Jeunes journalistes, entre ambition et désillusions

Jeunes journalistes, entre ambition et désillusions

Avant de se confronter aux réalités de la profession, les aspirants journalistes la décrivent souvent comme un « métier passion ». Parfois échaudés, souvent persévérants… Émile a rencontré cinq néophytes pour comprendre leur ressenti et ce qui les anime.

Par Ismaël El Bou-Cottereau 

Ils ont rendez-vous dans le très chic 8e arrondissement de la capitale. Ce lundi 5 février, les étudiants des écoles de journalisme parisiennes remontent l’avenue des Champs-Élysées, se mêlent aux perches à selfies des touristes et à l’élite dorée. Puis virage à droite, direction Le Balzac, un cinéma indépendant art et essai, à l’occasion de la projection en avant-première du film Vivants, qui nous entraîne dans les coulisses d’une prestigieuse émission de reportages fragilisée par des coupes budgétaires.

À la fin du générique, on entend quelques soupirs après une fin douteuse, entre poursuite d’une girafe échappée en plein Paris et comédie romantique. La réalisatrice Alix Delaporte, l’acteur Roschdy Zem et une brochette de reporters sélectionnés ou primés par le prix Albert-Londres montent sur scène pour un débat.

Très vite, les échanges se cristallisent moins sur les qualités, contestables, du film – intrigue amoureuse éculée, personnages stéréotypés – qu’autour de la vision idéalisée qu’il projette sur le métier de journaliste. « Ce que je vois dans ce film, c’est une atmosphère toxique. Ça ne me donne pas envie d’y travailler », lâche une jeune femme, en référence à cette myriade de personnages drogués au travail, méprisants avec la stagiaire et enchaînant les blagues à la misogynie crasse. Si une autre étudiante a tenu à remercier la réalisatrice pour ce film qui la conforte dans sa « passion », il y avait comme une incompréhension générationnelle ce soir-là. Les aînés, qui ont consenti de nombreux sacrifices pour embrasser cette profession ; et les journalistes en herbe, de plus en plus sensibilisés aux questions de santé mentale. 

Dans le film Vivants, Gabrielle, une jeune journaliste, affronte les difficultés du métier dans une rédaction sous tension. (Crédits : Capture d’écran)

Deux semaines plus tard, deux enquêtes au vitriol sur les écoles de journalisme de Tours et de Sciences Po Paris sont publiées par Arrêt sur Images. Elles relaient des cas d’épuisement et de souffrances et relancent le débat sur les limites à mettre ou pas lorsque l’on exerce ce fameux « métier passion ».

« Certes, c’est intense, mais bosser un dimanche pour boucler un article, ça ne me dérange pas. Il faut aussi en vouloir ! » assène un jeune journaliste, diplômé d’une école parisienne depuis plus de cinq ans. « Je suis surpris de voir que certains veulent avoir des horaires fixes de bureau. On parle avec des gens, on apprend plein de choses, c’est pas le bagne non plus ! ».

« Des heures sup’ pour être polyvalente » 

Rachel  (1), étudiante à l’École publique de journalisme de Tours, tient elle aussi à nuancer : « Je ne me suis pas retrouvée dans les témoignages qui ont suivi la projection du film. Le ressenti dépend aussi des parcours antérieurs. Moi, j’ai fait une prépa avant, et il y avait plus de travail. Certains sont à l’école plus pour tester. Moi, ça fait plus de 10 ans que je veux être journaliste. »

« Je veux tellement faire ce métier que je suis prête à tout pour y arriver. »
— Rachel, étudiante

Elle a contracté le virus dès son stage de troisième dans un journal local et aime « la rencontre avec les gens ». Plus tard, elle souhaite faire du long format et des documentaires tout en étant consciente que les premiers postes en sortie d’école sont moins glamour : desk (écriture d’articles au « bureau », sans sortir de la rédaction pour faire du reportage), bâtonnage de dépêches (du copier-coller amélioré), sujets à boucler en une demi-journée, week-ends passés à couvrir une chasse aux œufs ou une manifestation… « Je veux tellement faire ce métier que je suis prête à tout pour y arriver, assume-t-elle. Je ne veux pas non plus perdre ma santé mentale [rires, NDLR]. Mais je suis prête à faire des heures sup’ non payées, à bosser le week-end, à faire des sujets que je n’aime pas pour être la plus polyvalente possible. » 

Toutefois, quand les difficultés économiques s’ajoutent à la pression scolaire, certains se brûlent dès la vingtaine. C’est le cas de Nathan Ripert, 25 ans. « Mon diplôme m’a coûté un burn-out, un arrêt maladie et une dépression », écrit-il sur X, le 15 février dernier.

Après son témoignage, il a reçu de nombreux messages de soutien. On le retrouve le 8 mars, dans un bar branché près de la place de la Bastille, à Paris. En sweat à capuche noir et bagues aux doigts, il revient sur cet épisode douloureux : « J’ai quitté le CFJ en 2023, j’ai été dégoûté par le journalisme. » Étudiant boursier, il enchaîne les piges après les cours et son alternance, pour accroître ses revenus. Les journées de travail s’étirent, de 9 heures à minuit. « J’ai été nourri par les discours selon lesquels il faut dire “oui” à tout et être perfusé à l’actualité. Durant mon alternance, je n’avais aucun cadre, j’avais l’impression d’être un inconnu dans la rédaction. » Nathan s’englue dans une dépression mélancolique. Après quelques CDD, il décide, en juin 2023, d’arrêter les frais. Depuis, il multiplie les jobs alimentaires. « Si je reprends le journalisme, j’ai peur que ça prenne de nouveau tout l’espace, justifie-t-il. Je ne veux pas effacer toute mon identité pour devenir journaliste. »

« Je ne veux pas effacer toute mon identité pour devenir journaliste. »
— Nathan, ancien étudiant en journalisme

Idéalisme louable ou excès de naïveté ?

Il n’empêche… Malgré ces ressentis parfois contradictoires, quelque chose semble tracasser ces journalistes en formation. Est-ce normal de passer des concours à la fin de l’école pour décrocher, à l’arrivée, des CDD de trois mois ? De ne presque jamais être payé lors des périodes de stage ?

Dès la rentrée universitaire de septembre 2023, un petit livre à la couverture jaune se repasse sous le manteau et prolonge la discussion dans les promotions : Jeunes journalistes, l’heure du doute, du sociologue Jean-Marie Charon (Entremises Éditions, 2023). Dans la veine de ses précédentes recherches, il souligne notamment que 40 % des journalistes détenteurs d’une carte de presse n’exercent plus au bout de sept ans  (2) et donne la parole à ces jeunes qui ont embrassé une autre carrière à cause d’un épisode de burn-out, de la précarité subie et de missions peu épanouissantes…

« Les premières personnes qui ont réagi par rapport à mon livre, ce sont les jeunes journalistes. Et quand je vais dans les écoles de journalisme, ce sont les étudiants qui m’invitent, note-t-il. Mais je n’ai pas suffisamment insisté sur le fait que ceux qui partent ne le font pas pour toujours. Par exemple, beaucoup vont aller vers l’enseignement, mais restent attentifs à ce qui se passe dans les médias, ils gardent des liens et parfois, reviennent dans le milieu. Ils conservent l’idée de développer un jour un projet éditorial long. » Les aspirants journalistes pécheraient-ils par naïveté ? « Dès qu’ils s’engagent dans ces études, ils sont conscients des risques de précarité, notamment en début de carrière », répond le sociologue, qui a interrogé une centaine de jeunes journalistes lors d’entretiens qualitatifs. « Mais ils ont une vision élevée d’un métier qui rend service à la société. »

« Pendant un an, j’ai travaillé pour 13 locales »

La lecture des livres de Jean-Marie Charon a résonné avec le parcours d’Agathe Legrand, 25 ans, journaliste pigiste à France Bleu. « Ça m’a fait du bien, raconte-t-elle. Je me suis rendu compte que je n’étais pas la seule à traverser une situation difficile. » Diplômée de l’École de journalisme de Grenoble (EJdG) en 2022, elle rêve d’intégrer Radio France. Commence alors un parcours du combattant. Elle échoue au concours du planning, un système d’enchaînement de CDD de remplacement dans les locales de France Bleu épinglé par le cabinet Apex-Isast pour « conditions de travail illégales ». Agathe devient alors pigiste volante, avale les kilomètres pour produire des reportages dans différentes villes. « Pendant un an, j’ai travaillé pour 13 locales. C’était deux jours par-ci, deux jours par-là… Je pouvais aller à Dijon ou Poitiers, alors que j’habite à Rennes. C’était dur physiquement. Je n’étais pas toujours remboursée pour mes billets de train et je dormais sur le canapé d’un collègue, raconte-t-elle. Je pense que je n’ai pas assez fixé de limites. J’ai tiré sur la corde, car je voulais absolument rentrer à Radio France. » Avec un salaire d’environ 500 euros par mois, elle est obligée d’habiter chez sa mère, à Rennes. Mais depuis quelques mois, elle s’est installée à Saint-Étienne, où elle fait des piges régulières pour France Bleu. « Je gagne un peu moins que le SMIC, mais je n’ai pas à me plaindre, relativise-t-elle. Je sais que beaucoup gagnent plus avec un bac +5, mais je ne me vois pas faire autre chose. J’aime être au contact de mes sources, discuter avec les gens, apprendre plein de choses selon les thématiques traitées. »

66% des moins de 30 ans exercent en CDD ou en tant que pigistes.
— Commission de la carte d'identité professionnelle des journalistes (CCIJP)

Les chiffres confirment cette insertion professionnelle difficile : 66 % des journalistes de moins de 30 ans exercent en CDD ou en tant que pigistes (3) ; ils sont 36 % à déclarer avoir eu des difficultés à trouver un emploi à la sortie de l’école  (4). « Certains, qui ne sortent pas d’écoles reconnues, trouvent leur voie après un stage ou une alternance. Mais il ne faut pas trop idéaliser non plus. Plus on s’éloigne des écoles reconnues, plus ça va être difficile », explique Jean-Marie Charon. Avec une sélection importante pour entrer dans les cursus les plus cotés, huit journalistes sur 10 détenteurs d’une carte de presse sont, dans les faits, issus d’une formation non reconnue par la profession.  

Pénurie de spécialistes en sciences et en data 

Mais décrocher le diplôme d’une école reconnue ne protège pas de tout. « Depuis ma sortie du Celsa, en 2021, c’est difficile de trouver un contrat stable, témoigne Léo Lefrançois. L’arrivée sur le marché du travail a été brutale. Tes APL baissent, tu perds tes bourses du Crous… J’ai mis un an avant de trouver un poste à France TV. J’ai pris des jobs alimentaires de caissier pour tenir. » Après un Contrat à durée déterminée d’usage (CDDU) de six mois à France TV, qui ne donne pas le droit à une prime de précarité, Léo écume les offres d’emploi. « Je suis tenté de reprendre des études, de faire un doctorat en sciences de l’information. Autour de moi, j’ai beaucoup d’amis qui font de la communication. Ça remplit le frigo, mais pour moi, c’est contre les valeurs du journalisme. Pour l’instant, je m’accroche. Je réfléchis à piger, même si ce statut me fait un peu peur. (...) Je veux de la stabilité. »

L’embouteillage sur le marché du travail peut-il aussi s’expliquer par les desseins que ces jeunes nourrissent ? « Je suis très surpris de voir que très peu de personnes souhaitent être journalistes politiques, par exemple, alors qu’on en cherche dans les rédactions , observe un rédacteur en chef. Quand je fais passer des oraux d’admission en école de journalisme, nombreux sont ceux qui veulent travailler sur des sujets de société, les discriminations. C’est noble, mais tout le monde ne pourra pas faire ça, il y a aussi d’autres besoins. » « Les rédactions manquent aussi de gens avec certaines compétences en data ou en sciences, ajoute Jean-Marie Charon. Des postes en CDI s’ouvrent parfois pour des profils plus atypiques. » 

« Quand je fais passer des oraux d’admission en école de journalisme, nombreux sont ceux qui veulent travailler sur des sujets de société, les discriminations. C’est noble, mais tout le monde ne pourra pas faire ça, il y a aussi d’autres besoins. »
— Un rédacteur en chef

Face aux nouveaux défis comme ceux de l’intelligence artificielle et les questionnements sur la place du travail dans la vie personnelle, les jeunes journalistes sont parfois en proie au doute. Sans toutefois renoncer à leurs ambitions. « Pour l’instant, je m’accroche, car je me suis investi pour en arriver là », raconte ainsi Léo. Les discours pessimistes sur le métier ne sont pas nouveaux. Au printemps 2023, Sophie des Déserts, grand reporter, rappelait qu’à ses débuts, à la fin des années 1990, « tout le monde disait que c’était un métier précaire et instable, qui ne rend pas forcément heureux… Mais quand on a la foi, il faut suivre son élan. Surtout quand on débute et que l’on a 20 ans. (5)»

Notes :

(1) Le prénom a été changé
(2) D’après une étude commandée en 2017 par les Observatoires  des métiers de l’audiovisuel et de la presse.
(3) Selon la Commission de la carte d’identité professionnelle des journalistes (CCIJP).
(4) D’après une étude commandée en 2017 par les Observatoires des métiers de l’audiovisuel et de la presse. 
(5) « Ma boussole, c’est la bienveillance sans complaisance », rencontre avec Sophie des Déserts, grand reporter, https://www.lapeniche.net

Cet article a initialement été publié dans le numéro 30 d’Émile, paru en juillet 2024.



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