Clara Gaymard : s'engager pour une économie bienveillante
En 2013, Clara Gaymard (promo 81), ancienne directrice de General Electric France, a cofondé RAISE, avec Gonzague de Blignières. Unique dans le monde de la finance, ce groupe d’investissement et d’innovation pionnier allie performance et philanthropie. En 2018, RAISE a lancé le Mouvement pour l’économie bienveillante (MEB). Rencontre avec celle qui défend l’idée que les entreprises participent au bien commun.
Propos recueillis par Bernard El Ghoul, Anna Riolacci et Ryan Tfaily
Qu’est-ce qui, dans votre parcours professionnel, mais aussi dans vos convictions, vous a poussée à cofonder RAISE ?
C’était une forme d’instinct à une époque où toute l’élite française faisait du french bashing. J’avais présidé Invest in France en gérant les investissements étrangers dans l’Hexagone et on avait réussi à renforcer considérablement son attractivité.
Avec Gonzague de Blignières, le cofondateur de RAISE, qui travaillait depuis 40 ans dans le private equity [capital-risque, NDLR] et qui s’était beaucoup investi dans l’entrepreneuriat et la philanthropie, nous souhaitions inventer une nouvelle manière d’entreprendre, réconcilier business et sens, performance et générosité. Nous voulions aussi mettre en avant les talents extraordinaires dont dispose la France et identifier ce qui manquait, dans notre pays, pour accompagner davantage et plus efficacement les entrepreneurs.
Persuadés que la finance était – et reste aujourd’hui – l’un des leviers les plus puissants de transformation de notre économie, nous avions l’envie de changer le monde de la finance pour mieux accompagner les entreprises dans leur croissance. Notre objectif était de soutenir les petites et moyennes entreprises françaises, qu’elles soient insuffisamment capitalisées ou peu présentes à l’international, en leur octroyant un capital patient [une stratégie d’investissement orientée sur la création de valeur et de croissance pérenne, NDLR] à long terme.
Nous avons souhaité aller plus loin en instaurant, dès la création de RAISE, un mécanisme de financement qui conjuguait rentabilité et générosité. Les équipes d’investissement donnent 50 % de leur intéressement afin de financer un fonds de dotation interne, RAISE Sherpas.
Ces choix paraissaient un peu fous à l’époque, mais ils s’avèrent essentiels aujourd’hui pour beaucoup d’acteurs. Par exemple, nous sommes à parité totale depuis 10 ans et nous avons des fonds evergreen [sans limitation de durée, NDLR]. Notre fondation est devenue l’un des principaux établissements dédiés à l’entrepreneuriat privé avec plus de 5 000 start-up, dont 200 sont financées et 500 accompagnées.
Fonder RAISE, c’était donc un cri du cœur et un moyen de faire autrement avec nos valeurs. Nous avons beaucoup grandi en multipliant nos stratégies d’investissement pour amplifier notre action : après avoir créé notre fonds historique de capital-investissement, nous avons investi dans l’immobilier, lancé un fonds de venture capital avec deux véhicules : un fonds de capital-risque et un second Seed for Good et, enfin, nous avons créé le plus grand fonds d’impact en France – 260 millions d’euros –, axé sur la transition énergétique, agricole, l’économie circulaire et l’inclusion sociale. Nous sommes en train de lever un deuxième fonds de 300 millions qui nous permettra d’amplifier notre stratégie en continuant à soutenir les PME qui changent le monde. Notre dernier-né est un fond d’infrastructure brown to green destiné à la décarbonation des infrastructures d’entreprises. Enfin, nous essayons d’essaimer l’idée de l’investissement partagé avec un fonds nommé Investir pour l’Enfance à destination de deux associations : Institut Imagine, basé à Necker et spécialisé dans la recherche, le soin et l’enseignement sur les maladies génétiques et Espérance Banlieues, un réseau d’écoles luttant contre le décrochage scolaire dans les Quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPPV).
Comment s’exerce concrètement votre philanthropie ?
Grâce à notre fondation pour l’entrepreneuriat, RAISE Sherpas, nous avons aidé aux démarrages de licornes comme ManoMano et Meero. ll faut voir cette fondation comme un formidable écosystème, en pleine croissance vers l’international, consacrée aux start-up et fondée sur quatre piliers de notre raison d’être : la générosité, la parité et la diversité, l’accompagnement des entreprises dans leur transformation durable et l’innovation au service du bien commun. Nous avons mis très tôt des KPI [Key Performance Indicators, NDLR] de mesures de l’environnement social. On a aussi créé un outil original, RAISE Phiture : le premier fonds tech 100 % philanthropique. Plutôt que de donner directement à une association, vous confiez votre argent à cet outil qui investit dans les meilleurs deals de start-up, en espérant faire fructifier ces investissements. Puis le résultat final – mise initiale comprise – sera intégralement donné à des associations. C’est un partage de la valeur par le don.
Pouvez-vous nous donner quelques exemples d’entreprises accompagnées par vos fonds ?
Nous en avons des centaines ! De l’ETI Babilou à Talis, un réseau d’écoles de formation en alternance accompagné par notre fonds d’impact, à Hélios, une néo-banque qui accélère la transition écologique côté entreprises en passant par Selency, la marketplace de mobilier de seconde main et Bene Bono, qui lutte contre le gaspillage alimentaire – toutes deux accompagnées par notre fondation RAISE Sherpas.
En 2018, vous avez fondé le Mouvement pour l’économie bienveillante. Pouvez-vous expliquer à nos lecteurs ce concept ?
La bienveillance appelle une exigence. Notre conviction profonde est que la générosité est un moteur économique. Quand une entreprise décide de partager une part de sa valeur, de manière financière ou en donnant du temps à une cause à laquelle elle peut associer ses salariés compétents, tout se passe mieux. La générosité vous aide à être plus efficace et meilleur dans ce que vous faites.
Quels sont les grands défis à venir ?
La plupart des entrepreneurs sont généreux, fiers de créer des emplois et de contribuer, à leur échelle, à un modèle d’économie soutenable pour préserver la planète. Parmi les jeunes entreprises que nous accompagnons, 50 % ont pour cœur de métier les enjeux sociaux ou environnementaux. Par ailleurs, en cette période de plein-emploi, les jeunes choisissent minutieusement leur entreprise : ils se détournent des firmes autoritaires, traditionnelles.
Il y a urgence autour des questions environnementales, mais aussi sociales. On voit bien les limites de l’État ; la France est le pays le plus redistributif du monde, et cela ne suffit pas. Ça ne veut pas dire qu’il ne faut pas redistribuer, mais que les entreprises doivent être contributrices de la redistribution. C’est ce que nous avons choisi de faire en créant RAISE et son modèle de partage de la réussite. Notre but n’est pas de donner des leçons, mais bien de montrer que c’est possible à ceux qui souhaitent suivre cette voie.
Sur les enjeux sociaux et environnementaux, en particulier, j’étais récemment à Budapest pour visiter une usine Michelin. C’est une entreprise qui s’est mise en marche sur la question du bien-être des salariés. En deux ans, ils sont quasiment à parité, ont évolué vers des postes de travail plus ergonomiques, au bénéfice des hommes et des femmes, et mis en place un programme pour être à zéro consommation d’énergie. Beaucoup d’entreprises qui ont pris ce virage-là de l’intérieur sont bien plus efficaces et performantes que les autres.
Cela fait partie des principaux enseignements que vous avez tirés de ces 10 dernières années ?
Nous voulions d’abord prouver que c’était possible et cela a marché, puisque nous avons connu 30 % de croissance par an et avons grandi vite en 10 ans. On voit bien que la question du partage de la valeur est un élément clé. Tous les piliers que nous avions choisi d’intégrer au cœur de notre modèle se sont révélés essentiels, notamment la parité qui, chez nous, est totale à tous les niveaux et qui a amené une gouvernance en binôme.
À ce propos, pensez-vous que les politiques publiques soutiennent suffisamment les mères et les pères afin qu’ils trouvent un équilibre entre une vie familiale épanouie et des postes à responsabilités ?
À la Cour des comptes, j’ai été freinée dans mon avancement parce que je n’avais pas pu venir à la restitution d’un rapport collectif la semaine où j’accouchais de ma troisième fille. Je n’ai pas été aidée par mon environnement et je rasais les murs dans les couloirs, quand j’étais enceinte, pour que ma hiérarchie ne me voie pas. Les choses ont changé quand je suis entrée dans une entreprise américaine qui, elle, respectait totalement la vie personnelle et familiale, considérant qu’on associe la vie des collaborateurs à celle des entreprises.
Cette vision m’a beaucoup aidée par la suite. Je pense que la question culturelle est aussi pertinente que la question législative. En matière de politiques publiques, des progrès ont été faits, notamment la loi Travail de Muriel Pénicaud et le congé parental du père.
Comment percevez-vous l’accompagnement des gouvernements sur l’économie bienveillante ?
Emmanuel Macron a beaucoup fait pour l’entrepreneuriat depuis 2017. La partie quelque peu oubliée reste les dons. Il y a huit à neuf milliards d’euros de philanthropie en France dont la moitié provient de l’État et le reste d’entreprises ou de particuliers. Je pense qu’il y a également encore beaucoup à faire pour repenser la fiscalité du don en France, de sorte que les particuliers et les entreprises puissent contribuer davantage.
Un mot pour les jeunes de Sciences Po qui veulent se lancer dans l’entrepreneuriat ?
Avoir des opinions, c’est bien… Mais c’est encore mieux d’agir ! Être admis à Sciences Po, c’est une infinité d’opportunités mises à votre disposition. Alors je leur dis : « Vous avez de l’or entre les doigts, plutôt que d’accuser, agissez, prenez les rênes. Vous avez tout en main ! ». La responsabilité d’un jeune de Sciences Po, pour moi, c’est d’agir au profit d’une économie plus responsable et plus durable.
Cet entretien a initialement été publié dans le numéro 29 d’Émile, paru en novembre 2023.