Comment l’État a normalisé le divorce

Comment l’État a normalisé le divorce

De l’instauration du divorce par consentement mutuel, en 1975, à la mise à l’écart du juge dans la procédure, en 2016, l’État a profondément simplifié les règles du divorce pour tenter de s’adapter aux nouveaux modèles familiaux.

Image d’illustration. (Crédits : RVillalon / Shutterstock)

Angèle* a 20 ans quand elle le rencontre. Elle est étudiante en troisième année d’école de commerce à Saint-Brieuc, en Bretagne, lorsqu’elle tombe amoureuse de Pierre*, son premier petit ami. Elle aime la force qu’il dégage et son intelligence. Sept ans plus tard, elle décide de se marier avec lui. De cette union naissent un premier enfant, à 28 ans, puis un second. Angèle travaille comme Accompagnante d’élève en situation de handicap (AESH), un métier qui lui permet de pouvoir prendre les vacances scolaires et de finir tôt le soir, mais qui n’est pas bien payé : 1 200 euros net par mois.

Dix-sept ans plus tard, la passion des premiers mois a laissé place à la routine : « C’était devenu une cohabitation cordiale, sans heurts, mais avec une indifférence qui s’installait. » Lors de la crise sanitaire, les disputes se multiplient et Pierre finit par demander le divorce, en juillet 2020. Angèle l’accepte. En juillet 2021, le divorce par consentement mutuel est signé, Angèle récupère la maison familiale et la garde exclusive des enfants : « Si je fais le bilan, je trouve que je m’en suis bien sortie, ça n’a pas été la guerre. »

La disparition du divorce pour faute

Chaque année, en moyenne, 130 000 couples divorcent en France, sur les 220 000 qui se marient. Procédure la plus rapide et la moins coûteuse pour les justiciables, le divorce par consentement mutuel représente aujourd’hui la moitié des dossiers. Viennent ensuite le divorce accepté (accord sur le divorce, mais pas sur ses conséquences), puis celui pour altération définitive du lien conjugal. À la tromperie et aux violences s’est ajouté comme motif de rupture le constat d’un échec commun : « Il y a moins de couples qui durent parce que l’éducation et la vie des Français ont changé. L’une des explications du maintien du mariage, c’était la dépendance très forte des femmes vis-à-vis des hommes, mais les femmes sont plus indépendantes aujourd’hui », explique maître Sophie Tougne, avocate au barreau de Paris spécialisée en droit de la famille.

« L’une des explications du maintien du mariage, c’était la dépendance très forte des femmes vis-à-vis des hommes, mais les femmes sont plus indépendantes aujourd’hui. »
— Maître Sophie Tougne, avocate au barreau de Paris

De leur côté, les divorces pour faute (comme l’adultère) ne représentaient plus que 10 % des dossiers en 2014 : « Ça n’existe quasiment plus, je négocie 80 à 90 % de mes dossiers à l’amiable », confirme l’avocate.  Pourtant, cette procédure était encore majoritaire il y a 50 ans. Avant 1975, les couples étaient obligés de prouver la faute de leur conjoint pour demander le divorce, comme l’explique Benoit Bastard, sociologue et directeur de recherche émérite au CNRS : « Des couples aspiraient à une séparation voulue par les deux conjoints. Or, la loi l’interdisait et on a vu augmenter le nombre des divorces pour faute, qui cachaient en réalité un consentement des deux partenaires. Ceux-ci s’obligeaient, pour satisfaire aux exigences de la loi, à produire de fausses preuves, des “fictions judiciaires” pour parvenir à se séparer légalement. Cette situation insatisfaisante est devenue scandaleuse et des militants en ont fait un objet de revendication. »

Une du magazine papier Les Échos au titre “L’héritage Giscard”. (Crédits: Hadrian / Shutterstock)

Valéry Giscard d’Estaing, le « modernisateur »

Les nouveaux divorcés peuvent remercier Valéry Giscard d’Estaing. En 1975, celui qui vient d’être élu plus jeune président de la Ve République face à François Mitterrand souhaite moderniser la France, dans la foulée du vent libertaire qui a soufflé lors de Mai 68. Il multiplie d’emblée les réformes sociétales, d’abord avec l’abaissement de l’âge électoral de 21 à 18 ans, puis avec la légalisation de l’IVG, portée par Simone Veil. « VGE considérait que de Gaulle avait fait de grandes réformes institutionnelles en 1958, mais que tout l’aspect sociétal n’avait pas bougé. Il avait été très frappé par Mai 68 et redoutait qu’une crise analogue se reproduise », analyse Éric Roussel, journaliste et auteur d’une biographie sur Valéry Giscard d’Estaing.

« Alors que les divorces constituaient un événement “terrible” et stigmatisé, le sens du divorce s’est progressivement transformé jusqu’à devenir un événement “normal” dans le parcours des individus, ce qui ne veut pas dire que c’est facile à vivre. »
— Benoit Bastard, sociologue

En parallèle, pour dédramatiser le divorce et régler définitivement ses conséquences lors de son prononcé, le gouvernement fait adopter une réforme, le 11 juillet 1975. Elle maintient le divorce pour faute, mais institue le divorce pour rupture de la vie commune pendant une durée supérieure à six ans et surtout, elle réinstaure le divorce par consentement mutuel, aboli lors de la Restauration, en 1816. 

Les effets de la réforme ne se font pas attendre. Le nombre de divorces double entre 1976 (64 000) et 2014 (123 000). Au-delà des nouveaux recours, cette évolution traduit aussi une remise en question de l’institution du mariage, ainsi qu’une distanciation vis-à-vis de la religion. « Alors que les divorces constituaient un événement “terrible” et stigmatisé, le sens du divorce s’est progressivement transformé jusqu’à devenir un événement “normal” dans le parcours des individus, ce qui ne veut pas dire que c’est facile à vivre », explique le sociologue Benoit Bastard.

Privatisation de la famille

Dans les décennies qui suivent, l’État poursuit la privatisation du mariage par consentement mutuel, avec pour objectif de désengorger les tribunaux civils. La loi du 26 mai 2004 allège les conditions du divorce, notamment par consentement mutuel, en remplaçant la double comparution devant le juge par une comparution unique. Un nouveau pic de divorces est atteint en 2005 avec 155 300 désunions. 

En 2016, malgré une énième levée de boucliers de la part des syndicats de magistrats, des associations familiales ou de protection de l’enfant, le garde des Sceaux Jean-Jacques Urvoas fait adopter en catimini une nouvelle réforme pour soulager une justice « sinistrée ». Désormais, les couples qui choisissent le divorce par consentement mutuel n’ont plus besoin de passer devant le juge des affaires familiales (sauf si un enfant mineur demande à être entendu), puisque la convention établie par les avocats est enregistrée chez le notaire. De leur côté, les magistrats s’inquiètent de voir disparaître le juge de la procédure, alors que ce dernier garantissait l’équilibre des accords trouvés entre les deux parties. « C’est le symbole de la “privatisation” de la famille. De même que la mise en couple est de plus en plus “privée” avec le PACS, les séparations sont aujourd’hui l’affaire du couple », conclut Benoit Bastard. 

La double peine pour les femmes

Six ans plus tard, maître Sophie Tougne n’est toujours pas convaincue de la pertinence de cette réforme : « Cette privatisation du divorce par consentement mutuel a eu l’avantage de désengorger la justice, mais on n’a jamais mis autant de temps pour divorcer en contentieux. » Selon le ministère de la Justice, le délai moyen des divorces contentieux en 2020 s’élevait à deux ans et demi. Une durée qui peut avoir des conséquences dramatiques sur la famille : « Aujourd’hui, seules les violences conjugales intéressent la justice, alors qu’il y a de vraies difficultés économiques si l’on n’a pas de pension alimentaire pour vivre », s’inquiète Sophie Tougne. 

Les femmes accusent toujours une perte de revenus de 20 % après un divorce, contre 3 % pour les hommes.

Par ailleurs, la part des familles monoparentales est passée de 9,4 à 25 % entre 1975 et 2020, produisant une demande accrue de logements. Et surtout, elle concerne à 82 % des mères, selon l’Insee. Si les inégalités salariales entre les hommes et les femmes se résorbent peu à peu, les femmes accusent toujours une perte de revenus de 20 % après un divorce, contre 3 % pour les hommes. Avec ses 1 200 euros net par mois, Angèle a bien ressenti les conséquences économiques de la séparation : « J’ai récupéré toutes les charges de la maison, la taxe d’habitation et la taxe foncière. Je m’en suis toujours sortie, mais il a parfois fallu se serrer la ceinture. Depuis, j’ai arrêté de partir en vacances et je surveille beaucoup plus mes dépenses », raconte-t-elle. Pour compléter ses revenus, Angèle cumule désormais un second emploi. Celle qui n’envisage pas de se remarier apprécie sa liberté retrouvée, un peu moins les remarques des hommes lui expliquant qu’il est « bien trop tôt » pour retrouver un compagnon. Si les réformes successives du divorce ont participé à l’émancipation des femmes, il faudra d’autres remèdes pour venir à bout du sexisme ordinaire. 

*Les prénoms ont été modifiés



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