Nathalie Obadia : "Les tableaux sont des trophées visibles"
La galeriste Nathalie Obadia (promo 88) a récemment publié une deuxième édition de son ouvrage Géopolitique de l’art contemporain (Le Cavalier Bleu, 2023). Elle y montre que la scène artistique internationale, largement dominée par les États-Unis depuis le milieu du XXe siècle, s’ouvre peu à peu à de nouvelles puissances et à de nouvelles revendications sociétales.
Propos recueillis par Ismaël El Bou-Cottereau, Bernard El Ghoul et Maïna Marjany
Vous expliquez dans votre ouvrage que les arts visuels sont devenus un marqueur de puissance plus fort que le théâtre ou la littérature. Pourquoi ?
Les arts visuels sont, plus que les autres secteurs créatifs, un marqueur de puissance économique et de reconnaissance sociale qui s’amplifie avec la publicité des prix records de certaines œuvres d’art en vente aux enchères. Cela peut être le fait d’un collectionneur ou d’un État, comme dans le cas du Qatar quand il a acheté en 2007, chez Sotheby’s, un double label du pays le plus puissant au monde : un tableau de Mark Rothko, un des peintres américains les plus emblématiques, ayant appartenu à la famille Rockefeller, un des grands mythes de l’Amérique industrielle du XXe siècle. Avec cet achat médiatisé, le Qatar, à travers la famille régnante Al Thani, a voulu montrer que le pays développait aussi un soft power artistique et en devenait le leader dans la péninsule arabe.
Depuis les années 1970, avec les premières ventes aux enchères d’art contemporain à New York, où les tableaux ont permis des plus-values importantes, l’œuvre d’art est devenue un bien échangeable et l’art américain s’est mué en étalon-art dans le monde entier. Mais déjà, dans l’Histoire, les œuvres d’art sont considérées comme des trophées visibles par les vainqueurs des guerres et ils sont reconnus dans les traités de paix comme des prises de guerre. On l’a vu avec Napoléon, qui rapportait des tableaux de ses conquêtes et les exposait au public.
Les États-Unis ont compris très tôt le rôle stratégique de l’art comme marqueur de puissance : pourquoi et comment cela s’est-il traduit ?
Cela s’est fait d’une manière à la fois plus organisée et plus empirique qu’ailleurs. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, avec l’Allemagne divisée en deux, l’Italie et la France soumises à des difficultés politiques, l’Europe était bouleversée et préoccupée par la puissance soviétique. Il était donc plus facile pour les Américains de se servir de leurs artistes connus pour diffuser l’american way of life dans l’économie et par le biais de l’industrie du cinéma. Ils ont notamment aidé à monter des expositions dans des musées en RFA, en Italie et, dans une moindre mesure, en France et en Belgique, au moment de la guerre froide. C’était une manière d’organiser aussi un marché de l’art en Europe et de se servir des codes de l’abstraction américaine, qui devenait le symbole de la liberté d’expression.
À partir des années 1945-1950, des conservateurs et des critiques d’art – Clement Greenberg, Harold Rosenberg – ont activé la promotion d’artistes abstraits comme Jackson Pollock, Mark Rothko ou Franz Kline en les opposant à la peinture figurative, notamment au réalisme socialiste très encouragé en URSS, mais aussi pratiqué par des artistes sympathisants communistes ou membres du Parti comme André Fougeron, en France, et aussi en Italie. Les responsables politiques américains ont compris qu’ils pouvaient opposer la peinture abstraite comme instrument de soft power culturel à travers des expositions en Europe, puis le marché a pris le relais et de nouvelles fortunes allemandes, belges et italiennes ont pris l’habitude d’acheter des artistes américains, sans parler des nombreux achats des musées en RFA, à Düsseldorf et par le biais de la collection Ludwig, à Aix-la-Chapelle, puis à Cologne. L’art américain contemporain s’est depuis lors installé en Europe.
Quelles ont été les grandes capitales de l’art contemporain ?
Des années 1950 à la fin des années 1990, New York a dominé le monde de l’art international, mais en Europe, certaines poches de créativité et de marché se sont créées, comme à Cologne, en RFA. En Italie, cela a été plus compliqué. Les aléas politiques et économiques ont freiné le marché intérieur, mais pas le secteur créatif, comme avec le mouvement de l’Arte povera, reconnu internationalement.
En France, en règle générale, il était de bon ton de regarder avec méfiance les États-Unis et leur influence culturelle. André Malraux, tout-puissant ministre de la Culture du général de Gaulle, n’a pas su mettre en avant les avant-gardes françaises et ceux qui travaillaient pour lui dans les arts plastiques les ont ignorées. On peut regretter que des artistes aussi disruptifs qu’Yves Klein, Arman, César, Niki de Saint Phalle ou Jean Tinguely n’aient pas été choisis pour le Pavillon de la France à Venise, entre 1960 et 1968, alors même qu’ils étaient exposés dans les galeries aux États-Unis. Ce sont ces artistes qu’il aurait fallu montrer à la Biennale de Venise, face à Robert Rauschenberg, qui a remporté le Lion d’or en 1964, une première pour un Américain. Ce fut un séisme pour la France et les pays européens.
Quant à l’Angleterre, elle était un peu en retrait, puis elle s’est réveillée, au moment de l’arrivée de Thatcher au pouvoir, qui a vu Damien Hirst, avec le groupe des Young British Artists, casser les codes de l’art anglais aidé de personnalités comme Charles Saatchi, qui était un collectionneur mécène – mais c’est également lui qui a fait la campagne de communication de Thatcher. Ces artistes disruptifs (Tracey Emin, Sarah Lucas aussi) opposés à la Dame de fer, ont franchi toutes les étapes de la reconnaissance nationale et internationale jusqu’à devenir des stars du marché, comme les Américains. Le gouvernement a aussi aidé les artistes à s’exporter, ce qui était contradictoire avec la politique ultra-libérale du gouvernement Thatcher.
En 1993-1994, j’ai organisé l’exposition de Fiona Rae, une des artistes du groupe Young British Artists. Le British Council m’a dit : « Si vous avez besoin d’argent, on vous en donne ! ». C’était incroyable. Ils étaient activistes, proactifs. L’exemple de Charles Saatchi, qui a aidé à la production de l’œuvre iconique de Damien Hirst, le requin dans le formol, a permis à la scène artistique anglaise de se faire vite connaître dès le début des années 1990 et ainsi, Damien Hirst a côtoyé très vite Jeff Koons dans les grandes collections américaines. Et le Royaume-Uni est entré sur la scène de l’art contemporain international et a ébranlé le monopole américain.
Vous mettez en lumière la domination du monde anglo-saxon sur le marché de l’art : y a-t-il concurrence ou complémentarité entre Londres et New York ? La capitale britannique, maison de nombreux artistes, subit-elle un « effet Brexit » ?
Londres a longtemps été dominante sur le marché de l’art. C’est un peu moins le cas aujourd’hui, notamment à cause du Brexit. Les galeries, souvent américaines, allaient à Londres pour bénéficier des avantages du marché européen. Maintenant, depuis le Brexit, ces galeries viennent à Paris, qui est devenue le deuxième centre du monde de l’art après New York. Beaucoup d’artistes sont partis de Londres pour d’autres capitales, dont Paris. Il n’y a jamais eu beaucoup de collectionneurs londoniens, ce sont surtout des étrangers. On le voit via les ventes aux enchères de Christie’s et Sotheby’s : le pourcentage de ce qui est vendu à Paris monte au détriment de Londres. Cette place centrale de Paris est nouvelle.
Vous écrivez que les nouvelles puissances économiques, telles que la Russie, l’Inde ou la Chine ne se sont pas imposées face au grand concurrent américain. Pourquoi ?
C’est dû à l’histoire. L’Amérique a érigé l’american way of life comme modèle dans le reste du monde. La Chine s’implante dans certains pays par son influence économique, mais il ne s’agit pas d’une influence culturelle. Les artistes subissent les conséquences de la dictature. Les seuls qui sont acceptés sont ceux qui jouent avec la tradition de l’art graphique, vont vers des voies contemporaines tout en restant dans le droit chemin. Xi Jinping, très tôt, disait : « Nous ne sommes pas là pour copier l’Occident, nous avons une grande tradition. »
Les artistes chinois sont-ils sanctionnés sur le marché de l’art international ?
Oui, bien sûr. Ils sont censurés dans leur pays et ils s’autocensurent. J’ai vu des artistes prisonniers chez eux. Ils font des œuvres qui vont dans le droit chemin pour être certains d’être exposés, d’avoir des visas pour sortir. Là où nous avons pu croire que la Chine serait un autre modèle culturel, c’est quand des artistes chinois ont fait des percées dans les ventes. Les acheteurs chinois et occidentaux avaient anticipé une montée en puissance de la création chinoise, mais cela n’a pas eu lieu.
Il n’y a pas un seul musée public qui montre la création chinoise depuis 50 ans. À un moment, quelques musées privés et fondations faisaient des expositions d’artistes chinois et internationaux. C’est beaucoup plus compliqué aujourd’hui. Les artistes chinois se doivent de ne pas s’opposer au pouvoir et c’est au détriment d’une scène reconnue et présente internationalement.
Vous indiquez que les États-Unis et l’Europe restent les modèles culturels dominants dans les régions du monde qui se sont développées récemment. Nous assistons selon vous à l’émergence d’un nouveau soft power américain. Pouvez-vous nous dire quel est-il ?
Quand j’ai travaillé sur la précédente édition de mon livre, j’avais un peu esquissé, en conclusion, que les États-Unis avaient récupéré les revendications sociales et sociétales qui existaient dans d’autres pays. En développant cette idée, j’ai constaté une évolution.
Les Américains vont très loin dans la revendication, voire dans la radicalisation. Puis tout est intégré par les mécanismes du marché. Un artiste américain, même le plus activiste et revendiqué dans ses moyens d’expression, peut aussi adopter une approche artistique plus assimilable pour le marché et pour être exposé dans des galeries plus importantes ou prescriptrices. Je pense par exemple à Nan Goldin, artiste très activiste sur différents combats. Elle a commencé à se faire connaître il y a 30 ans ; sur les identités sexuelles, le sida, les ravages des opioïdes. Elle était exposée dans des galeries importantes, mais qui gardaient un côté intellectuel et mettaient en avant son statut d’artiste engagée. Et là, elle vient de rentrer chez Gagosian, c’est incroyable, car c’est aujourd’hui le modèle du marchand global qui considère l’œuvre d’art comme étant un asset comme un autre.
Vous faites souvent référence aux gate keepers dans le monde de l’art contemporain. Qui sont-ils ?
Ce sont ceux qui décident pourquoi tel artiste est reconnu et recherché par tous les acteurs du monde de l’art : musées, collectionneurs, curateurs, journalistes, galeries… Tout un ensemble qui fait autorité. Parmi les gate keepers, les collectionneurs ont un rôle majeur. Ils ont toujours existé, mais à travers leurs fondations et leurs musées privés, ils sont plus actifs.
Dans deux ans, Paris va avoir trois fondations des groupes les plus puissants du secteur du luxe. Il y a déjà Pinault et Arnault, il y aura Cartier, qui va ouvrir en face du Louvre. Les choses ont beaucoup changé. La France avait un déficit d’image sur la scène de l’art moderne. Il n’y avait pas de collectionneurs d’avant-garde, sauf quelques personnes peu connues. François Pinault, puis Bernard Arnault, ont remis la France sur la scène du monde de l’art.
Dans ce dispositif de puissances, vous écrivez que les musées sont les figures de proue des enjeux géopolitiques. Pouvez-vous développer ?
C’est en effet un des éléments de réussite et de rayonnement d’un pays. Il faut que le musée soit réalisé par un grand nom de l’architecture mondiale. C’est un produit d’appel très important en termes de géopolitique. On voit le positionnement du Qatar, qui souhaite construire les plus beaux musées avec le Louvre Abu Dhabi, devenu la place centrale des Émirats.
Pensez-vous que l’on assiste à une reproduction par mimétisme et à l’uniformisation d’une domination occidentale ?
Il y a en effet une domination des valeurs artistiques occidentales, pour ne pas dire américaines. À Abu Dhabi, par exemple, ce sont nos conservateurs qui ont fait le musée, mais avec le temps, des métiers vont se développer et favoriser l’émergence de compétences locales. En attendant, l’apparition d’une scène artistique non occidentale continue de se faire à travers les grands prescripteurs occidentaux, confortant la domination occidentale sur le reste du monde.
Cet entretien a initialement été publié dans le numéro 28 d’Émile, paru en juin 2023.