Blaise Desbordes : "En Allemagne, le gouvernement utilise le commerce équitable comme un outil  de politique publique"

Blaise Desbordes : "En Allemagne, le gouvernement utilise le commerce équitable comme un outil de politique publique"

Dans un contexte économique mondial chamboulé, quel est le rôle et la place du commerce équitable ? Émile s’est entretenu avec Blaise Desbordes (promo 92), directeur général de l’ONG Max Havelaar France, l’un des principaux acteurs du commerce équitable.

Propos recueillis par Bernard El Ghoul et Maïna Marjany

Blaise Desbordes, directeur général de Max Havelaar France (Crédits : Fabian Charaffi)

Comment fonctionne le commerce équitable ?

C’est une norme volontaire mise à disposition des entreprises pour leur permettre de modifier le fonctionnement des filières économiques, le rendre plus équitable. Cette norme prend la forme d’une certification délivrée par notre ONG ou d’autres mouvements de la société lorsque le cahier des charges est respecté sur l’ensemble de la supply chain. Cela vise à modifier les comportements sur le plan économique, sur celui des conditions de travail, sur le plan écologique, mais aussi sur le plan de la gouvernance. Cela se caractérise, par exemple, par le fait d’imposer un prix minimum obligatoire pour le premier maillon de la chaîne, le fournisseur de matières premières. C’est le maillon le plus vulnérable, souvent situé dans un pays pauvre.

Quelle est l’origine de ce concept ?

Cette idée d’un juste prix pour les producteurs, qui est à la fois simple et assez puissante, a été élaborée par une ONG européenne et une communauté de paysans caféiculteurs, à Oaxaca, dans la moyenne montagne mexicaine, dans les années 1980. Ils savaient que leur café était de qualité, mais le marché leur proposait un prix de misère et ne leur permettait donc pas d’obtenir un revenu décent pour leur travail. Ils ne voulaient pas la charité, mais un prix juste, cela s’est traduit par l’expression « trade not aid », slogan originel des filières équitables. Le moyen qu’ils ont trouvé pour sortir de cet étau a été de signaler leur démarche en bout de chaîne, au consommateur.

Cette communauté a ainsi réussi à fédérer les paysans dans cette vallée, au Mexique, et a incarné une certaine idée de la gouvernance, en leur disant « vous n’êtes pas seuls, vous avez voix au chapitre et une marge de manœuvre collective ».

Concernant le pilier économique, il y a l’idée d’un prix minimum pour apporter de la stabilité là où l’instabilité prévaut. Sur les trois dernières années, excepté la flambée des six derniers mois, notre prix d’achat aux producteurs a été de 40 % à 60 % au-dessus du prix mondial.

Un autre critère fondamental a été créé à cette époque : celui de la prime de développement. On affronte la trappe à pauvreté en créant une capacité d’investissement et donc de choix. Ainsi, pour 1,6 dollar la livre de café, vous avez 1,4 dollar de prix minimum et 0,2 de prime collective.

Quant au pilier social, il s’agit de faire respecter des bases sociales dans des pays où le cadre juridique n’est pas suffisant ou n’est pas respecté. Pour faire simple, on remplace l’inspection du travail ou des normes OIT [normes internationales du travail, NDLR]insuffisantes. Enfin, le quatrième pilier, ce sont les garanties environnementales.

De quelle manière le commerce équitable s’inscrit-il dans un marché économique mondialisé où la concurrence des prix prévaut ?

Le commerce équitable est viable parce qu’il crée de la valeur. Un produit équitable a un modèle économique, comme n’importe quel produit, et son prix final en magasin n’est pas forcément le plus cher. La boîte de café Malongo est par exemple vendue 3 euros et c’est la deuxième référence de café la plus vendue en France : présente dans toutes les enseignes, hyper-qualitative, à 80 % bio… Quand je discute avec son directeur général, Jean-Pierre Blanc, il me dit faire peu de marge, mais du volume. C’est un exemple de modèle économique.

« Le commerce équitable est viable parce qu’il crée de la valeur. »

Pouvez-vous nous donner quelques chiffres ?

Les normes volontaires proposées par Max Havelaar sont adoptées par près de 4 000 entreprises dans le monde, ce qui se traduit par 35 000 références de produits labellisés et environ 12 milliards d’euros de chiffres d’affaires. Parmi les 4 000 entreprises, la moitié sont des intermédiaires cruciaux dans ce dispositif et le reste est soit des PME soit des multinationales (Unilever, Ben & Jerry’s) qui proposent une partie de leur gamme en commerce équitable.

Pour ce qui est de l’ONG elle-même, on compte à peu près 1 000 salariés dans 100 pays et les réseaux de producteurs sur le terrain qui accompagnent. Les producteurs – deux millions de paysans environ – ont des échelons de représentation et de votes, de gouvernance donc, importants.

Quelques chiffres concernant le commerce : 600 000 tonnes de cacao sont certifiées par Max Havelaar, ce qui représente plus de 10 % de la production mondiale. C’est gigantesque. Pour le café, on est à 900 000 tonnes, environ 8 %. Sur la banane, c’est le chiffre le plus impressionnant : on a certifié un million de tonnes de bananes sur les 20 millions qui sont échangées, donc on est à 5 % du commerce international, mais avec des parts de marché beaucoup plus importantes dans des pays phares. Au Royaume-Uni, 50 % des bananes sont certifiées Max Havelaar, 50 % en Suisse et 13 % en France.

Quel a été l’impact de l’actualité de ces dernières années (crise du Covid, guerre en Ukraine, hausse du prix de l’énergie, etc.) sur le secteur ?

Première remarque, les filières équitables ont tenu et ont bien surmonté le défi logistico-sanitaire des deux premières années de la pandémie. Notre réponse a été un fonds d’urgence, la coopération allemande a notamment fait un chèque de 10 millions d’euros en quelques jours. Nous sommes très développés en Allemagne, il y a une grande proximité avec le gouvernement, qui nous utilise véritablement comme un outil de politique publique. Je souhaite la même chose pour la France.

Pour autant, les donneurs d’ordres ont hésité, certains se disant, notamment dans le textile, « c’est la crise, j’annule ». Nous avons fait un gros travail pour les fidéliser, avec comme argument : ce n’est pas dans la tempête qu’il faut abandonner les filières équitables, au contraire, ce sont des filières résilientes, vous en aurez besoin dans deux-trois ans, ça ne sert à rien d’être le roi du cimetière. Il a donc fallu maintenir les commandes avec les 4 000 entreprises dont je parlais précédemment. Et on a pas mal tenu.

« Ce n’est pas dans la tempête qu’il faut abandonner les filières équitables, au contraire, ce sont des filières résilientes. »

Deuxième remarque, sur le moyen terme, nous sommes touchés par l’inflation. Pour certains produits, installés comme populaires et accessibles, les ventes ne fléchissent pas. Mais pour les produits à très haute valeur, il y a une hésitation en ce moment. Le réflexe du consommateur face à l’inflation peut être temporairement de se tourner vers des produits low cost. C’est dommage, mais la tendance de fond reste positive.

Enfin, pour tenir compte de cette nouvelle donne économique, nous avons enclenché des travaux pour réviser nos prix minimum, à la hausse ou à la baisse en fonction des différents marchés. Notre boussole ne change pas : un prix rémunérateur au-dessus des coûts de production, des conditions sociales de travail correctes, une base de cahier des charges environnemental et une gouvernance d’entreprise un tant soit peu démocratique avec une voix au maillon faible.

Quels sont les défis et enjeux d’avenir du commerce équitable ?

L’un des défis majeurs est pédagogique : faire comprendre aux dirigeants que la lutte contre l’extrême pauvreté est la mère de toutes les batailles. Que ce soit pour la promotion des droits des femmes, le travail des enfants, la lutte contre le changement climatique, la protection des mangroves, l’inclusivité des handicapés, etc. vous avez peu de chances d’être entendu si la personne en face de vous a un nœud coulant autour de la gorge, si elle ne peut pas nourrir sa famille. Or, c’est très souvent oublié dans le débat sur le climat où on réfléchit d’abord à quelle norme il faut imposer. Vous pouvez imposer toutes les normes que vous voulez, une personne qui est dans la survie ira couper l’herbe la plus proche pour faire bouillir la marmite. Notre proposition n’est pas de la charité ou du pathos. Lutter contre la pauvreté, c’est contrer une injustice et produire un bénéfice collectif.

Le deuxième défi serait de réussir à utiliser les normes volontaires telles que la nôtre dans les grands accords de commerce. Il y a une contradiction interne entre le maintien du commerce mondial (son expansion, la division internationale du travail) et les nouvelles dynamiques de durabilité. Or il faut qu’on fasse marcher les deux en introduisant ces critères d’équité dans les accords internationaux de commerce type Mercosur…

Enfin, le troisième défi est de trouver une parole commune avec les productions françaises, ce que l’on a lancé cette année. Les quelques centimes qui manquent aux paysans à l’international, manquent aussi aux producteurs de blé dans le Gers ou de lait dans le Poitou. Nous déployons donc actuellement la philosophie du commerce équitable dans l’agriculture française et de manière très volontariste dans le secteur le plus « chaud » du moment pour ses impacts humains et environnementaux : le textile et la fast fashion.


Cet entretien a initialement été publié dans le numéro 26 d’Émile, paru en octobre 2022.

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