Collaborateurs parlementaires : entre engagement institutionnel et protestation radicale
Des bancs de l’Assemblée nationale aux blocages de projets anti-écolos, il peut n’y avoir qu’un pas. C’est celui que franchissent certains collaborateurs parlementaires de gauche, engagés à la fois dans un cadre institutionnel et dans des actions militantes plus radicales. Émile les a interrogés, pour comprendre le sens de leur double engagement. L’occasion, également, de découvrir ce discret, mais essentiel métier de collaborateur parlementaire
Par Ryan Tfaily
Quand on lui demande l’activité militante qu’il a préférée cette année, Clovis Daguerre, 26 ans, activiste au sein des Jeunes Écologistes et ancien co-secrétaire général du mouvement, répond sans hésiter : « Quand j’ai participé à bloquer le site d’enfouissement de déchets dangereux StocaMine, dans le Haut-Rhin. » Une action coup de poing (pour défendre l’intégrité de la nappe phréatique d’Alsace) qui lui plaît : « Lors d’un blocage, on sait tout de suite si nos objectifs sont atteints, si l’on a réussi à imposer nos sujets dans les médias. C’est très efficace », explique-t-il à Émile.
Pourtant, quand il n’est pas occupé à manifester pour la planète, Clovis Daguerre travaille… à l’Assemblée nationale. Il est le collaborateur parlementaire de Sandra Regol, du groupe Europe Écologie Les Verts (EELV). Une vie de bureau, entre la circonscription de la députée et les décors feutrés du Palais-Bourbon, qui contraste à première vue avec son goût pour le militantisme direct. « J’ai fait la campagne de Sandra Regol pendant les législatives de 2022 et quand elle a été élue, elle m’a proposé de travailler avec elle à l’Assemblée nationale », précise-t-il.
Un parcours typique des collaborateurs parlementaires, selon Anne Muxel, directrice de recherche au Cevipof, politologue et spécialiste du rapport des individus à la politique. « Ils sont majoritairement de jeune âge et recrutés dans le réseau des députés élus », souligne-t-elle. Souvent délaissés par les radars médiatiques – sauf lors de scandales financiers comme l’affaire Fillon, en 2017 –, peu reconnus, les assistants parlementaires sont pourtant essentiels au fonctionnement de l’Assemblée nationale. Répartis entre la circonscription et le cabinet du député, ils s’occupent des tâches diverses sans lesquelles l’élu ne pourrait exercer son mandat : relations avec la presse, communication sur les réseaux sociaux, secrétariat logistique, rédaction d’amendements et de contenus législatifs, veille parlementaire, préparation de l’argumentaire politique sur tel ou tel sujet…
Or, avec l’arrivée de quelque 131 députés de la Nouvelle union populaire écologique et sociale (Nupes) lors des élections législatives de 2022, la composition des assistants parlementaires s’est aussi modifiée. « Les nouveaux députés de gauche ont fait appel, pour les assister, à des jeunes de leur mouvance. Ce qui a fait entrer à l’Assemblée de nouveaux profils, tant parmi les députés que parmi le personnel des collaborateurs », analyse Anne Muxel.
Le jour à la Commission des finances, le soir en manif sauvage
Ces nouveaux profils, ce sont des jeunes qui, à l’instar de Clovis Daguerre, sont loin d’avoir substitué à l’activisme de terrain la modération du travail institutionnel. Et qui jonglent entre les deux. Claire Jacquin, 27 ans, ancienne collaboratrice d’Antoine Léaument (LFI), fait partie de cette génération aussi à l’aise dans la rue que face à un amendement législatif. Un double engagement dont l’acmé a été atteint pendant les longs débats sur la réforme des retraites. Tout en assistant Antoine Léaument dans le laborieux exercice législatif, Claire Jacquin a participé à plusieurs manifestations sauvages contre l’usage du 49-3 par le gouvernement pour faire passer la réforme. Des rassemblements illégaux auxquels Claire se rendait en tant que militante. C’est qu’un collaborateur « n’est pas un parlementaire. Il dispose donc de plus de latitude dans le choix de ses actions politiques », rappelle Anne Muxel.
Une latitude que Mathilde Caillard, collaboratrice de la députée insoumise Alma Dufour, utilise également. « Ma députée est à la Commission des finances, donc j’ai appris à rédiger rapidement des amendements pour le projet de loi de finances », se souvient-elle. Mais elle ne se contente pas de proposer des alternatives au budget du gouvernement. Mathilde Caillard utilise aussi le pseudonyme numérique McDansePourLeClimat pour se faire entendre sur les réseaux sociaux (45 000 abonnés sur Instagram). Et elle est militante au sein du mouvement écologiste Alternatiba. Pendant les manifestations contre la réforme des retraites, elle s’est fait connaître en dansant sur des rythmes techno dans la rue, tout en scandant des slogans contre le gouvernement et l’inaction climatique. La « techno-activiste », comme elle se fait appeler, a aussi participé au blocage de l’assemblée générale de l’entreprise TotalEnergies en mai dernier. Une occupation devant le conseil d’administration du groupe, en dépit de la présence policière, pour protester contre « les projets écocides ».
De la danse à l’occupation, « la contribution du corps à l’engagement » fait partie de « ces nouvelles formes d’expression des jeunes, marquées par le souci de la créativité et de l’efficacité dans le relais médiatique », note Anne Muxel. La politologue indique qu’il existe deux formes de participation politique. Voter, s’engager à l’Assemblée nationale, dans un parti, relève de la « participation conventionnelle », qui opère souvent dans un cadre institutionnel. Les manifestations de rue, les blocages, les occupations s’apparentent davantage à une « participation non conventionnelle », qui remet parfois en question le cadre institutionnel.
Deux engagements contradictoires ?
Travailler avec les institutions ou contre elles ? Changer le système de l’intérieur ou de l’extérieur ? Dans un appareil de parti ou dans le cadre d’actions directes ? Ce débat qui divise la gauche depuis longtemps semble dépassé pour cette nouvelle génération de collaborateurs parlementaires, qui veut prendre le pouvoir dans la rue et à l’Assemblée nationale.
Une position à laquelle tient Claire Jacquin, l’ancienne collaboratrice d’Antoine Léaument. « Je revendique la stratégie consistant à avoir un pied dedans et un pied en dehors des institutions », assène-t-elle. Avant de se justifier : « Certes, on n’est pas d’accord avec le fonctionnement des institutions, mais on est obligés de faire avec. Et en même temps, c’est ultra-important de ne pas se couper de la rue, de rester sur le terrain, de faire pression en dehors du cadre institutionnel. »
L’Assemblée nationale, un lieu inutile pour quiconque veut transformer le monde ? Claire Jacquin n’est pas d’accord. « C’est faux de dire que ce qu’on fait à l’Assemblée nationale est inutile. Ne serait-ce que médiatiser des sujets, faire rentrer la colère du peuple dans ce lieu institutionnel, c’est énorme », abonde-t-elle.
Même son de cloche chez Mathilde Caillard, sa collègue des Insoumis. Lorsqu’on lui demande comment il est possible de croire à la fois à des actions de blocage contre des industries polluantes et au travail procédurier de l’Assemblée, sa réponse est calibrée. « Avant de devenir collaboratrice parlementaire, comme tous les gens de gauche, j’avais des clichés en tête à propos du pouvoir et des institutions. Je me disais que ça ne servait à rien, que ça coupait du réel. Depuis que je travaille là, j’ai changé d’avis. J’ai réalisé le pouvoir énorme d’un député, d’un point de vue territorial au moins, pour changer la vie des gens. Les fonds qui nous sont alloués, la capacité d’action pour améliorer les conditions en prison ou dans les hôpitaux psychiatriques, pour sauver des personnes qui meurent de faim, pour contrôler les services de l’État… Je trouve que c’est tellement dommage de laisser tout cela à la droite sous prétexte que la gauche est dégoûtée du pouvoir. »
Mathilde Caillard en veut pour preuve l’adoption de la proposition de loi, en mai 2023, visant à renationaliser EDF pour protéger l’entreprise d’un démembrement, et à élargir les bénéficiaires des tarifs réglementés de l’électricité aux artisans boulangers. Des victoires institutionnelles qu’elle met sur le même plan que l’abandon du projet de construction du terminal 4 à Roissy, obtenu en 2021, grâce au blocage du tarmac auquel elle avait participé.
Une double socialisation complémentaire
Pour Anne Muxel, qui connaît bien les participations politiques des jeunes, cette dualité n’a rien d’une dichotomie. « Ces collaborateurs parlementaires sont représentatifs d’une jeunesse déjà bien politisée, d’un niveau académique qui lui confère un certain capital culturel », analyse-t-elle. Or, « chez cette fraction de la jeunesse particulièrement engagée, il n’y a pas d’opposition entre la participation conventionnelle et la participation non conventionnelle. Ceux qui participent à des manifestations, des actions directes sont aussi ceux qui votent le plus ».
La politologue, qui a récemment publié, avec Martial Foucault une enquête sur l’orientation politique des jeunes étudiants de Sciences Po (Une jeunesse engagée, Presses de Sciences Po, 2022), a forgé le concept de « radicalité de protestation » pour caractériser cet engagement politique, typique de certains étudiants de l’IEP : « Contrairement à la radicalité de rupture, où la ligne rouge de la violence est clairement franchie, la radicalité de protestation reste articulée à la politique institutionnelle et associée à un univers de valeurs marqué par le libéralisme culturel. »
Les collaborateurs interrogés revendiquent bien cette complémentarité des engagements. Pour Clovis Daguerre, sa « connaissance du réseau associatif en Alsace est une force dans le cadre du travail parlementaire, dès qu’il s’agit de le relier aux problématiques de la circonscription ». Quand elle participait aux manifestations sauvages, Claire Jacquin, quant à elle, n’hésitait pas à appeler son député Antoine Léaument, pour l’inciter à faire la tournée des commissariats et documenter des faits de violences policières ou d’abus. Le militantisme de terrain devient un atout pour garder contact avec le réel, sans se couper des revendications populaires. C’est ce qui plaît à Mathilde Caillard. « L’Assemblée est un lieu qui peut vite vous impressionner, vous déconnecter du monde. C’est vital de garder un pied dans le monde associatif et dans la vraie vie », résume-t-elle.
Tous reconnaissent que l’institution parlementaire leur a appris des compétences politiques qu’ils n’auraient pu acquérir sur le terrain. « Je me suis prise de passion pour le travail des douaniers », s’amuse ainsi Claire Jacquin.
Génération politique enchantée ?
Faut-il en déduire que cette génération politique ne connaît pas le désenchantement ? Les trois collaborateurs parlementaires restent lucides. Clovis Daguerre est parfois déçu par son travail à l’Assemblée nationale : « Il n’y a pas eu d’immenses avancées, mais si on n’était pas là, ce serait pire », concède-t-il. Claire Jacquin, elle, évoque « la frustration, quand on voit que les choses n’avancent pas assez vite à l’Assemblée ». Pour Mathilde Caillard, « le fait d’avoir un pied de chaque côté » peut parfois créer un décalage difficile à supporter. « Sur le terrain, on voit concrètement les difficultés des gens, l’accélération du réchauffement climatique. Et à l’Assemblée, on peut avoir l’impression que tout ce qu’on fait est vain. Ce n’est pas toujours facile », confie-t-elle. Les trois collaborateurs mentionnent « la fatigue militante » provoquée par des horaires à rallonge en raison de toutes leurs activités.
Une lucidité qui ne les décourage pas. S’ils savent qu’ils ne resteront pas collaborateurs parlementaires à vie, ils promettent de poursuivre cette dualité d’engagement. « Même si la gauche prend le pouvoir, il faudra un mouvement social dans la rue qui mette la pression pour entamer le changement », assure Mathilde Caillard. « Si je devenais une bureaucrate coupée du terrain, je m’en voudrais terriblement », conclut Claire Jacquin.
Cet article a initialement été publié dans le numéro 29 d’Émile, paru en novembre 2023.