Emmanuel Todd : "Les systèmes familiaux, au sens de systèmes de valeurs, persistent"

Emmanuel Todd : "Les systèmes familiaux, au sens de systèmes de valeurs, persistent"

Famille nucléaire égalitaire, famille « souche », systèmes paysans : dans cet entretien, Emmanuel Todd décrypte l’évolution des systèmes familiaux en France et l’influence de la famille sur l’histoire politique.

Propos recueillis par Ismaël El Bou-Cottereau, Maïna Marjany et Driss Rejichi 

Emmanuel Todd (Crédits : Bénédicte Roscot)

Dans vos travaux, vous avez identifié plusieurs systèmes familiaux, différents en fonction des régions, voire des pays. En France, en tout cas dans le Bassin parisien, le modèle dominant est celui de la famille nucléaire égalitaire. Pouvez-vous nous l’expliquer en quelques mots ?

C’est le modèle dominant en France, mais c’est un modèle qui n’occupe que la moitié de l’espace au maximum. Ce système familial français central est ce que j’appelle la famille nucléaire égalitaire. C’est un système que l’on trouvait chez les paysans du Bassin parisien, qui étaient très souvent des ouvriers agricoles, des prolétaires de la terre. C’est un système individualiste qui, en réalité, ressemble beaucoup à ce que l’on pense être la famille moderne, c’est-à-dire le père, la mère et les enfants. Puis les enfants grandissent, ils s’en vont pour fonder une autre unité domestique, un ménage, qui sera aussi nucléaire que celui dans lequel ils ont été élevés.

Le modèle n’est toutefois pas parfaitement individualiste nucléaire, puisque quand les parents décèdent, l’héritage est égalitaire, ce qui suppose qu’au moment du décès des parents, la fratrie dispersée doit se réunir pour partager. Les filles et les garçons héritent alors de la même façon, et le système peut être matrilocal, patrilocal ou néolocal [c’est-à-dire qu’après le mariage, le couple s’installe dans le village respectivement de la femme, de l’homme ou ailleurs, NDLR]. Au moment du partage de l’héritage, il y a un processus de rappel à la dernière minute, qui est le moment de la grande confrontation où les gens s’écharpent pour des quantités et des valeurs insignifiantes…

Depuis combien de temps ce modèle est-il apparu ?

Il n’est pas « apparu ». Dans la conscience commune, les modèles nucléaires sont récents. Ce sont ceux de la mythologie politique occidentale française et anglaise : autrefois, la famille était complexe, énorme, dominée par les hommes, puis la pensée pure, les philosophes, les générations successives ont mené une simplification de la famille, une montée de l’individu et de l’anomie. 

Mais les recherches – et pas seulement les miennes – démontrent que cela n’a aucun rapport avec la réalité historique. La famille originelle, que l’on saisit en général chez les chasseurs-cueilleurs, était nucléaire individualiste. Évidemment, elle n’avait pas de règle d’héritage, puisqu’il n’y avait rien à transmettre. C’est peut-être chez les Anglais que l’on trouverait le modèle le plus proche du modèle original, nucléaire sans règles d’héritage égalitaire. Parce que les Anglais ont une liberté d’héritage absolue. En fait, ce qui explique le trait égalitaire de la famille française centrale, c’est qu’elle est marquée par l’héritage de Rome. On est vraiment des Latins au sens technique pour un anthropologue ; je pourrais décrire la famille romaine populaire du Bas-Empire comme nucléaire égalitaire. Avec les grandes invasions, elle s’est repliée plutôt dans les villes, puis elle a façonné la culture du Bassin parisien. Pour schématiser, je dirais « chasseur cueilleur + Rome = famille française du Bassin parisien ». 

« Le modèle dominant en France est celui de la famille nucléaire égalitaire (...), un système que l’on trouvait chez les paysans du Bassin parisien. »

Mais la famille nucléaire égalitaire n’est pas le seul modèle en France…

En effet, la France est un bon point de départ pour un anthropologue de la famille ! D’abord, il y a un deuxième système familial très important : la famille souche, que l’on trouve sur la périphérie, avec un pôle principal dans le Sud-Ouest, centré sur Toulouse, et des lieux d’excellence dans le Béarn et au Pays basque. Il est imparfait dans les Alpes, raide mais imparfait en Alsace, embryonnaire en Bretagne, sur les côtes… 

Conceptuellement, la famille souche, c’est en fait le contraire de la famille nucléaire égalitaire. Les valeurs de la famille nucléaire égalitaire sont la liberté précoce des enfants et l’égalité des frères et sœurs dans l’héritage. La famille souche, c’est l’inverse. Dans le développement du cycle familial, quand le moment du mariage des enfants est arrivé, un héritier est désigné. Dans les trois quarts des cas, il s’agit de l’aîné des garçons. Il y a une primogéniture masculine. C’est ce garçon qui va hériter de l’essentiel du bien familial et qui produira des enfants dans la famille initiale. Cela formera des ménages à trois générations. Les autres devront trouver un conjoint ailleurs. S’il n’y a rien de disponible, ils deviendront curés ou militaires. C’est le modèle « soit curé soit d’Artagnan » ! [rires, NDLR]. 

Les valeurs de ce système sont conceptuellement opposées à celles du Bassin parisien : ce sont des valeurs d’autorité. De grands garçons vivent sous l’autorité de leur père et de leur mère et s’y reproduisent. Il y a une inégalité fondamentale, non pas simplement entre frères et sœurs, mais aussi entre frères. C’est un système qui avantage plutôt les garçons en général, mais qui ne va pas au bout de sa logique, puisque les frères cadets sont traités comme des filles. Le système reste, du point de vue du système de parenté en général, et de la conception du rapport entre hommes et femmes, bilatéral. C’est-à-dire qu’il n’est pas complètement patrilinéaire, puisque certains garçons sont traités comme des filles. 

Comment ces différents modèles ont-ils influencé l’histoire du pays ?

Pour moi, la raison fondamentale pour laquelle la France a si bien articulé les notions de liberté et d’égalité, inscrites sur le fronton des mairies, ce n’est pas seulement parce que ces principes étaient présents dans la zone dominante du pays, le Bassin parisien. On retrouve la famille nucléaire égalitaire ailleurs en Europe – en Castille, en Andalousie, au royaume de Naples. Mais c’est parce que ce système, que nous pourrions appeler néo-romain, a dû se définir foncièrement contre une périphérie qui n’était pas comme cela. Il s’agissait de mettre au pas les tendances autoritaires et inégalitaires de la périphérie, de toutes les zones qui avaient des systèmes familiaux différents. Sur la bordure nord-ouest du Massif central, entre la Dordogne et la Nièvre, vous trouverez des types communautaires, non dominants, mais très fréquents, qui ne sont pas patrilinéaires, comme la famille russe, dans laquelle les fils restaient près du père et où les femmes étaient échangées entre groupes familiaux comme des paquets. Le modèle nord-est du Massif central pouvait associer un frère et une sœur, et leurs conjoints respectifs.

Si on fait un parallèle avec la Révolution française, les régions qui ont été les plus difficiles à maîtriser – comme la Vendée – ne sont pas celles qui avaient des systèmes familiaux à l’opposé du Bassin parisien, comme le Sud-Ouest. Certes, ces derniers n’étaient pas emballés par la Révolution française, mais ce n’est pas là-bas qu’il y a eu la Chouannerie. Les régions de famille souche, quand elles sentent la botte d’une force supérieure, s’inclinent. Ce sont des régions d’autorité. 

Le pire pour les Bleus aura été dans les régions qui n’ont pas de système de valeurs défini, très archaïque, ce qui était le cas de la Vendée. 

Tous ces systèmes familiaux ont-ils été balayés par la Révolution française ?

La révolution n’a pas eu d’effet immédiat. Il faut bien comprendre ce qu’est un système familial. Ce n’est pas le ménage, les gens qui vivent ensemble à un moment donné. C’est le système de valeurs qui, localement, organise la reproduction des ménages. Si l’on regarde l’évolution de la structure des ménages, en France ou ailleurs, on observe que l’urbanisation entraîne, par exemple, la disparition des ménages à trois générations, ce qui était la marque de la famille souche dans le Sud-Ouest. 

Dans un premier temps, les ménages paysans ont donc progressivement disparu. Dans toutes les villes, qui concentrent une majorité de la population, le ménage devient nucléaire. Néanmoins, cela n’implique pas la disparition des systèmes de valeurs résiduelles, rémanentes ou persistantes qui, aujourd’hui, ne se saisissent qu’indirectement à travers des comportements. On peut donc dire que les systèmes familiaux, au sens de systèmes de valeurs, persistent. Cette étape pourrait être qualifiée de « système familial zombie », qui agit tout en n’étant plus la règle qui régit le fonctionnement de la famille et de l’héritage. La dernière étape est celle où les systèmes familiaux disparaissent et où les différences régionales ne fonctionnent plus. 

« Tout mon travail a été d’étudier l’influence des systèmes familiaux dans la phase de modernisation des sociétés et la façon dont les idéologies, que l’on pensait modernes, étaient une sorte de sublimation de systèmes familiaux existants. »

Quelles sont les répercussions de ces systèmes familiaux sur les systèmes politiques ?

Tout mon travail a été d’étudier l’influence des systèmes familiaux dans la phase de modernisation des sociétés et la façon dont les idéologies, que l’on pensait modernes, étaient une sorte de sublimation de systèmes familiaux existants : le Bassin parisien sublime la famille nucléaire égalitaire en devise de la République ; la famille anglaise individualiste non égalitaire est sublimée en libéralisme anglais et en néolibéralisme thatchérien ; la famille autoritaire et égalitaire russe est sublimée en communisme… Dans L’Enfance du monde : structures familiales et développement (1985), j’ai étudié comment certains types familiaux relativement féministes et autoritaires prédisposaient à un développement éducatif rapide.

Enfin, j’ai passé une bonne partie de ma vie à construire un modèle historique avec les structures familiales au centre. Maintenant, je réintègre l’économie et la religion comme variables. Je suis en train de me réconcilier avec le marxisme ! [Rires, NDLR]. Et j’observe que le développement économique aboutit à la liquéfaction ultime des valeurs familiales.

Votre dernier livre, Où en sont-elles ? Une esquisse de l’histoire des femmes, paru en janvier 2022, a fait polémique. Vous dites que le patriarcat n’a jamais existé en France. Est-ce dû au modèle de la famille nucléaire ?

Oui, la France est restée assez fidèle au modèle chasseur-cueilleur, avec une prédominance masculine pour les activités collectives comme la guerre, mais un niveau d’égalitarisme assez élevé dans les rapports avec les femmes, particulièrement dans les milieux populaires. 

C’est avec ma casquette d’anthropologue que je réfute le terme de patriarcat. En anthropologie classique, le patriarcat désigne les systèmes afghan, arabe, chinois, russe… Ce mot est aujourd’hui manié par des femmes de classes moyennes ayant fait des études supérieures pour dénoncer l’état de notre société actuelle. Pour moi, il s’agit ici d’un affrontement de classes : les femmes qui activent cette dénonciation sont issues de la petite bourgeoisie et elles accusent les mâles qui dominent encore dans les appareils économiques centraux. Ce qui est dénoncé, ce n’est pas une domination de l’homme sur la femme ; c’est une supériorité des hommes dans les classes les plus supérieures. L’idéologie est dominée par les femmes, mais le cœur du capitalisme est dominé par des hommes. 

« C’est avec ma casquette d’anthropologue que je réfute le terme de patriarcat. En anthropologie classique, le patriarcat désigne les systèmes afghan, arabe, chinois, russe... »

Vous avez fait paraître, en 1994, Le Destin des immigrés. Pouvez-vous nous en dire plus sur la façon dont les valeurs des différents systèmes familiaux jouent sur l’intégration des étrangers ?

Jusqu’à ce livre, je confrontais des structures familiales paysannes traditionnelles et d’autres éléments de la vie sociale, comme les idéologies, le développement éducatif et économique. Dans Le Destin des immigrés, j’ai confronté les structures familiales des populations d’accueil et celles des populations immigrées. 

Les structures familiales portées par les Italiens en France faisaient partie du répertoire français avec, en particulier, une dimension exogame : un interdit sur le mariage entre cousins. Au contraire, les populations en provenance du Maghreb pratiquaient le mariage entre cousins. Cela allait être plus compliqué, il allait y avoir des frictions sur le terrain. 

Je disais aussi qu’il y avait une prédominance finale des valeurs de la société d’accueil. Ma vision était radicalement optimiste, car je n’avais pas intégré la dynamique positive économique de la société française des années 1980 en termes de mobilité sociale ascendante. Et je n’avais donc pas anticipé que la politique de l’euro allait casser net, pas simplement l’économie et l’industrie, mais la mobilité sociale, rendant plus difficile l’intégration des nouvelles populations immigrées. 

Vous êtes donc moins optimiste aujourd’hui ?

C’est exact, mais pour l’ensemble de la société française. Je suis inquiet pour l’avenir des jeunes générations. Depuis ce livre, j’ai vu apparaître des présidents de la République de plus en plus absurdes : Sarkozy, Hollande, Macron. 

Prenons l’exemple des valeurs familiales. Si je prends au sérieux la loi que j’ai établie entre structure familiale, valeurs familiales et idéologies politiques : cela ne fonctionne plus avec Nicolas Sarkozy, car il n’avait pas à proprement parler de valeurs. Pour François Hollande, c’est plus compliqué : en théorie, il fonctionnait avec les vieux codes du P.S., mais il finit détesté par la population. Emmanuel Macron, élu sur la disparition idéologique de la gauche et de la droite, est le symbole définitif de l’effondrement des valeurs familiales et politiques anciennes.

Toutefois, pour en revenir à l’intégration des immigrés et de leurs descendants, je garde un certain optimisme. Le taux de mariage mixte des enfants d’immigrés reste élevé. Et d’ailleurs, trois de mes huit petits-enfants ont un père d’origine algérienne. 

Je suis bien conscient des difficultés de cohésion de notre société et de la paralysie économique, mais j’ai du mal à imaginer la société française sombrant dans le racisme. Car, selon moi, le vrai racisme, le racisme dangereux suppose ce que l’on appelle « l’esprit de sérieux », tel qu’on peut l’observer dans le rapport des Américains aux Noirs, ou tel qu’on a pu l’observer dans le rapport des Allemands aux Juifs. Sur ces questions, les Français ne sont jamais complètement sérieux. C’est ce qui devrait nous sauver ! 

Cet entretien a initialement été publié dans le numéro 27 d’Émile, paru en février 2023.



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