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D'un mot – Technocritique

Journaliste, écrivain et chroniqueur de radio, Ariel Kyrou (promo 85) utilise la science-fiction et la contre-culture pour dénoncer la démesure technologique et l’apocalypse environnementale. Après avoir été co-scénariste du documentaire Les Mondes de Philip K. Dick (2015) sur l’écrivain de science-fiction, il a notamment publié Dans les imaginaires du futur (ActuSF), qui sera réédité en format poche en mars 2023. Il explique ici pourquoi l’injonction au progrès technologique peut être néfaste pour l’humanité.

Par Ariel Kyrou

Des luddites, ouvriers britanniques opposés à la révolution industrielle, détruisant un métier à tisser en 1812 (Crédits : Wikimedia Commons)


Technocritique : définition

  1. Personne technocritique.

  2. Critique de la technologie, mettant en cause les avantages qu’elle apporte, en particulier par comparaison aux dommages et conséquences négatives de son développement et de son utilisation.

  3. Relatif à la technocritique.

Source : dictionnaire de lalanguefrancaise.com


Et si l’heure n’était déjà plus à la transition numérique, mais au passage à une société écologique et non surplombante ? Et si ladite révolution numérique, supposant une adaptation à des dispositifs plus qu’une création de nouvelles façons de voir et de construire le monde, était un leurre ? Et si l’injonction à adopter coûte que coûte de nouveaux gadgets hyper capitalistes s’avérait n’être que le masque d’une surveillance globale et d’une soumission connectée à des modes de consommation et à de nouvelles puissances d’aliénation cool ? Il n’est pas anodin qu’un journaliste comme Hubert Guillaud, qui a été pendant un quart de siècle la plume la plus réfléchie de l’actualité des nouvelles technologies via le blog InternetActu de la Fondation Internet Nouvelle Génération (Fing), disparue en avril 2022, s’affirme « technocritique ». Il est tout aussi révélateur de notre temps que l’essai Technologies partout, démocratie nulle part (Fyp, 2020), devenu une référence technocrique, ait pour auteurs une chercheuse qui conseille des organisations en matière de médiation numérique (Yaël Benayoun) et un consultant en innovation et en transformation numérique (Irénée Régnault, par ailleurs fondateur du blog « Mais où va le Web ? »…

La technocritique n’est pas la technophobie.

Elle ne rejette pas la technique, mais cet aveuglement consistant à considérer que les seules réponses opérationnelles à tous nos problèmes sociaux, économiques ou environnementaux, du chômage à la fin dans le monde, soient d’ordre technologique. Car toute « augmentation » sur tel aspect de l’humanité cache, sous un autre regard, quelque danger ou diminution tragique de nos êtres. L’écrivain Alain Damasio parle d’un « technococon ». D’une « sphère cajolante » qui certes nous sert et nous protège, mais nous enferme aussi, tel un « piège doux et serein » dont nous ne voyons guère au premier abord tout ce qu’il a d’aliénant… Là où le marketing et les apôtres politiques du tout numérique ne conçoivent que ses présupposées améliorations, sur le registre ô combien mensonger du gain sans contestation, les mots de penseurs technocritiques et de romancières et romanciers de science-fiction, de Becky Chambers à Alain Damasio, en racontent l’ambivalence.


Cette chronique a initialement été publiée dans le numéro 26 d’Émile, paru en octobre 2022.