retours ont bien lieu par la suite, mais aucun en direction du continent africain.

“Le rendu du sabre d’El Hadj Oumar Tall pourrait servir de déclic à une opération plus vaste. D’autres objets lui ayant appartenu sont actuellement conservés en France”
— Abdoulaye Touré

Jusque dans les années 2010, la question n’est plus vraiment la priorité des États africains. Les ajustements structurels des bailleurs de fonds internationaux, dans la décennie 1980, mettent à mal certaines économies du continent. L’heure est donc à la reprise. Le développement économique devient l’objectif prioritaire, les problématiques culturelles viennent bien après.

Vers d’autres restitutions ?

Aujourd’hui, « on compte dans les collections publiques françaises au moins 88 000 objets provenant de l’Afrique au sud du Sahara, dont près de 70 000 au seul Musée du Quai Branly », indique le rapport Sarr-Savoy. Alors, malgré le retour des 26 pièces au Bénin, Gabin Djimassé avoue « rester un peu sur [sa] faim. À l’échelle des milliers de pièces qu’il reste encore au Quai Branly… On se dit que ce n’est pas grand-chose, surtout que c’est la France qui a choisi les objets à rendre. Une première restitution, symboliquement, c’est très fort. Mais il faut poursuivre les échanges, et ne pas s’arrêter en si bon chemin ». Désormais, des voix se font aussi entendre pour que les initiatives perdurent dans le temps long. « Le rendu du sabre d’El Hadj Oumar Tall pourrait servir de déclic à une opération plus vaste. D’autres objets lui ayant appartenu sont actuellement conservés en France », souligne Abdoulaye Touré.

En France, une loi-cadre destinée à faciliter les restitutions est justement en discussion au Parlement afin de contourner le caractère inaliénable des œuvres conservées. Au cœur des échanges désormais, le sort de la statue du Dieu Gou, exposée au Louvre. « Le Bénin le réclame de longue date, mais son retour est compliqué. Car côté français, on rechigne à se séparer de ce chef-d’œuvre, une des stars du musée », explique Érick Cakpo. Pour Gabin Djimassé, la restitution des trésors de Béhanzin a été, à tous points de vue, un « grand événement. Je me suis battu toute ma vie pour voir ces pièces du patrimoine ici, au Bénin. J’aimerais qu’il en soit de même pour la statue du Dieu Gou. Je voudrais être encore en vie quand il rentrera chez lui ».


Cette enquête a initialement été publiée dans le numéro 25 d’Émile, paru en juin 2022.

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