Delphine Grouès : "L’expression artistique permet à nos étudiants d’aiguiser leur esprit d’analyse"

Delphine Grouès : "L’expression artistique permet à nos étudiants d’aiguiser leur esprit d’analyse"

Sciences Po a lancé, en mars dernier, la Maison des Arts et de la Création. Une initiative inédite qui s’inscrit dans la droite ligne de l’histoire de l’école et de son ambition d’intégrer les arts dans sa pédagogie en les faisant dialoguer avec les sciences humaines et sociales. Émile s’est entretenu avec Delphine Grouès, directrice de la Maison des Arts et de la Création et de l’Institut des Compétences et de l’Innovation de Sciences Po, qui porte ce projet aux côtés de Mathias Vicherat et de Laurence Bertrand Dorléac. 

Propos recueillis par Ismaël El Bou-Cottereau et Maïna Marjany 

Delphine Grouès (Crédits : Didier Parezy / Sciences Po)

La présence des arts n’est pas nouvelle à Sciences Po. Cela s’inscrit dans une longue tradition… qui remonte à Émile Boutmy lui-même ! Pouvez-vous en retracer les grandes étapes ?

Il est en effet important de rappeler qu’Émile Boutmy était historien de l’art, comme l’est aujourd’hui la présidente de la Fondation nationale des sciences politiques (FNSP). Les arts ont toujours fait partie de Sciences Po, que ce soit comme sujet d’étude ou dans les méthodes d’enseignement. Mais l’arrivée de Bruno Latour a créé une grande accélération : il a conçu les ateliers artistiques pour le Collège universitaire, il est notamment à l’origine du Master en Arts politiques SPEAP ayant pour vocation de former les jeunes professionnels, et du recrutement du premier poste de professeur d’histoire de l’art à Sciences Po, qui a été confié à Laurence Bertrand Dorléac. Aujourd’hui, un deuxième historien de l’art, Thibault Boulvain, fait partie de la faculté permanente. 

L’influence de Bruno Latour a été très importante, notamment dans sa manière d’appréhender les enjeux contemporains et écologiques par le prisme des arts afin de mieux les comprendre et d’y répondre de manière novatrice. Au même moment, deux formations préparant les étudiants à des métiers dans ces secteurs se sont développées : la filière Culture de l’École d’affaires publiques et une autre axée sur les industries créatives, au sein de l’École du Management et de l’Impact. Sous l’impulsion de Laurence Bertrand Dorléac a également été créé le double diplôme de Master avec l’École du Louvre. 

J’ai ensuite lancé, en 2019, le Centre d’écriture et de rhétorique et sa chaire d’écrivain en résidence pour développer la pratique créative et imaginaire des étudiants et travailler des compétences via des méthodes nouvelles. Aujourd’hui, presque 500 étudiants suivent nos ateliers chaque année. 

« Les arts ont toujours fait partie de Sciences Po, que ce soit comme sujet d’étude ou dans les méthodes d’enseignement. »

Comment cette chaire d’écrivain en résidence a-t-elle préfiguré le projet de la Maison des Arts et de la Création ?

Comme elle rencontre un réel succès, nous avons souhaité élargir le concept aux autres arts, à travers la création de cette Maison. Cela répond à une vision institutionnelle qui affirme un projet éducatif : la conviction que l’expression artistique est une voie privilégiée de compréhension des grandes transformations de nos sociétés, qu’elle permet d’aiguiser le sens critique et l’esprit d’analyse, de décloisonner les savoirs, d’imaginer de nouvelles solutions.

Une chaire Cinéma, tenue par Claire Denis, une autre d’Arts vivants, tenue par Benjamin Millepied, et un cycle de master class sur les arts visuels, modéré par Jean de Loisy avec le concours du philosophe Frédéric Gros, ont ainsi été créés. L’objectif n’est pas que chaque entité soit isolée, mais au contraire que les disciplines se rencontrent, que les regards se croisent, qu’on efface des frontières pour enrichir la réflexion des étudiants, la pensée et l’action qui s’ensuivra. Un groupe de chercheurs du Cercle des humanités politiques travaille également sur le dialogue entre les arts et les sciences humaines et sociales.

Enfin, grâce à l’art, nous souhaitons être encore plus actifs dans la cité, en dehors de nos murs. Nos artistes rencontreront les élèves des lycées Convention éducation prioritaire (CEP), nous proposerons des ateliers d’écriture dans des hôpitaux, etc. 

« L’objectif n’est pas que chaque entité soit isolée, mais que les disciplines se rencontrent, que les regards se croisent, pour enrichir la réflexion des étudiants, la pensée et l’action qui s’ensuivra. »

L’objectif est-il aussi de se distinguer, dans le paysage académique français et international, avec cette initiative unique ? 

Des ateliers d’écriture et artistiques existent bien évidemment ailleurs, mais le fait que la direction d’une institution l’ancre aussi fortement dans son projet, que cela irrigue tous les programmes et toutes les communautés à plusieurs niveaux est en effet unique. Nous travaillons en lien avec d’autres institutions internationales : j’ai notamment été invitée à Harvard pour présenter notre projet et discuter des initiatives que l’on pourrait mener ensemble. La National University of Singapore et le King’s College de Londres sont aussi intéressés. Nous sommes ouverts à ces collaborations et nous souhaitons partager ce type d’initiatives pour que cela puisse soutenir son impact.

Comment avez-vous travaillé avec Mathias Vicherat et Laurence Bertrand Dorléac pour mettre en place ce projet ? 

Avec l’arrivée de Laurence Bertrand Dorléac à la présidence de la FNSP, puis celle de Mathias Vicherat à la direction de Sciences Po, tous les astres étaient alignés. Ils ont soutenu, mais surtout inspiré les différents faisceaux de cette initiative originale.

Soirée de lancement de la Maison des Arts et de la Création (Crédits : Clément Gibon / Sciences Po)

Comment l’art peut-il faire évoluer les méthodes d’enseignement à Sciences Po ? 

Nous souhaitons accompagner les étudiants dans un processus de création où ils peuvent expérimenter, recommencer, faire évoluer leurs idées. Dans l’art, la notion même d’échec est très relative ; c’est plutôt un renouveau. La temporalité est également différente. Nous souhaitons placer les étudiants dans un temps long, celui de la concentration approfondie ; les ateliers avec les artistes le leur permettent.

Nous croyons beaucoup à la diversification des méthodes d’enseignement et d’évaluation des étudiants par les arts. L’un des grands objectifs de la Maison des Arts est de repenser la dichotomie entre l’approche par le sensible et l’approche par la raison. Plusieurs enseignants de Sciences Po ont introduit, depuis des années, de nouvelles méthodes d’animation de leurs cours via les arts. Certains professeurs partent ainsi d’expressions artistiques pour mieux éclairer les enjeux du cours en commençant par de l’opéra, par exemple, pour parler du nationalisme italien. Je suis moi-même également enseignante et j’ai toujours utilisé les arts dans mon cours sur l’histoire et les droits de l’homme au Chili. Avant d’aborder le sujet de manière factuelle, je l’introduis en faisant découvrir des œuvres (musique, documentaires, etc.) aux étudiants pour activer l’écoute et leur transmettre d’une autre manière des faits et des vécus que nous étudierons ensuite à travers des archives.

« Plusieurs enseignants de Sciences Po ont introduit, depuis des années, de nouvelles méthodes d’animation de leurs cours via les arts. »

Concernant les méthodes d’évaluation innovantes, nous pouvons citer deux exemples : les étudiants du cours sur les grands principes du droit ont, à la fin du semestre, traduit un sujet juridique en une performance artistique collective ; ceux qui ont suivi le cours d’introduction à l’histoire de l’art de formation commune de Master dispensé par Laurence Bertrand Dorléac ont été invités à en faire de même et à se produire au Musée d’Orsay. Ce type d’exercice exige non seulement d’avoir compris le contenu du cours, mais aussi de savoir le retranscrire sous une forme nouvelle. Un autre exemple réside dans un mode de notation différent : les cours du Centre d’écriture et de rhétorique ne sont pas évalués par des notes sur 20, mais sur le degré d’engagement de l’étudiant, pour qu’il s’affranchisse d’un rapport purement scolaire et qu’il prenne des risques dans son processus créatif. Les retours qualitatifs des enseignants sont alors clefs.

Pour poursuivre dans cette dynamique, les enseignants de Sciences Po partagent ces différentes expériences au sein de la Maison des Arts et de la Création, qui a également vocation à soutenir, incuber et diffuser les meilleures pratiques en interne et en externe via nos partenaires. 

Pouvez-vous nous donner quelques exemples des ateliers organisés par la Maison des Arts et de la Création ?

Tout d’abord, contrairement aux cours, les étudiants de différents niveaux sont mélangés : des élèves de deuxième année côtoient des étudiants de Master de plusieurs écoles de Sciences Po. Des ateliers sont notamment proposés sur l’argumentation, la prise de parole, l’écriture de création, mais aussi l’écriture de scénario. Enfin, nous allons lancer des ateliers qui mêlent écriture et musique. Et bien évidemment, les activités de la Maison des Arts et de la Création ne sont pas limitées à Paris, puisque les artistes se déplacent également dans les campus en région.

Quel est le budget de fonctionnement de cette Maison ? Comment est-elle financée ?

Nous sommes en pleine campagne de levée de fonds. Nous cherchons des soutiens à la fois pour chacune des chaires, mais également pour la Maison des Arts et de la Création dans son ensemble. La Fondation Jean-François et Marie-Laure de Clermont-Tonnerre, très engagée pour l’accès à l’éducation, nous a permis par exemple de créer le cycle de conférences « Dans l’œil des artistes », animé par Jean de Loisy, commissaire d’exposition et ancien directeur de l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris. Il invite quatre fois par an un artiste plasticien à dialoguer avec les étudiants et le public extérieur. 

Nous valorisons l’impact des initiatives que la Maison des Arts et de la Création rend possibles et nous sommes aussi dans une démarche de co-construction, puisque cette Maison est une plateforme à partir de laquelle des projets à valeur ajoutée peuvent être menés. Nous aimerions par exemple proposer aux étudiants une résidence de création, sur le modèle de ce que nous faisons dans le domaine de l’écriture à l’IMEC, grâce à la Fondation Del Duca* ; ou encore un Prix du jeune artiste. Sciences Po a créé tout récemment un statut d’artiste confirmé qui valorise et accompagne ces étudiants talentueux menant de front leur parcours académique et leur pratique artistique de haut niveau. Un fonds de bourse dédié complèterait significativement ce dispositif de valorisation des parcours artistiques. Enfin, tout un champ est à développer dans le domaine de l’égalité des chances à destination des étudiants et des futurs étudiants éloignés de la culture. Je pense en particulier à nos Conventions éducation prioritaire. Les alumni sont évidemment les bienvenus pour soutenir tous ces projets !

*Le Centre d’écriture et de rhétorique et la chaire d’écrivain en résidence sont soutenus par Céline Fribourg, Karen Reybier, Sophie Midy et la fondation Simone et Cino Del Duca.

Cet entretien a initialement été publié dans le n° 28 d’Émile, paru fin juin 2023.



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