Agathe Demarais : "La guerre en Ukraine accentue la fragmentation du paysage géopolitique mondial"

Agathe Demarais : "La guerre en Ukraine accentue la fragmentation du paysage géopolitique mondial"

Agathe Demarais (promo 09), directrice des prévisions mondiales à l’Economist Intelligence Unit, le centre de recherches du magazine The Economist, revient sur les grandes lignes de son parcours et analyse les mutations économiques et géopolitiques. Entretien.

Propos recueillis par Olivier Marty, président du Cercle franco-britannique

Crédits photo : Agathe Demarais, collection personnelle

Votre parcours est un exemple de réussite académique et de combinaison d’expériences publiques et privées dans un environnement mondial. Comment l’avez-vous construit depuis maintenant près de 15 ans ? Est-ce que tout est relié au fil conducteur constitué par votre intérêt pour l’économie et les pays émergents ?

Effectivement, les fils conducteurs de mon parcours sont l’économie et les pays émergents, auxquels j’ajouterais la géopolitique. Mon parcours à Sciences Po m’a permis d’étudier autant en France qu’en Amérique du Nord : j’ai rejoint la rue Saint Guillaume directement en deuxième année après une année de « prépa » au lycée Louis le Grand, puis passé ma troisième année à Vancouver (Canada) avant de revenir à Paris en double master entre Sciences Po (à Paris) et Columbia University (à New York, grâce au soutien financier d’une bourse Fulbright du département d’État américain). Sciences Po m’a donné la possibilité d’étudier dans trois pays en seulement quatre ans, ce qui a été une chance extraordinaire : je viens d’un milieu rural, loin des élites parisiennes, et n’avais même pas de passeport avant de partir pour Vancouver ! Cette année au Canada a d’ailleurs été un tournant : j’y ai pris goût à la découverte d’autres cultures et aux voyages « rustiques » sac au dos, que ce soit au fond de l’Alaska ou dans les Rocheuses canadiennes. 

Après l’obtention de mon double diplôme, en 2009, je savais que je souhaitais vivre dans un pays émergent afin de sortir de ma zone de confort. Une opportunité de travailler en banque d’affaires chez BNP Paribas m’a fait rejoindre Moscou. Comme souvent lorsqu’on s’expatrie, on croit que c’est seulement pour un ou deux ans… mais finalement, j’ai passé presque cinq ans en Russie. C’était une époque totalement différente, avant l’annexion russe de la Crimée en 2014 : même s’il existait des désaccords diplomatiques, la Russie était encore un partenaire des pays occidentaux dans de nombreux domaines. J’y ai appris le russe et beaucoup voyagé, notamment dans des régions reculées comme la Carélie, la Yakoutie et le Kamchatka. 

« Sciences Po m’a donné la possibilité d’étudier dans trois pays en seulement quatre ans. »

Après deux ans chez BNP Paribas j’ai rejoint la Direction Générale du Trésor à l’ambassade de France à Moscou, où je couvrais les sujets économiques et financiers en Russie et en Asie Centrale. Je faisais beaucoup de missions de terrain dans des pays assez peu connus en France, tels que le Tadjikistan, le Turkménistan et l’Ouzbékistan. Cette expérience m’a appris le sens de l’adaptation. Se retrouver seule face à une quinzaine de représentants d’un ministère financier dans un pays en « stan » pour leur demander comment se porte leur économie, le tout après un vol de nuit interminable dans un avion soviétique hors d’âge, ça forge le caractère ! 

Et puis du jour au lendemain, en 2014, ma vie à Moscou a changé — comme celle de beaucoup d’autres expatriés sur place. La Russie a annexé la Crimée et les pays occidentaux ont commencé à imposer des sanctions contre Moscou. Le climat sur place s’est nettement tendu. J’ai commencé à travailler sur le sujet des sanctions à Moscou puis ai demandé à rejoindre l’Ambassade de France à Beyrouth, toujours pour la Direction Générale du Trésor. Après le froid polaire des hivers russes et le caractère slave parfois rugueux, c’est peu dire que déménager à Beyrouth fut dépaysant ! J’y couvrais 15 pays du Moyen-Orient et étais en déplacement chaque semaine, parfois dans des zones de guerre comme l’Irak. 

Comme à Moscou, je me suis appliquée à apprendre la langue locale : j’ai toujours pensé qu’il était important, pour comprendre l’économie d’un pays, de pouvoir parler sur les marchés ou à son chauffeur de taxi. Pour ça, la maîtrise de la langue est un pré-requis… cela demande un fort investissement personnel mais, à mon sens, le jeu en vaut la chandelle. À Beyrouth, j’ai encore beaucoup appris à l’école de la DG Trésor, qui force à la rigueur administrative et est sans pitié en termes de niveau d’exigence. Dans un tel contexte, également marqué par la guerre dans la Syrie voisine et le million de réfugiés syriens vivant au Liban, on grandit (ou vieillit ?) vite. C’est à la fois épuisant et passionnant !

« Mon expérience du travail dans le monde anglo-saxon est radicalement différente de celle que j’ai eue dans un environnement français. »

Après six très belles années à la DG Trésor, en 2017, j’ai décidé de quitter la fonction publique et de rejoindre le secteur privé. J’ai déménagé à Londres où je travaille depuis presque six ans pour l’Economist Intelligence Unit (EIU), le centre de recherches indépendant du magazine britannique The Economist. J’y suis directrice des prévisions mondiales et joue un rôle de chef d’orchestre afin d’assurer la cohérence de nos analyses pour l’ensemble des pays du monde. Mon poste implique de nombreux rendez-vous en-dehors d’EIU, que ce soit pour présenter nos études à des clients ou donner des interviews aux médias. Mon expérience du travail dans le monde anglo-saxon est radicalement différente de celle que j’ai eue dans un environnement français. Le management d’équipe, par exemple, est beaucoup plus collaboratif. Enfin, en parallèle de mes activités chez EIU, je viens de publier un livre, Backfire, qui revient sur les effets secondaires des sanctions américaines. 

Vous avez été élève à Louis le Grand en classes préparatoires, puis à Sciences Po, d’abord en Bachelor, puis dans le cadre du double Master « Economics and Public Policy » en partenariat avec Columbia University, de 2007 à 2009. Avec le recul, quels ont été les atouts de votre formation que vous avez pu utiliser pleinement au fil du temps ? 

Le premier atout de ma formation à Sciences Po a été de me permettre, grâce aux opportunités que j’ai eues d’étudier à l’étranger, de me confronter à d’autres façons de penser et de voir le monde. On ne rédige pas un essai universitaire aux États-Unis ou au Canada comme on le fait en France : les professeurs nord-américains sont souvent éberlués quand ils découvrent nos plans en deux parties présentant une idée puis son exact contraire. On a beau leur expliquer les mérites des plans « thèse-antithèse-synthèse », on comprend rapidement qu’ils ne sont pas franchement convaincus. Au contraire, le système nord-américain pousse à avoir une opinion (même différente de celle de son professeur) et à la défendre. C’est un exercice parfois difficile pour les personnes formées dans notre système éducatif, qui ne prône pas toujours le sens critique ! 

Le deuxième atout, bien évidemment, a été d’apprendre à transmettre mes idées efficacement et succinctement. Lorsqu’on prépare son énième exposé chaque semestre, on n’y pense pas, mais le système Sciences Po d’exposés en dix minutes chrono est incroyablement formateur. Cette capacité à faire part des principaux points saillants sur un sujet donné me sert encore beaucoup, notamment lorsque je dois « briefer » des conseils d’administration ou des dirigeants de grandes entreprises, dont le temps est compté. À nouveau, la complémentarité des formations française et nord-américaine est parfaite : à Sciences Po on apprend à faire des exposés très cadrés et structurés, tandis qu’en Amérique du Nord, on est encouragé à construire puis partager son point de vue en effectuant un véritable travail de lecture et de recherche. 

« La complémentarité des formations française et nord-américaine est parfaite : à Sciences Po on apprend à faire des exposés très cadrés et structurés, tandis qu’en Amérique du Nord, on est encouragé à construire puis partager son point de vue... »

Enfin, je dirais que ma formation a continué bien après mes études à Sciences Po et Columbia. J’ai eu la chance d’avoir des managers et des mentors extraordinaires dans l’ensemble de mes postes, que ce soit chez BNP Paribas, la DG Trésor ou à l’Economist Intelligence Unit (EIU). Chacun d’entre eux m’a beaucoup appris, que ce soit en matière de gestion d’équipe, d’économie pure et dure, ou de façons de se comporter avec différents interlocuteurs. Même si on ne s’en rend pas nécessairement compte lorsqu’on est encore jeune et qu’on aimerait être sur le devant de la scène, tous les rendez-vous où j’ai silencieusement tenu la plume m’ont donné de précieuses occasions d’observer les comportements de dirigeants et de me demander comment et pourquoi ils avaient géré telle ou telle question de la sorte. Il m’arrive encore de repenser à certains rendez-vous diplomatiques pour m’en inspirer. 

Vous dirigez depuis quatre ans l’équipe chargée des prévisions globales du centre de recherches indépendant du célèbre magazine britannique The Economist. Quel est votre regard sur les transformations de la mondialisation depuis la crise du Covid-19, en termes de commerce, de rivalités technologiques et de régulations mondiales ?  

Le double choc issu de la crise du coronavirus et de la guerre en Ukraine a accéléré la fragmentation du paysage géopolitique et économique mondial. Prenons les chaînes de valeur, par exemple. L’idée de relocaliser la production de certains produits considérés comme « stratégiques » (tels que les masques ou les médicaments) n’est pas nouvelle et date d’avant la crise du coronavirus. Aux États-Unis, les partisans d’un découplage avec la Chine et d’une relocalisation des entreprises sur le sol américain promouvaient déjà leur agenda à la fin des années 2010, notamment sous la présidence de Donald Trump. La crise du coronavirus et la guerre en Ukraine ont accéléré ce phénomène en forçant une prise de conscience de la complexité des chaînes de valeurs mondiales, qui s’étendent sur une multitude de pays. En d’autres termes, le coronavirus et les confinements successifs nous ont fait comprendre que les livraisons en 24h de produits achetés en ligne et fabriqués à l’autre bout du monde tenaient plus du petit miracle que de la normalité.

« La machine de propagande russe tourne à plein régime. »

Les transformations géopolitiques vont probablement être encore plus importantes que celles auxquelles on peut s’attendre dans le domaine économique. La guerre en Ukraine accentue la fragmentation du paysage géopolitique mondial, entre un camp occidental bien défini (États-Unis, Europe et leurs alliés), un camp mené par la Chine (et son nouvel obligé, la Russie) et un ensemble hétéroclite composé de pays émergents non encore alignés. Ces pays émergents vont faire l’objet d’un affrontement féroce entre les deux autres blocs au cours de ces prochaines années car ce sont ceux qui, précisément, n’ont pas encore fait leur choix. Les pays occidentaux y souffrent cependant souvent d’une mauvaise image et d’un fort ressentiment à l’égard de leur passé colonial. En parallèle, la machine de propagande russe tourne à plein régime et essaie de faire croire, par exemple, que les sanctions occidentales contre la Russie vont affamer l’Afrique. C’est faux, mais cela fonctionne dans de nombreux pays (comme le Mali et le Burkina Faso, qui semblent se tourner de plus en plus vers Moscou). C’est là une tendance inquiétante car elle illustre la perte de crédibilité et d’attrait du modèle porté par les démocraties occidentales.

Vous êtes l’auteure d’un essai remarqué, Backfire, publié en 2022 aux Presses de Columbia University, dans lequel vous défendez la thèse que les sanctions internationales ont des effets variables, mais surtout « secondaires ». Pouvez-vous nous expliquer ce que vous entendez par là ?

C’est là une transition parfaite par rapport à votre question précédente ! L’idée de mon livre, Backfire, est que les sanctions sont un outil crucial pour les diplomaties occidentales car elles comblent le vide entre les déclarations diplomatiques (souvent inefficaces) et les interventions militaires (mortelles, souvent impopulaires et présentant un risque d’escalade). Dans certains cas, les sanctions marchent : ce fut le cas contre l’Iran en 2015 lors de la conclusion de l’accord nucléaire. Dans d’autres cas, elles ne fonctionnent pas : on peut penser à l’embargo américain à l’encontre de Cuba, qui n’a toujours pas entraîné de changement de régime à La Havane alors qu’il est en place depuis plus de 60 ans. 

« Les sanctions ont aussi des effets secondaires bien au-delà de leurs cibles, lesquels sont très souvent méconnus. »

Cependant, et c’est à mon avis le point le plus intéressant, les sanctions ont aussi des effets secondaires bien au-delà de leurs cibles, lesquels sont très souvent méconnus : elles peuvent alimenter les tensions transatlantiques, par exemple lorsque les États-Unis imposent des sanctions extra-territoriales unilatérales que les entreprises européennes doivent respecter (tel fut le cas lors de la « saga Nord Stream 2 » durant laquelle les États-Unis ont tout fait pour empêcher la construction de ce gazoduc supposé relier la Russie à l’Allemagne – un projet qui n’était évidemment pas, rétrospectivement, une brillante idée. Les sanctions peuvent aussi avoir des effets non négligeables sur la population du pays visé : je reviens dans mon livre sur l’impact des sanctions américaines contre l’Iran durant la crise du coronavirus. Enfin, les sanctions peuvent avoir des effets inattendus sur les marchés de matières premières : j’explore dans Backfire les effets collatéraux que les sanctions américaines contre Rusal, un géant russe de l’aluminium, ont eues. 

Cependant, et même si les effets secondaires des sanctions sont importants, il ne faut pas tomber dans le travers inverse et croire qu’elles sont la cause de tous les maux. Depuis l’invasion de l’Ukraine en février 2022, on entend la petite musique visant à faire croire que les sanctions occidentales sont à l’origine de la crise énergétique en Europe et des difficultés économiques du Vieux Continent. C’est inverser la cause et de la conséquence : les prix de l’énergie avaient commencé à augmenter avant le début de la guerre fin février 2022 et la décision russe d’envahir l’Ukraine n’a fait qu’accentuer ce phénomène. Certains avancent l’idée que Poutine a coupé le robinet du gaz en réponse aux sanctions européennes mais c’est là prendre pour argent comptant les éléments de langage du Kremlin : rien ne permet d’affirmer que la Russie n’aurait pas fermé le robinet du gaz même sans les sanctions. L’idée de mon livre est de démêler le vrai du faux sur un sujet à mon sens important, les sanctions, dont on parle beaucoup mais dont il est parfois difficile de comprendre les nuances et les mécanismes. 

Dans une récente émission de France Culture portant sur les sanctions prises à l’encontre de la Russie, vous pointez que celles-ci auront bien des effets de long-terme non négligeables sur l’économie russe. Par quels canaux cet effet va-t-il se produire  ?

Absolument, les sanctions contre la Russie vont avoir des effets importants sur l’économie russe, à long terme. Comme je l’explique dans Backfire, et contrairement à ce qu’on pourrait croire, les sanctions les plus importantes à l’égard de la Russie datent probablement de 2014. Celles-ci vont restreindre la capacité du secteur énergétique russe à accéder à des financements et des technologies occidentales. Pour la Russie, c’est un scénario catastrophique : les réserves d’un certain nombre de champs pétro-gaziers s’épuisent lentement et la Russie a besoin d’en développer d’autres pour maintenir son statut de grande puissance énergétique. Cependant, beaucoup de ces nouveaux champs potentiels sont situés dans l’Arctique et les exploiter demande des technologies de pointe. Cependant, celles-ci sont quasiment exclusivement américaines. Sans accès à ces technologies, la Russie va lentement voir sa production de gaz et de pétrole s’effriter car elle ne pourra pas développer de nouveaux gisements pour remplacer ceux qui arrivent à maturité. 

« D’ici à 2030 l’Agence internationale de l’énergie (AIE) estime que seuls 15 % du pétrole et du gaz échangés mondialement seront russes. »

Ce sera un processus lent mais d’ici à 2030 l’Agence internationale de l’énergie (AIE) estime que seuls 15% du pétrole et du gaz échangés mondialement seront russes, contre 30% aujourd’hui. Il est peu probable que le Kremlin arrive à trouver une recette miracle pour faire face à ce problème : on parle souvent du « pivot » russe vers la Chine, mais Pékin n’a pas les technologies nécessaires dans le domaine énergétique. 



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