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Le Pays basque, une terre à la culture vivace

Dans le cadre de son dossier sur la culture dans les territoires, Émile vous propose une immersion dans l’histoire et la vie culturelle de deux régions françaises. Première étape : le Pays basque. Sa qualité de vie et son dynamisme économique en font une zone attractive. Le territoire a accueilli plus de 3 000 nouveaux habitants par an sur la dernière décennie, créant des tensions sur le marché immobilier, mais aussi un défi nouveau en matière de politique culturelle et linguistique.

Par Annelot Huijgen (promo 07), à Anglet

Plus grande célébration communale de France, les fêtes de Bayonne se distinguent par leur programme mêlant activités culturelles, sportives et gastronomiques pour tous, et par la tenue, rouge et blanche, de ses participants. (Crédits : Delpixel / Shutterstock)

« Parisiens, rentrez chez vous. Vous êtes le virus du Pays basque. » Ce slogan avait fait, en juin 2022, les titres de la presse nationale. Depuis, les tags « Euskal Herria ez da salgai » (« le Pays basque n’est pas à vendre ») et autres invectives n’ont pas cessé, visant à la fois les nouveaux habitants et les propriétaires de résidences secondaires.

Si en moyenne un logement sur quatre n’est pas occupé à l’année sur le littoral au Pays basque, c’est le cas d’un sur deux dans de nombreuses communes. Tant la population que le nombre de maisons et d’appartements de vacances ont été ces dernières années « en forte hausse », d’après l’Insee. Depuis 2014, la croissance démographique, dans ce territoire situé entre l’océan Atlantique et les montagnes pyrénéennes, a été de 9,6 % contre 2,6 % en moyenne en Nouvelle-Aquitaine. Or, l’offre immobilière n’a pas suivi, à tel point que les charmantes bâtisses aux colombages en bois peints en rouge, vert et blanc – les couleurs du drapeau basque – dépassant le million d’euros, sur la bande littorale la plus prisée, ne sont plus une rareté.

Cette réalité contraint de nombreux locaux à s’éloigner des bassins d’emploi côtiers. Inspirés par le regain d’activisme corse, certains menacent de faire « reparler les bombes », rappelant, cinq ans après la dissolution de l’ETA, les heures les plus sombres de cette région transfrontalière de l’Espagne. La crise du logement, qui cristallise les tensions, n’est-elle pas en réalité la partie émergée de l’iceberg ? Les Basques auraient-ils peur que leur arima, leur « âme » en langue basque, soit en danger ?

L’identité linguistique

« Le Pays basque français attire par sa qualité de vie et son dynamisme économique. Le territoire a accueilli plus de 3 000 habitants par an cette dernière décennie, ce qui nécessite des transformations profondes dans les domaines du logement, de la mobilité, de l’emploi et aussi de la politique culturelle et linguistique », estime Eguzki Urteaga, professeur en sociologie à l’Université du Pays basque (Bilbao). « Diffuser et transmettre la culture basque, qui est le ciment de notre territoire, est un vrai défi », expose Antton Curutcharry, vice-président Politique linguistique et culturelle de la Communauté d’agglomération Pays basque (158 communes). « C’est le cas auprès des nouveaux habitants, mais aussi pour ce qui est de la répartition égalitaire entre le littoral et l’arrière-pays. À commencer par l’enseignement de l’euskara, la langue basque, qui permet d’appréhender véritablement toute la richesse culturelle, de la danse, du sport (avec la pelote) au chant en passant par le carnaval, avec son théâtre de rue, ou encore les concours d’improvisation. »

D’après une récente étude menée par les gouvernements des communautés autonomes du Pays basque et de Navarre en Espagne, associés en France à l’Office public de la langue basque, un habitant de plus de 16 ans sur cinq en Iparralde, au Pays basque français, parle l’euskara. Mais il s’agit d’une moyenne entre les deux des sept provinces basques les plus à l’est – la Basse-Navarre et la Soule –, où un habitant sur deux maîtrise cette langue aux origines préhistoriques et la zone côtière, où c’est le cas de moins d’une personne sur 10.

« Le nombre total de bascophones progresse, notamment car la moitié des parents optent pour un enseignement en basque, y compris ceux qui sont non bascophones, car ils reconnaissent les aspects bénéfiques d’un apprentissage bilingue, que ce soit dans le modèle immersif des ikastolas [écoles dont l’enseignement est majoritairement pratiqué en basque, NDLR] ou non. Mais attention, la part relative des interlocuteurs diminue en raison de la croissance de la population », plaide Antton Curutcharry, qui enseigne lui-même, en basque et français, l’histoire et la géographie.

« Aujourd’hui, alors qu’il est mondialement reconnu que la langue fait partie de la biodiversité, la langue étant selon l’Unesco le principal vecteur pour que le patrimoine reste vivant, elle ne doit plus être considérée comme porteuse uniquement d’un combat politique. Après la loi Molac, qui autorise depuis avril 2021 la généralisation de l’enseignement des langues régionales, et la récente autorisation du ministère de l’Éducation nationale de pouvoir passer le brevet des collèges en basque, nous devons franchir un nouveau cap dans la politique linguistique publique. Cela veut dire plus de moyens pour l’enseignement de l’euskara, car nous ne pouvons plus compter uniquement sur notre militantisme », ajoute celui qui préside par ailleurs l’Office public de la langue basque.

Contrairement à l’Institut culturel basque, financé par l’État français, la Région Nouvelle-Aquitaine, le département des Pyrénées-Atlantiques et la communauté d’agglomération Pays basque, les finances de cette institution dépendent, étonnamment, du ministère de la Culture et de la politique linguistique du gouvernement autonome basque. 

Langue nationale versus langue régionale

« La situation de la langue basque est très spécifique, car elle est confrontée à deux États aux politiques extrêmement différentes », explique Eguzki Urteaga. Si on peut avoir l’impression que le Pays basque forme une unité culturelle, à défaut de former une unité politique, le cadre de part et d’autre des Pyrénées n’est en effet pas du tout comparable, souligne ce fin connaisseur.

« L’une des principales différences concerne justement la catégorisation de culture régionale et culture nationale, cette dernière étant synonyme de culture officielle, de modernité, de progrès, d’universalité, alors que la première renvoie au passé, au local, au particularisme. C’est une distinction très française, qui vaut aussi pour la langue et remonte à la révolution. Selon l’Abbé Grégoire, pour que la République puisse diffuser ses idées, il fallait une langue unique et, par conséquent, combattre les langues régionales », retrace le sociologue. « Cela explique pourquoi, de nos jours, les questions liées aux langues régionales sont toujours extrêmement polémiques. Au Pays basque espagnol, ces notions ne sont pas utilisées, le castillan et le basque sont tous deux des langues officielles. Les jeunes bascophones ne sont pas du tout repliés sur eux-mêmes, au contraire. Hyperconnectés, ils sont au moins trilingues et le basque figure parmi les langues les plus présentes sur Wikipédia, Facebook ou encore Twitter. » 

« La création culturelle en langue basque et celle en langue française n’ont pas le même point de départ. La survie de la langue basque est en jeu à l’intérieur même des frontières du Pays basque. Elle n’a pas la même possibilité de diffusion, pas le même statut, pas le même prestige, en tout cas de notre côté de la frontière », reconnaît Joseba Erremundeguy. En tant que conseiller délégué aux relations transfrontalières à la Communauté Pays basque, il œuvre pour construire davantage de ponts, y compris culturels, à travers le fleuve Bidassoa, qui sépare les deux pays côté océan Atlantique et les sommets formant la majeure partie de la frontière.

« La culture basque vit un moment de grande effervescence. Nous avons la chance d’avoir une génération d’artistes, de créatrices et de créateurs de grand talent. En témoigne la présence des artistes basques dans les rendez-vous internationaux de premier plan. Lors de la dernière Berlinale, l’Ours d’argent de la meilleure interprétation a, par exemple, été décerné à la jeune Sofia Otero pour le film d’Estibaliz Urresola Solaguren 20 000 Espèces d’abeilles. Le roman Miñan (Petit Frère), de l’Hendayais Amets Arzallus Antia est traduit dans six langues et est même cité par le pape François ! Sur le plan amateur, la jeunesse se réapproprie et fait revivre des pratiques traditionnelles qui avaient pratiquement disparu, comme l’improvisation versifiée, des formes théâtrales satiriques à travers lesquelles elle questionne la société sur les thèmes actuels d’égalité, d’écologie, de genre, mais aussi le logement  », poursuit celui qui est par ailleurs élu à Bayonne. 

Plus grande fête communale de France

Les Joaldun, sonneurs de cloches, sont des personnages phares de la culture basque. Ils inaugurent les grands événements locaux, dont le carnaval et les Fêtes de Bayonne. (Crédits : Julien Dizdar)

« Il faut faciliter, donner l’opportunité aux arrivants de s’impliquer, de participer à la vie locale, aux associations sportives, culturelles, caritatives et leur permettre de voir que la culture basque n’est pas le trompe-l’œil folklorique des cartes postales », appuie Joseba Erremundeguy. S’il y a bien une manifestation culturelle à laquelle tous, Basques de souche et d’adoption, adhèrent, ce sont les fêtes de village, si nombreuses au cours de l’été. Mais également en version réduite tout au long de l’année, telle que la Foire au jambon, en avril, célébrant le produit phare de cette ville ou encore le concours du meilleur pintxo, cette tranche de pain garnie.

Cet événement est organisé début mai pour une bonne cause par les peñas, ces associations mi-professionnelles, mi-amicales typiques de la région et coorganisatrices des Fêtes de Bayonne. Depuis 1932, ce qui est devenu la plus grande célébration communale de France se déroule fin juillet sur cinq jours et nuits. La manifestation se distingue par son programme mêlant activités culturelles, sportives et gastronomiques pour tous, mais surtout par l’habitude des festayres, comme on nomme les participants, de se vêtir de rouge et blanc.

« Un bon festayre, c’est quelqu’un qui vient participer à la fête en l’animant, en apportant quelque chose, du chant, de la rencontre avec les autres… La fête est la rencontre d’un lieu et de la foule. Une foule qui, réunie, produit quelque chose. À Bayonne, c’est la joie », décrivait récemment Philippe Steiner, sociologue à la Sorbonne et auteur d’une étude sur l’événement (Faire la fête : sociologie de la joie, PUF), dans le journal Sud Ouest

Un militantisme économique

« Lors du G7 à Biarritz, en 2019, le sous-préfet Hervé Jonathan avait réuni des personnes de différents horizons – économique, culturel ou encore agricole – pour comprendre les raisons du dynamisme basque. Il avait ainsi mis un projecteur, au niveau international, sur le fait que ce territoire a des caractéristiques spécifiques, dont une solidarité très forte », raconte Bixente Etcheçaharreta (promo 15), qui a participé aux travaux et est désormais porte-parole d’Alain Rousset, le président de la Région Nouvelle-Aquitaine. « C’est difficile à imaginer aujourd’hui, mais dans les années 1980, le Pays basque était encore un territoire agricole, quasi exclusivement tourné vers le tourisme, et le taux de chômage était très important. La jeunesse qui partait travailler ailleurs en France et même en Amérique du Nord et du Sud ou y faire ses études ne revenait pas… », ajoute celui qui a par ailleurs cofondé l’association Des Territoires aux Grandes Écoles.

« C’est alors qu’un mouvement collectif, militant et citoyen, décida de prendre son destin en main et de ne plus attendre que les solutions viennent de l’État. Ils ont financé la naissance de Sokoa à Hendaye, aujourd’hui leader européen des sièges de bureau, qui a, à son tour, contribué à lancer d’autres entreprises et le fonds régional Herrikoa. Le nom de ce pionnier du capital-investissement solidaire et de proximité signifie “ce qui provient du pays ou du peuple” en basque », retrace Emma Arestegui, responsable de la communication et de la relation avec les actionnaires de Sokoa et d’Herrikoa.

Ce fonds, qui finance exclusivement des projets au Pays basque nord avec l’argent de ses plus de 5 000 actionnaires, dont 4 500 particuliers, a contribué à la création ou la préservation de plus de 4 000 emplois. « La reconnaissance de notre action n’est pas venue tout de suite, car on la considérait comme politique. Ou singulière, sous prétexte que notre modèle ne pouvait fonctionner que dans notre territoire. Nous répondons en effet exactement au besoin de notre territoire peuplé d’entreprises de petite et moyenne taille, pour beaucoup à capitaux familiaux ou avec le statut de coopérative. Malgré nos résultats et le fait que l’épargne collective se soit développée, nous n’avons pour le moment été imités qu’en Corse », pointe Marie-Claire Sallaberry, dirigeante historique de Herrikoa. 

Première monnaie locale d’Europe

Cette recette de la mise en commun des moyens pour financer des projets locaux en circuit court a de nouveau été expérimentée en 2013 lors de la création d’une monnaie locale. Et avec succès, car l’eusko, avec lequel les élus locaux sont en partie rémunérés, est devenu la plus importante des 82 monnaies locales recensées en France par le Mouvement SOL. Elle est même la première d’Europe, devant le chiemgauer, en Allemagne et le Bristol pound, en Grande-Bretagne.

Avec plus de trois millions d’euskos en circulation, la monnaie basque est la plus importante des 82 monnaies locales recensées en France. (Crédits : Annelot Huijgen)

Plus de trois millions d’euskos sont en circulation, permettant de faire presque toutes les dépenses de la vie quotidienne, que ce soit dans les commerces, les restaurants, mais aussi chez le dentiste, le comptable et le garagiste. Ce qui distingue l’eusko de ses pairs, c’est que ses utilisateurs font vœu de soutenir le développement de l’euskara, par exemple à travers la mise en place d’un affichage en langue basque dans les boutiques.

Alors que le made in France et le marketing territorial ont le vent en poupe, la jeune génération d’entrepreneurs basques revendique le plus possible ses origines. Y compris ceux qui n’ont pas vu le jour dans ses vallées vertes, comme Baptiste Cartereau et Vincent Chauvet, brasseurs à Anglet de la bière La Superbe, dont les noms et les visuels sur les canettes font référence à la culture basque. C’est aussi le cas des boissons, créées exclusivement dans les sept provinces basques, de la société Egarri (« avoir soif » en basque), créée en 2013 par Xalbat Seosse Oxarango et Bastien Dufau. 

« Notre territoire est connu pour la qualité de ses produits alimentaires que ce soit le fromage ou le jambon, moins pour les boissons, alors que le cidre a ses origines ici et que la plus ancienne distillerie, Atxa, se trouve dans la province basque Alava en Hegoalde (Pays basque sud) », affirme Xalbat Seosse Oxarango, déterminé à changer cette situation. Le slogan de leur société, « euskal herritik mundura » (« depuis le Pays basque vers le monde entier ») sonne comme un programme.  


Cet article a été initialement publié dans le numéro 28 d’Émile, paru en juin 2023.