Samy Cohen : "Pour Netanyahu, le Hamas constituait un repoussoir idéal afin d'arguer qu'il n'avait personne avec qui négocier"
Au moment où une trêve entre Israël et le Hamas s’apprête à entrer en vigueur, Émile vous propose une analyse de la situation dans la région. La rédaction a interrogé Samy Cohen (promo 70), docteur en science politique, chercheur émérite au CERI, spécialiste des questions de politique étrangère et de défense, président de l’Association française d’études sur Israël (AFEIL). Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont dernièrement Israël, une démocratie fragile (Fayard, 2021).
Propos recueillis par la rédaction d’Émile
Quel regard portez-vous sur la trêve de quatre jours, approuvée par les deux parties mercredi 22 novembre et qui devrait entrer en vigueur vendredi, permettant la libération de 50 otages israéliens et de 150 prisonniers palestiniens ?
Cette trêve montre d’une certaine manière la difficulté dans laquelle se trouve le Hamas, contraint d’accepter la libération des otages afin de pouvoir se réorganiser. Côté israélien, l’armée ne voulait pas d’une trêve. Ce qui a conduit Netanyahu à l’accepter, ce sont les pressions internes aux pays, et notamment celles des familles des otages. Beaucoup de gens en Israël considèrent que la priorité absolue, c’est la libération des otages.
Prenons maintenant un peu de recul sur l’actualité immédiate et revenons sur le contexte de l’attaque terroriste du Hamas, le 7 octobre, qui a fait 1200 victimes selon les autorités israéliennes. Était-elle prévisible ? Pourquoi les renseignements israéliens ne l’ont-ils pas anticipée ?
Dans les sphères responsables de la sécurité en Israël, dominait l’idée que le Hamas ne voulait pas la guerre. Benyamin Netanyahu a tout fait pour convaincre le pays que le Hamas ne voulait pas la guerre. Il a diffusé l’idée qu’en laissant passer les dollars offerts par le Qatar et en autorisant les Gazaouis à venir travailler en Israël, cela permettrait d’éviter la guerre. Pour quelle raison ? Pour Benyamin Netanyahu, le Hamas constituait un repoussoir idéal afin d’arguer, face aux pressions américaines invitant Israël à revenir à la table des négociations avec les Palestiniens, qu’il n’avait personne avec qui négocier. Comme Benyamin Netanyahu refusait les négociations, sa stratégie était de fracturer la société palestinienne en deux, avec d’un côté l’autorité palestinienne en Cisjordanie, et de l’autre, le Hamas dans la bande de Gaza.
Cette conception a ruisselé auprès des services de renseignement, qui se sont purement et simplement endormis, car fortement influencés par ce cadrage politique. Le Shabak (le service de renseignement intérieur israélien) qui s’occupe normalement de recruter les informateurs, n’a pas déployé les efforts qu’il faisait dans le passé. L’armée n’a pas été elle aussi vigilante.
Pourtant, il y avait des signes avant-coureurs très clairs. On voyait des combattants du Hamas qui s’entraînaient depuis plusieurs mois à attaquer des bâtiments israéliens. Ceci a été attesté par des témoignages récents de soldates israéliennes qui avaient la responsabilité de suivre sur leurs écrans les déplacements et mouvements du Hamas. Depuis la clôture qu’Israël avait installé le long de la bande de Gaza, des caméras observaient tout ce qui s’y déroulait. Les soldates ont affirmé qu’elles voyaient des choses anormales sur le terrain, des signes avant-coureurs d’une attaque, qu’elles en ont informé leurs supérieurs hiérarchiques, lesquels ont conclu que ces indices n’étaient pas sérieux. Probablement à cause d’un sentiment de supériorité de l’armée israélienne.
Par ailleurs, avec l’achèvement de la construction du mur sous-terrain le long de la clôture, destiné à empêcher le Hamas d’utiliser des tunnels pour entrer en territoire israélien, l’armée avait acquis la conviction que le Hamas n’était plus en mesure de s’infiltrer en Israël. Elle a donc demandé aux habitants des localités à proximité de Gaza de se défaire des armes qu’ils possédaient, au motif qu’une incursion par tunnel était totalement exclue.
On voit bien que les failles de renseignement découlaient du sentiment que le Hamas était inapte… et même que ce n’était pas une mauvaise chose qu’il y ait un Hamas relativement fort pour empêcher une alliance entre les deux clans de la société palestinienne. C’est ainsi qu’Israël a été prise au dépourvu. Quelques heures avant l’attaque, des informations sont arrivées aux services de renseignements et au cabinet de premier ministre ; elles ont été jugées peu crédibles. Même lorsque les indices s’accumulaient, les services de l’État continuaient à minorer la menace. Cela fait penser à la guerre de Kippour en octobre 1973, où les services de renseignements avaient obtenu des informations fiables sur l’éminence d’une attaque égyptienne, mais le sentiment de supériorité militaire d’Israël était tel que les hauts responsables n'ont pas cru à une menace crédible.
Quel était l’objectif du Hamas avec cette attaque ? L’organisation n’a-t-elle pas signé son arrêt de mort ?
Le Hamas n’a pas exprimé de revendications politiques précises. Nous sommes donc obligés de faire des déductions. C’est difficile de parler d’un seul objectif. J’en vois plusieurs. Le premier était de briser le processus de normalisation entre Israël et les pays arabes, lors des accords d’Abraham signés en 2020 avec les Émirats arabes unis et le Bahreïn. Ces accords ont été utilisés par Benyamin Netanyahu pour appuyer l’idée qu’il n’y avait plus besoin de résoudre la question palestinienne pour normaliser les relations entre l’État d’Israël et des pays arabes, contrairement à ce que prétendait la gauche. C’est l’un des messages du Hamas : la question palestinienne est toujours là, et Israël ne peut pas l’ignorer.
Le second but est de décrédibiliser Israël et d’en dégrader l’image dans les opinions publiques internationales. Le Hamas connaît bien la psychologie collective israélienne, il savait qu’après l’attaque du 7 octobre, la riposte serait brutale et massive. C’était son objectif : montrer au monde des images de destructions et retourner l’opinion publique mondiale en sa faveur. Il y avait également l’idée que les combattants du Hamas pourraient infliger à Tsahal des pertes telles que la société israélienne réclamerait le retour des soldats.
Mais est-ce que le Hamas avait prévu un tel déchainement de force ? Je n’en suis pas si sûr. Il s’avère que les choses sont finalement plus compliquées pour lui que prévu.
Justement, comment expliquer l’ampleur de la réponse de l’armée israélienne ? En date du 22 novembre, le bilan était de plus de 14 000 morts à Gaza, dont 74% de femmes et d’enfants (selon le PCBS, bureau palestinien des statistiques).
La guerre a en effet des conséquences absolument dramatiques pour la population gazaouie. On est dans une situation typique d’une guerre asymétrique, lorsqu’une armée régulière doit pénétrer dans des zones urbaines où se cachent des combattants. Il est difficile de faire la distinction entre objectifs purement militaires et objectifs civils. Il n’y plus que des objectifs purement hybrides. Il était prévisible que les bombardements israéliens allaient faire énormément de victimes civiles palestiniennes. L’intensité des bombardements répond à l’objectif militaire, pour Israël, de cibler les sites du Hamas et de dégager le terrain avant le combat au sol.
Israël a toujours eu une stratégie de la réponse disproportionnée : dès qu’elle est attaquée, l’armée réagit très vivement pour rétablir la dissuasion. Parmi les généraux israéliens, il y a cette idée que l’armée a été prise en défaut le 7 octobre, et qu’elle doit rétablir sa crédibilité au sein de la population israélienne. À chaque fois qu’elle est prise en défaut, elle réagit très brutalement.
Même les gens de gauche souhaitent désormais la guerre pour neutraliser la capacité de nuisance du Hamas. Politiquement, les Israéliens rendent responsables Benyamin Netanyahu de ce qu’il s’est passé le 7 octobre. Sa popularité est en chute libre. Pour lui, il est important d’aller au bout de la guerre, pour rétablir sa crédibilité aux yeux de l’opinion publique israélienne, quel que soit le prix des vies civiles palestiniennes. Son but, c’est d’afficher un résultat suffisamment victorieux à la fin pour que ses erreurs du passé soient oubliées. Cet enjeu politique – la préservation de son pouvoir – compte beaucoup. Enfin, comme je l’ai dit, l’armée cherche à rétablir son aura auprès de la population.
Dans un livre paru en 2021, vous qualifiez Israël de « démocratie fragile ». Pouvez-vous nous en dire plus sur l’état institutionnel du pays ?
La démocratie israélienne possède des atouts mais aussi des faiblesses. La liberté d’expression y est très grande et la Cour suprême y joue un rôle important de contre-pouvoir institutionnel. Mais contrairement à toutes les démocraties occidentales, les lois fondamentales israéliennes peuvent être modifiées en quelques semaines, sans débat de fond ni consensus national. N’importe quel gouvernement autoritaire peut jouer facilement avec les règles fondamentales du pays.
De plus, le principe d’égalité n’est pas inscrit dans une loi fondamentale. Les religieux ultra-orthodoxes n’en veulent pas car cela reviendrait à remettre en cause leur pouvoir au sein de leur communauté. La droite n’en veut pas non plus car cela supposerait d’accorder des droits politiques collectifs à la minorité arabe. Celle-ci a des droits politiques individuels, de vote, de représentation à la Knesset, elle exerce des fonctions importantes notamment au sein du système judicaire ; mais la majorité juive considère que la capacité de s’auto-déterminer dans l’État d’Israël n’appartient qu’à elle-même. C’est ce qui a conduit à la loi de juillet 2018, faisant d’Israël « l’État-nation du peuple juif », et qui dit clairement que seuls les Juifs ont le droit de s’y auto-déterminer.
Depuis 2015-2016, la Cour suprême fait l’objet d‘attaques, et elles se sont accentuées avec l’alliance de la droite et de l’extrême-droite au pouvoir. La Cour suprême en Israël est le seul contre-pouvoir institutionnel. Pour la droite israélienne, il était vital d’affaiblir ce contre-pouvoir, pour asseoir son propre pouvoir, et étendre son influence et ses lois, notamment celles sur la colonisation de la Cisjordanie. À partir de 2022, le gouvernement Netanyahu est reparti à la charge pour altérer les pouvoirs de la Cour suprême. Il a suscité une forte opposition des forces libérales en Israël. Avec l’attaque du 7 octobre, son projet est théoriquement suspendu. Que se passera-t-il avec la fin de cette phase guerrière ?
Dans un entretien récent à The Conversation, vous avez déclaré « le sujet même de la paix a disparu ». Une solution à deux États ne sera-t-elle plus jamais possible ?
La solution à deux États bat de l’aile depuis longtemps. On voit mal comment un État palestinien pourrait se constituer compte tenu de la prolifération continue des colonies en Cisjordanie. Deuxième point, depuis la deuxième intifada, les forces de gauche israéliennes ont reculé, et il se trouve très peu de personnes pour défendre encore le processus d’Oslo. La majorité de la société israélienne a basculé à droite. Une évolution fondamentale s’est produite, la société israélienne reste toujours très à droite sur la question de la sécurité.
Chose peu connue : en Israël, la paix est considérée comme une menace plus grande que la guerre. Les Israéliens connaissent bien la guerre : ils savent qu’une armée forte peut les défendre, qu’ils ont de puissants services de renseignement… La paix, pour eux, au contraire, cela signifie le saut dans l’inconnue, rendre des territoires, et prendre le risque que ce nouvel État attaque Israël.
La solution à deux États n’a plus beaucoup de supporters en Israël. Et cette perspective de deux États s’est encore plus éloignée depuis le 7 octobre, où le traumatisme a contribué à radicaliser encore plus la société israélienne. Tout processus de négociation a été cassé pour très longtemps, c’est d’ailleurs ce que voulait le Hamas qui s’est toujours opposé à la reconnaissance d’Israël. C’est la raison pour laquelle je suis assez pessimiste pour l’instant… Sur le plan international, les États-Unis sont les seuls qui ont une influence sur Israël et sur l’autorité palestinienne. L’Union européenne n’en a aucune. Mais même les États-Unis ne pourront pas imposer aux uns et aux autres de revenir à la table des négociations.
Est-ce que le conflit en cours peut provoquer ou renforcer une césure entre l’Occident et les autres pays du monde ?
Il faut distinguer les opinions publiques de leurs dirigeants. À part la Turquie, le Qatar et l’Iran, peu de dirigeants arabes soutiennent le Hamas. En revanche, ces derniers savent que leur opinion publique est très sensible à la cause palestinienne.
Je ne suis pas sûr que le conflit casse les relations entre Occident et pays du monde arabe. Il y a des liens très forts, des pays comme l’Égypte et la Jordanie sont très dépendants des aides américaines. Ce qui est intéressant, c’est le débat concernant l’Arabie Saoudite. Il y avait des signaux de rapprochements entre Israël et l’Arabie saoudite. Tout cela est maintenant gelé.
Pour l’instant, il faudrait déjà envisager une sortie de conflit, ce que je n’entrevois pas à court-terme, car il est impossible de défaire le Hamas dans la bande de Gaza. Cette conflictualité permanente risque d’entacher évidemment le rapprochement entre l’Arabie saoudite et Israël. Je vois mal l’Arabie saoudite se rapprocher d’Israël alors qu’on est à plus de 14 000 morts civils palestiniens. Cela ne passerait pas aux yeux de l’opinion publique arabe.