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Pierre-Henri Tavoillot : "L’université est un lieu propice au wokisme"

Au centre de tous les débats ces dernières années, le « wokisme », n’en finit pas de diviser le monde enseignant. Que recouvre ce mouvement qui polarise les débats autour des questions du racisme, de la « cancel culture », du genre et de l’identité ? Émile vous propose une réflexion sur le sujet en plusieurs volets. Dans cet entretien, Pierre-Henri Tavoillot, auteur, maître de conférences en philosophie à Sorbonne Université et président du Collège de philosophie, nous expose sa vision, opposée à celle de Réjane Sénac.

Propos recueillis par Sandra Elouarghi et Bernard El Ghoul 

Pierre-Henri Tavoillot (D.R.)

Comment analysez-vous la montée en puissance, en France, des concepts liés à la « cancel culture » (culture de l’effacement), en partie importés d’Amérique du Nord et plus largement désignés sous le vocable de « wokisme » (l’éveil à toute forme de discrimination) ? Pour quelles raisons, selon vous, le « wokisme » progresse-t-il considérablement dans notre pays ?  

C’est un nouveau moralisme qui, sous un visage généreux, masque un dogme et une inquisition. On peut en construire le « type idéal » en quatre idées majeures. Il y a, d’abord, une vision binaire de la réalité : rien n’existe qui ne soit dominé ou dominateur, victime ou coupable.

Ensuite, dans ce réel, l’Occident est le grand dominateur et, dans cet Occident, la colonisation est le « crime des crimes ». Elle condense toutes les oppressions : celle de l’Ouest blanc sur le reste du monde (impérialisme), celle de l’homme sur les femmes (patriarcat), celle de la technique sur la nature (productivisme), celle des riches sur les pauvres (capitalisme), celle des vieux sur les jeunes (conservatisme).

Troisième idée : la suprême ruse des dominations est, comme le diable, de faire croire qu’elles n’existent plus. Pour les « wokistes », les progrès sont des leurres : malgré la décolonisation, c’est une exploitation accrue ; malgré le pseudo-féminisme, un patriarcat sournois ; malgré l’État-providence, une misère croissante ; sous l’apparence du développement durable, toujours plus de capitalisme. Bref, le vieux mal blanc producteur est un polyprédateur qui opprime tout ce qui bouge : les femmes, la planète, les migrants, les différences, les « racisés », les LGTBQ+, etc.

Quatrième idée, face à ce scandale, il convient non seulement de se « réveiller » (d’où le « woke »), mais aussi de combattre l’oppression systémique et de faire table rase du passé qui l’a produit (d’où la « cancel culture »). Il ne suffit pas de décoloniser les textes (de lois), il faut décoloniser les têtes ou les couper : commençons par celles des statues ! Et changeons aussi les noms de rue, modifions les titres des livres et empêchons les conférences de tous les « endormis » ! Pour ses partisans, cette violence est justifiée, car elle n’est que légitime défense.

Ce qui est sidérant dans cette vision sommaire du monde, c’est qu’elle nie ce qui lui permet d’exister : la liberté d’expression. Et il n’est pas inutile non plus de rappeler que l’émancipation de la femme, l’État social et la reconnaissance des droits, l’abolition de l’esclavage, la critique du racisme, la décriminalisation de l’homosexualité sont ce qu’il y a de plus propre à la civilisation de la démocratie européenne.

Le Collège de philosophie dont vous êtes le président a co-organisé, en janvier dernier, avec l’Observatoire du décolonialisme, dont vous êtes membre, le colloque « Après la déconstruction : reconstruire les sciences et la culture ». Pendant 48 heures, penseurs et universitaires ont exprimé leur inquiétude. Pourquoi dit-on que la « cancel culture » est une menace pour l’université française ?

L’inquiétude, c’est que la vision « wokiste » du monde devienne une forme de parole d’évangile prétendant s’immuniser contre toute espèce de critique. Car les pensées de la déconstruction supportent mal d’être elles-mêmes déconstruites, tout comme Sandrine Rousseau supporte mal le compte Twitter parodique Sardine Ruisseau ; tout comme les théories critiques de la race détestent qu’on les critique. C’était là un des objets du colloque.

La tenue de ce colloque a fait l’objet d’une levée de boucliers, certaines personnalités accusant « le colloque de la honte de faire la courte échelle au fascisme » et ses participants de faire preuve du même militantisme que celui dénoncé à travers la nébuleuse « wokiste »…

L’accusation de fascisme est souvent le signe d’un refus de débattre. Pour ne pas avoir à argumenter, on dénigre. Et le plus drôle, c’est que ce colloque a été accusé de porter atteinte à la liberté d’expression, raison pour laquelle certains souhaitaient l’interdire !

Vous semblez redouter, in fine, la tentation de l’annulation, c’est-à-dire « d’une table rase du passé, de l’histoire, de l’art, de la littérature et de l’ensemble de l’héritage civilisationnel occidental, désormais voué au pilori ». N’est-ce pas surestimer les conséquences de ce mouvement de déconstruction ?

Il ne faut ni le surestimer ni le sous-estimer. Nous avons la chance, en France, d’avoir un goût prononcé pour le débat intellectuel et je note que, dans cette rentrée littéraire, plusieurs ouvrages paraissent qui analysent le « wokisme » et le critiquent de manière rigoureuse. Par exemple, celui de Jean-François Braunstein, La Religion woke (Grasset) ; Cancel ! De la culture de la censure à l’effacement de la culture, d’Hubert Heckmann (Éd. Intervalles) ; ou encore le volume dirigé par Sami Biasoni, Malaise dans la langue française (Les éditions du Cerf). Tout cela est très sain. Mais là où la vigilance est de mise, c’est quand l’orthodoxie devient orthopraxie, voire inquisition. Et quand la rigueur scientifique s’incline devant l’idéologie : alors, comme l’a montré Nathalie Heinich, on fait basculer la recherche dans le militantisme (Ce que le militantisme fait à la recherche, Gallimard, Tract, 2021).

Dans une récente interview, vous disiez à propos de la devise française « liberté, égalité et fraternité » qu’elle révèle l’ampleur du défi politique, à savoir : comment vivre ensemble sans s’entretuer ? N’est-ce-pas aussi le défi qu’impose la montée en puissance du « wokisme » ?

Oui, les adeptes du « wokisme » choisissent, comme grille de lecture, une logique de guerre civile : la lutte des sexes, la guerre des races et la guerre des générations. Le conflit de classe, propre à la culture de gauche, est quant à lui presque délaissé. Par où l’on voit aussi les dérives d’une bonne part de la sociologie française qui, au lieu d’étudier le lien social dans sa complexité, valorise – voire survalorise – ce qui défait la société. C’est une asociologie.

Le phénomène ne risque-t-il pas de s’accélérer, dans la mesure où les doctorants formés aux thèses « woke » et à la pensée décoloniale seront les enseignants de demain ?

L’université est un lieu propice au « wokisme ». Il suffit de prendre un objet d’étude, n’importe lequel, par exemple « les noms d’oiseaux ». Puis vous ajoutez « décoloniser »… et vous avez un sujet de thèse, un colloque, un laboratoire, des financements (aux États-Unis). Même chose avec « dégenrer ». Il y a là une confusion grave entre le savant et le politique, pour reprendre la formule de Max Weber ; elle est, en effet, nocive dans la durée, y compris pour les élèves de demain, car la frontière entre savoirs et croyances se brouille. 


Cet entretien a initialement été publié dans le numéro 26 d’Émile, paru en octobre 2022.