Anne-Charlène Bezzina : "Connaître l’histoire de la Constitution permet d’enrichir les discussions politiques actuelles"
La séquence politique inédite que nous vivons depuis les élections européennes nous amène à nous interroger en profondeur sur nos institutions. Anne-Charlène Bezzina, constitutionnaliste, maître de conférences à Sciences Po, vient de publier Cette Constitution qui nous protège (XO Éditions). Cet ouvrage accessible démontre comment la Constitution de la Ve République forge un lien nécessaire entre le peuple et ses institutions, qu’il faut renforcer.
Propos recueillis par Maïna Marjany (promo 14) et Alexandre Thuet Balaguer
L’originalité de votre ouvrage tient-elle au fait qu’il est destiné au grand public, plus qu’un classique manuel de droit ?
Il y a un précédent connu : La Constitution introduite et commentée par Guy Carcassonne et Marc Guillaume (Points). Cependant, en ce moment, nous assistons à une dynamique politique particulièrement originale, où la Constitution occupe une place centrale dans tous les débats, avec chaque parti qui tente d’interpréter le texte à son avantage.
J’ai eu l’impression qu’un véritable retour aux sources était précieux, pour que les Français connaissent le texte. Je trouve également important d’intégrer des commentaires historiques sur sa pratique, ses limites et ses illustrations, car cela peut enrichir les discussions politiques d’aujourd’hui.
C’est une démarche ambitieuse, mais elle pourrait apporter de la clarté et une certaine sérénité dans le discours politique actuel. J’ai le sentiment que les Français ont besoin d’une voix plus apaisée, loin de la politique du « bruit et de la fureur ». En revenant sur ce que la Constitution a déjà apporté et sur son potentiel, nous ancrons la parole politique dans notre histoire et donnons une nouvelle dimension au débat contemporain.
Le fait que le Président soit la première institution mentionnée dans la Constitution lui confère-t-il un rôle dominant dans la Ve République ou était-ce déjà le cas dans les précédents textes ?
Cette hiérarchie rompt avec notre histoire. En 1946, par exemple, le Président arrive dans le titre V, alors que le Parlement est au titre II. Avec la Ve République, le Président passe avant tout. Cela montre bien la présidentialisation de ce régime, qui donne un rôle d’arbitre au Président, même si, en réalité, ce ne sont pas tant les pouvoirs propres du président de la République qui font cette présidentialisation.
Si on se limite à la lettre de la Constitution, les pouvoirs propres du Président sont presque comparables à ceux du roi d’Angleterre. Ce qui fait la force du Président de la Ve République, c’est le style. Il s’impose en parrainant un Premier ministre et en ayant souvent une Assemblée nationale qui se contente d’enregistrer les décisions. Il a su utiliser pleinement les pouvoirs partagés, notamment dans le domaine réservé des affaires étrangères et de la défense, ce qui renforce son autorité. Aujourd’hui encore, le Président combine les attributions d’un chef d’État dans un régime parlementaire avec la légitimité d’un président américain, ce qui le rend unique.
Vous écrivez que le titre V « Des rapports entre le Parlement et le Gouvernement » définit la France comme un régime parlementaire. À Sciences Po, on apprenait auparavant que la Ve République était un régime semi-présidentiel. Qu’en est-il réellement ?
Cette notion de régime semi-présidentiel, créée par Maurice Duverger, est un peu devenue obsolète. En réalité, un régime semi-présidentiel est avant tout un régime parlementaire. Un régime parlementaire repose sur un équilibre entre un gouvernement et une assemblée, qui peuvent se renverser mutuellement. Cette notion de semi-présidentialisme a de l’intérêt, car elle s’adapte bien à l’originalité de la Ve République, mais elle reste ad hoc, sans réelle portée universelle.
Aujourd’hui, on peut décrire la Ve République comme un régime parlementaire rationalisé. Cependant, la différence réside dans le rôle particulier du Président qui, par rapport à l’histoire de France et à l’opinion publique, occupe une position particulièrement protectrice. La France a une culture du chef de l’État, tout autant qu’une culture du Parlement, et ces deux piliers forment les bases de notre histoire politique.
Pour un certain nombre d’observateurs politiques, la situation post-législatives est ubuesque : un gouvernement à droite a été nommé alors que la gauche est arrivée en tête des élections. Est-ce pour autant inconstitutionnel ?
En tant que constitutionnaliste, je me reporte à l’article 8 de notre Constitution : le président de la République nomme le Premier ministre. Cette prérogative est réelle et offre un boulevard au Président.
Toutefois, la coutume repose en réalité sur un consensus majoritaire. Il revient à la majorité à l’Assemblée nationale de reconnaître la légitimité d’un nom proposé pour gouverner. Il est intéressant de noter que, si l’on examine les résultats des dernières élections, la majorité semble se situer à gauche. Toutefois, en analysant la composition de l’Assemblée nationale, on se rend compte que la majorité de gauche ne parvient pas à s’imposer. Le premier vote concernant la présidence de l’Assemblée nationale en a été un bon exemple. On constate alors deux problèmes : d’une part, l’incapacité de la gauche à élargir sa base, d’autre part, une continuité de visages issus des perdants.
Il était donc crucial de sortir de ces deux impasses. Finalement, la seule logique qui a émergé est celle de la IVe République, c’est-à-dire celle du parti pivot. À l’issue des élections, le Président a donc choisi un Premier ministre de LR, qui a tenté de jouer un rôle de charnière entre les différentes logiques politiques, même si cela s’est soldé par un échec.
Le titre VI aborde une question particulièrement sensible : la prétendue subordination de la France à l’Union européenne, un sujet qui alimente souvent ressentiments et exploitation politique. Les traités internationaux et les décisions de l’UE priment-ils vraiment sur les lois nationales ?
L’article 55 de la Constitution est clair : les traités priment sur les lois. Bien que souvent perçue comme une limite à la souveraineté de l’État, cette règle s’inscrit dans une logique de gouvernance partagée. Ce que la France décide avec d’autres pays doit être plus contraignant que ce qu’un Parlement national décide seul. En réalité, cette primauté des traités, notamment en matière de droits de l’homme, découle des engagements internationaux que la France a librement acceptés. Et elle est partie prenante des négociations, donc elle conserve une marge d’action.
Cela ne signifie pas pour autant que la politique est figée. Les décisions du Conseil constitutionnel, par exemple sur l’asile, montrent qu’il reste de la place pour l’action politique. Les contraintes juridiques, souvent perçues comme des freins, sont en fait régulièrement instrumentalisées pour alimenter un sentiment d’impuissance, alors qu’elles laissent une réelle marge de manœuvre.
Certains partis appellent au non-respect des traités. Est-ce légalement possible ?
Politiquement, oui. Le Conseil constitutionnel ne contrôle pas la conformité des lois aux traités, mais les juges peuvent, eux, condamner l’État pour manquement à ses engagements internationaux, comme lors du « procès du siècle » sur les émissions de gaz à effet de serre. Toutefois, cette désobéissance permet parfois aux responsables politiques de rejeter la faute sur les juges plutôt que d’assumer des choix difficiles sur la scène internationale.
Pour que la Constitution nous protège, il faut d’abord qu’elle soit respectée. Existe-t-il suffisamment de garde-fous pour garantir ce respect ?
D’abord, la Constitution nous protège parce que nous la choisissons. Mon idée, avec ce livre, est de rendre du pouvoir au peuple : s’il se sentait vraiment connecté à sa Constitution, il serait peut-être plus soucieux de la faire respecter. Ensuite, le juge constitutionnel est armé pour faire respecter la Constitution. Troisième point, si l’on s’en tient à la lettre de l’article 5 de notre Constitution, le président de la République est le « garant de la Constitution ». Ce n’est pas anodin que ce rôle ait été confié au pouvoir politique, car c’est le politique qui doit lui donner du souffle. La Constitution ne pourrait pas vivre sans l’un de ces trois organes, chargés de la protéger : le peuple, qui y adhère, le juge, qui la surveille, et le pouvoir politique, qui lui donne du sens.
La récente actualité politique a relancé une question : le président de la République peut-il être destitué ? Est-il responsable devant les citoyens ou bien seule la prochaine élection présidentielle peut-elle décider de son sort ?
Oui, il peut être destitué politiquement. La Constitution a été changée en 2007 : il n’y a plus de crime de haute trahison, mais l’idée de manquement incompatible avec son mandat. On a considéré qu’il fallait le démettre politiquement avant qu’il ne soit jugé judiciairement. Cependant, la destitution ne peut advenir que pour des motifs graves. La France, à l’inverse des États d’Amérique latine, est partisane de la stabilité institutionnelle. C’est l’héritage de la théorie des deux corps du roi : on protège le mandat, mais pas l’homme. À cela s’ajoute un sens de la responsabilité gaullien. C’est au Président de sentir quand il doit partir, en accord avec son peuple. Enfin, l’élection doit rester la clé de la démocratie représentative. Lorsqu’on adopte une logique de recall, avec des destitutions trop fréquentes, il faut considérer le risque de revenir au précédent de la Constitution de 1791. La vie politique a besoin de temps long.
Façonnée par le général de Gaulle, cette Constitution peut-elle vraiment perdurer sans lui ? Faut-il réformer, voire passer à une VIe République ?
Son ascendant gaulliste existe et existera tant que nous aurons ce cadre institutionnel. L’héritage laissé par le général de Gaulle dans cette République est indéniable, ne serait-ce que dans l’empreinte de l’article 5 d’un Président clair-obscur, d’un arbitre disposant en réalité de nombreux champs d’action.
Mais je crois que cette Constitution est résiliente. La parenthèse que nous vivons illustre le fait qu’elle demeure le cadre qu’il nous faut à ce stade de notre vie politique. Façonnée pour dégager une majorité, cette Constitution peut tout de même s’adapter dans des moments où la minorité est plus présente, parce qu’elle a des clés. Elle offre une certaine beauté dans sa structure. En période de majorité, elle possède peu de contre-pouvoirs, puisque tout le monde semble être d’accord. Cependant, lorsque les couleurs politiques se diversifient au sommet de l’État, on réalise qu’elle regorge de contre-pouvoirs et de mécanismes qui obligent à la rencontre et à la négociation. C’est là, je pense, l’esprit de la Ve République.
Dès lors, nous avons tout à fait la possibilité de conserver ces institutions, en les renforçant par un rapprochement avec le peuple et en veillant à ce qu’elles soient plus représentatives et plus éthiques. Elles sauront tenir le cap.
BIO
Anne-Charlène Bezzina est docteure en droit public de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, maître de conférences en droit public à l’Université de Rouen et à Sciences Po.
Elle intervient régulièrement dans les médias pour commenter l’actualité politique à l’aune de la Constitution.
Son ouvrage Cette Constitution qui nous protège est sorti en octobre 2024, aux éditions XO.
Cet article a initialement été publié dans le numéro 31 d’Émile, paru en décembre 2024.