Laurence Rossignol : "Quelle politique familiale souhaitons-nous pour la France ?"

Laurence Rossignol : "Quelle politique familiale souhaitons-nous pour la France ?"

Baisse de la natalité en France, répercussion sur le couple des inégalités hommes-femmes au travail, familles monoparentales, protection de l’enfance… L’ancienne ministre de la Famille Laurence Rossignol, aujourd’hui sénatrice socialiste et vice-présidente du Sénat, dresse un état des lieux des politiques publiques familiales.

Propos recueillis par Sandra Elouarghi et Maïna Marjany

Premier constat quand on se plonge dans les chiffres de la famille en France : le nombre d’enfants par femme est en baisse, même si la France reste en tête des autres pays européens. Ce fléchissement s’explique-t-il par une politique familiale moins favorable qu’auparavant ?

Laurence Rossignol dans son bureau au Sénat. (Crédits : Elisabetta Lamanuzzi pour Émile)

Nous sommes en effet passés d’environ 742 100 naissances en 2021 à 723 000 en 2022 [le plus faible nombre sur un an depuis 1946, NDLR]. En France, nous avons la politique publique la mieux dévolue à l’activité professionnelle des femmes et elle est relativement généreuse en ce qui concerne les gardes d’enfants. 

Certes, les allocations familiales versées à partir du deuxième enfant ont été rendues dégressives à partir d’un certain niveau de revenu (6 000 euros par mois par famille). La droite était opposée à cette mesure de mise sous conditions de ressources, mais je pense qu’à ce niveau de revenu, ce n’est pas le montant des allocations familiales qui détermine la décision d’avoir ou non un enfant. Le problème, c’est que la baisse de la natalité est concomitante à ces mesures ! Mais la concomitance n’est pas la causalité.

Quelles autres tendances pourraient expliquer cette baisse ?

Tout d’abord, il y a une diminution importante des familles nombreuses, ce qui fait mécaniquement baisser la moyenne. Ensuite, le fait que l’âge du premier enfant pour les femmes soit maintenant autour de 30 ans me semble également être un problème. En commençant plus tard, cela limite le nombre d’enfants que ces femmes pourront avoir, puisque la fertilité diminue.

Cette tendance est également, à mon sens, révélatrice d’inégalités professionnelles entre les femmes et les hommes. Pour une jeune femme, la maternité continue d’être vécue comme un obstacle à sa vie professionnelle. C’est bien ce que nous indiquent les enquêtes : l’arrivée d’un enfant a un impact négatif sur la carrière des femmes. Elles attendent donc d’être assurées sur le plan professionnel avant d’envisager de faire des enfants. 

Ce qui peut jouer également, c’est le report de l’âge d’autonomie, c’est-à-dire l’âge auquel on commence à travailler. Dans les enquêtes, la tranche d’âge pour les jeunes est maintenant de 18 à 25 ans ! J’observe également – et c’est purement empirique – une volonté de contrôle autour de la naissance du premier enfant : un jeune couple attend que toute une série de conditions soient réunies avant de se lancer, ce qui prend du temps. 

« C’est ce que nous indiquent les enquêtes : l’arrivée d’un enfant a un impact négatif sur la carrière des femmes. »

Comment les politiques publiques peuvent-elles y remédier ?

Cela fait longtemps qu’il n’y a pas eu, au Parlement ou au sein du gouvernement, un grand débat sur la politique familiale. Ce serait intéressant de l’avoir pour définir quelle politique familiale nous souhaitons adopter pour le futur du pays et au service de quoi elle doit être. Elle a été nataliste après-guerre, au moment de la création de la Sécurité sociale, puis elle a évolué vers une politique d’égalité des enfants, puisque ceux-ci justifient les allocations, qui sont destinées à contribuer à leur éducation. Ensuite, les politiques publiques ont eu vocation à favoriser l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes. Leur dimension nataliste s’est progressivement affaiblie. Qu’en est-il aujourd’hui ? Avons-nous besoin d’une politique nataliste ? Il est incontestable que le non-renouvellement des générations est un sujet dans une société. Ne serait-ce que parce que plus une société est vieille, moins elle a de capacité à penser l’avenir et à se transformer. 

Le chômage des jeunes est une réalité et cela ne pousse pas à faire des enfants. Il faut pouvoir garantir une entrée plus précoce des individus dans la vie active et desserrer la pression autour de l’enfant. Aujourd’hui, les gens doivent répondre à une double injonction : réussir leur vie et réussir leur enfant. 

« Cela fait longtemps qu’il n’y a pas eu, au Parlement ou au sein du gouvernement, un grand débat sur la politique familiale. »

L’autre constat frappant des récentes statistiques, c’est l’augmentation des familles monoparentales…

J’allais y venir. Ce sont des familles pour lesquelles tout est plus difficile. On utilise le terme « monoparental » pour les définir, ce qui est un terme neutre, mais ce sont à plus de 85 % des mères seules, qui cumulent bien souvent les difficultés financières, d’inégalités de ressource, d’inégalités de carrière, etc. Bien entendu, dans la monoparentalité, il existe plusieurs réalités. Dans certains cas, elle est partagée et il existe une coéducation avec le père, ou certaines femmes ont des frères et sœurs, des parents qui vont suppléer, enfin, il y a des femmes qui sont totalement isolées avec des hommes qui ont disparu. Pour les cas les plus difficiles, elles ont besoin à la fois de ressources, de sécurité financière, de logement et d’emploi. 

Les politiques publiques ne sont pas totalement aveugles en la matière. Certaines choses avancent. Dans les crèches, par exemple, on garde des berceaux pour les mères monoparentales. Enfin, un autre sujet épineux est celui des pensions alimentaires. À l’époque où j’étais ministre de la Famille, nous avions créé l’Agence de recouvrement des impayés de pensions alimentaires (ARIPA). Cela a continué à évoluer et, désormais, c’est la CAF qui joue le rôle d’intermédiaire entre les ex-conjoints et verse elle-même les pensions faisant l’objet d’un titre exécutoire. 

Mais en matière de politique familiale, les familles monoparentales devraient être une priorité. J’ai déposé l’année dernière une proposition de loi qui n’a malheureusement pas été adoptée. Elle visait à ne pas suspendre l’allocation aux mères monoparentales dès qu’elles se remettent en couple. L’idée que quand une femme se remet en couple avec un homme, il va forcément subvenir aux besoins et à l’éducation de ses enfants est absolument incroyable !

« L’idée que quand une femme se remet en couple avec un homme, il va forcément subvenir aux besoins et à l’éducation de ses enfants est absolument incroyable ! »

La protection de l’enfance est l’une des grandes causes du deuxième quinquennat d’Emmanuel Macron. Comment jugez-vous, jusqu’à présent, son action en la matière ?

Il faut avoir en tête que le lieu le plus dangereux pour un enfant, c’est la famille. Il s’agit de l’espace où sont commises la majorité des violences sexuelles sur enfant, des violences psychologiques et physiques. De ce point de vue-là, les politiques publiques en faveur de la protection des enfants dans le cadre familial sont assez récentes et, il faut le dire, indispensables. Ces politiques publiques sont articulées – à mon sens – sur trois volets : prévention/repérage, protection et prise en charge. 

Le travail de détection des violences suppose une formation de l’ensemble des personnels en contact avec les enfants : le personnel enseignant, les animateurs, les encadrants sportifs, les médecins… Deuxièmement, il faut un triple travail justice-police-ASE [Aide sociale à l’enfance, NDLR]. En ce qui concerne les maltraitances sur enfant, nous sommes dans un mouvement contradictoire. Il y a d’une part une plus grande dénonciation collective, un plus grand appel à l’opinion, des interdits qui sont mis. Je pense par exemple à la loi dans le Code civil qui a permis de poser le principe d’une éducation non violente, une loi qui dit qu’on ne frappe pas les enfants. Mais, dans le même temps, on a une dégradation terrible des services de l’ASE, de la justice. 

Un enfant victime de maltraitance suffisamment grave pour que le juge ait pris une décision de placement sera pourtant maintenu dans sa famille faute de suivi, de place, etc. On assiste à une grande régression en termes de protection de l’enfance. Certes, des lois sont votées, mais elles ne suffisent pas à résorber les difficultés.

La vraie question est celle des moyens humains déployés. Ce sont des métiers qui ne sont pas forcément très bien rémunérés, avec un manque de personnel et un grand turnover. Ce qui se passe pour le personnel de l’assistanat de l’enfance est comparable à ce qui se passe pour le personnel hospitalier. C’est le même mécanisme, les gens quittent leur emploi parce que c’est trop dur. En résumé, le nécessaire n’est pas fait en matière de protection des enfants.

« Il faut avoir en tête que le lieu le plus dangereux pour un enfant, c’est la famille. Il s’agit de l’espace où sont commises la majorité des violences sexuelles sur enfant, des violences psychologiques et physiques. »

Autre sujet qui concerne les familles et qui vous tient à cœur : la protection des femmes victimes de violence.

Toutes choses égales par ailleurs, cela va plutôt mieux. Plutôt mieux que pour les enfants, et plutôt mieux qu’hier, car il y a une mobilisation politique, associative et des pouvoirs publics sur ces sujets. Le nombre de féminicides et de femmes victimes de violence par leur conjoint reste très élevé, mais il y a tout de même une évolution globale de l’accueil dans les services de police et de l’accompagnement par la justice. Je constate également une mobilisation récente des communes. Au congrès de l’Association des maires de France cette année, j’ai été invitée à parler dans un atelier sur cette thématique : « Que peuvent faire les communes contre les violences faites aux femmes ? », une première ! C’est significatif du fait que, maintenant, les élus locaux se sentent investis du sujet. Dans certaines communes, on travaille sur les logements d’urgence pour héberger les femmes de manière temporaire, pour les exfiltrer de chez elles quand c’est nécessaire. Donc, honnêtement, il y a plus de mobilisation pour les femmes que pour les enfants.

Les enfants seraient finalement moins bien protégés ?

La protection des enfants demande plus de moyens humains, c’est plus difficile et c’est donc plus cher. Et puis les enfants passent malheureusement en dessous des radars, depuis toujours, que ce soit concernant l’inceste, les violences… En fait, pour les femmes, il y a un temps d’avance – pour les violences physiques et psychologiques, je mets de côté les violences sexuelles. Aujourd’hui, il est admis, depuis déjà quelques années, que frapper sa femme n’est pas acceptable. Pour les enfants, c’est beaucoup plus récent. Je ne connais personne qui revendique la liberté de frapper sa femme, en revanche les punitions corporelles continuent de relever de ce que l’on appelle la liberté éducative. Je me souviens qu’en 2015, quand on a présenté la loi contre les violences ordinaires éducatives, j’ai été surprise par les remarques entendues : « Ça s’appelle la loi fessée » ; « c’est intrusif » ; « ça porte atteinte à la puissance familiale » ; « une mesure de la gauche laxiste »…

En réalité, dans la rue, si vous voyez une personne taper son chien, vous êtes sûr que quelqu’un interviendra en disant « on ne frappe pas son chien comme ça ». Si un homme tape sa femme, il y a quand même aujourd’hui toutes les chances pour qu’une personne s’interpose. Mais quand vous voyez un parent taper un enfant, c’est plus rare que quelqu’un intervienne.

Lors des débats autour de la loi pour le mariage pour tous, plusieurs visions de la famille se sont affrontées. Au cours de votre vie politique, avez-vous constaté une réelle divergence de valeurs entre la gauche et la droite autour de la notion de famille ?

Oui, quand même. Il y a, dans la droite conservatrice, une nostalgie et un projet politique. La famille traditionnelle nous protégerait de la décadence de nos sociétés. C’est aussi le lieu où on apprend l’autorité et la soumission à l’autorité. On retrouvait d’ailleurs les mêmes clivages, quand on parlait d’éducation sans violence. La famille est un lieu où l’autorité s’exerce et s’apprend. C’est l’institution qui permet d’intégrer les codes qui vont être, ensuite, ceux de la vie en société, de la vie démocratique et de la vie en entreprise. Ce n’est pas un hasard si on utilise le mot « père » dans la famille, dans l’église et en politique – avec le « petit père des peuples ». Le père est celui qui exerce l’autorité et la famille traditionnelle est destinée à former les individus à l’acceptation de l’autorité. La famille est ainsi la meilleure prévention contre la révolution.

Cela dit, la droite politique ne vit pas en dehors de la société. Et donc ses propres principes se heurtent au réel. Et le réel, c’est qu’il y a des enfants gays, lesbiens, y compris dans des familles traditionnelles de droite. Maintenant, tout le monde est obligé de composer avec cette réalité-là. 

Cet entretien a initialement été publié dans le numéro 27 d’Émile, paru en février 2023.



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