Fariba Adelkhah : "La société iranienne a beaucoup changé depuis le mouvement Mahsa"
Anthropologue, directrice de recherche au CERI de Sciences Po, Fariba Adelkhah vient de publier l’ouvrage Prisonnière à Téhéran (Seuil), dans lequel elle revient sur son arrestation et sa détention en Iran pour des accusations d’espionnage. Elle nous livre son regard sur cet épisode et sur les évolutions récentes de la société iranienne, deux ans après la mort de Mahsa Amini.
Propos recueillis par Maïna Marjany (promo 14)
Dans une interview, vous avez expliqué que votre incarcération en Iran vous a privée de votre terrain de recherche, mais vous en a donné un autre. Pouvez-vous développer ?
Les raisons de mon arrestation ont été ce qu’elles ont été (aussi mystérieuses qu’infondées), mais je n’ai jamais été qu’une chercheuse et je le suis demeurée, même en prison. Très vite, ne serait-ce que pour m’en sortir et faire face à la longue attente, je me suis autant intéressée à eux qu’ils s’étaient intéressés à moi. Un peu le principe de l’arroseur arrosé ! La prison est donc devenue un terrain en bonne et due forme. Je peux dire, en anthropologue, que j’ai fait de l’observation participante. Sans le vouloir, et même si le terrain m’a été imposé. Je crois que c’est la première fois dans ma vie professionnelle que je n’ai pas choisi mon terrain…
Qu’en avez-vous tiré comme analyse ?
Pour l’instant, je publie un premier livre composé de récits divers pour donner un aperçu de l’institution carcérale et de l’endroit dans lequel j’ai passé quatre ans, mais également de la vie quotidienne en prison des détenues avec qui j’ai partagé mes journées.
Pensez-vous que cette expérience éprouvante va durablement influencer votre travail et votre manière d’étudier l’Iran ?
Un terrain n’est jamais sans effet sur les chercheurs que nous sommes. Ayant travaillé sur la migration afghane en Iran, je me suis éprise du terrain afghan et je suis partie de l’autre côté de la frontière. J’ai continué de travailler en Afghanistan jusqu’à mon arrestation à Téhéran, en 2019. Pour ce qui est de ma manière d’étudier l’Iran, en fait, j’ai retrouvé en prison une société en miniature sur laquelle je travaillais déjà.
Souhaitez-vous retourner en Iran ou est-ce devenu impossible ou trop dangereux ?
J’ai été graciée, hélas, pas acquittée. C’est une amertume qui restera en moi. C’est mon métier qui a été attaqué, mon université – Sciences Po – qui a été diffamée et je dois mener le combat pour revendiquer l’intégrité de la recherche et de mon institution universitaire. Je le dois à la fois à mon métier, mais aussi aux Iraniens qui ne méritent pas l’isolement qui leur est infligé. J’ai quitté l’Iran légalement et je compte bien y retourner, absolument, j’en ai tout à fait le droit. C’est le terroir de mon enfance, auquel je suis restée très attachée, sans même parler du fait que l’Iran est le terrain de mes recherches, celui qui m’a occupée pendant plus de 30 ans. Je veux juste finir les travaux que j’ai en main. Et puis pallier les carences de ma longue absence et alléger mes amis d’un lourd fardeau, celui que je leur avais imposé, bien malgré moi, mais ce faisant, ils m’ont donné, eux, une grande leçon sur l’amitié. Certes, j’ai encore beaucoup à apprendre d’eux, notamment de Béatrice Hibou, à qui j’aimerais ressembler dans l’amitié, et également de mon comité de soutien.
Deux ans après la mort de l’étudiante Mahsa Amini et la contestation qui s’en est suivie, qu’est-ce qui a changé au sein de la société iranienne ?
Tout dépend de la façon dont vous observez et ce que vous cherchez. La société iranienne, comme toutes les sociétés, se transforme constamment. Elle a beaucoup changé depuis le mouvement Mahsa. Le temps de la contestation et de la crise est évidemment le temps par excellence du changement. Toutefois, si vous mettez la focale sur le changement de la classe politique ou du cadre légal, la réponse est négative. Si vous regardez les faits, et comme ce sont les femmes et les hommes qui font la société, non pas forcément les lois, vous pouvez parvenir à d’autres conclusions.
En ce qui concerne le mouvement Mahsa, on parle désormais des femmes, longtemps tenues pour opprimées et vouées à l’impuissance. Mais qu’est-ce que c’est, au juste, le changement pour les femmes ? On les voit dans des postes à responsabilités, plus qu’auparavant. Certes, si vous voulez réduire un mouvement social de contestation à la seule question du voile ou de la condition des femmes, il faut rappeler que lors des dernières élections présidentielles, en juin, on n’a pas beaucoup parlé d’elles, ni d’ailleurs du voile. En attendant, on a souvent observé que beaucoup de femmes, dans les quartiers huppés des grandes villes du pays, ne le portent plus. Celui-ci demeure néanmoins la norme dans l’espace de travail.
Il faudrait peut-être se demander pourquoi l’obligation codifiée du voile a perduré pendant tant d’années. Pourquoi n’y a-t-il pas eu un mouvement de femmes portant spécifiquement sur cette question ? Le mouvement « Femme, Vie, Liberté » a moins porté sur le voile en tant que tel que sur la place des femmes dans l’espace public, l’arbitraire et la violence des forces de l’ordre, les discriminations en tout genre que subissent les femmes. Le voile est une obsession de l’Occident, pas forcément celle de la société iranienne.
Il faudrait, pour le comprendre, se poser la question du voile non pas toujours comme limite, comme interdit, mais comme commodité, comme opportunité et comme terrain de possibilités pour bien des femmes en Iran. C’est ce que j’avais essayé de faire dans ma thèse de doctorat (La Révolution sous le voile. Femmes islamiques d’Iran, Karthala, 1991), mais cela n’avait pas toujours été bien compris par les lecteurs français, volontiers « laïcards » et peu enclins à admettre que les pratiques religieuses peuvent être émancipatrices, comme elles ont pu l’être en Europe même, dans la classe ouvrière ou les milieux ruraux. C’est sans doute ce biais idéologique qui pose problème pour comprendre cette contrainte du voile, qui n’est pas forcément vécue comme telle par toutes les femmes.
Il faudrait aussi introduire d’autres temps dans notre approche de la société iranienne. Le temps homogène et fort que colorent les revendications et les mobilisations – celui que retiennent la presse, le cinéma, la littérature, les intellectuels engagés – se double du temps du bricolage au quotidien, celui des petits calculs que dicte la nécessité – le temps des « modes populaires d’action politique » sur lequel Jean-François Bayart avait attiré l’attention, au CERI, à propos de l’Afrique, et aussi dans une perspective comparative. Cette approche, ainsi que celle de Gérard Althabe, m’avaient beaucoup marquée quand je préparais ma thèse.
Telle est la vraie action politique, dont la parole ne vise pas à diviser les volontés ou les revendications, mais plutôt à les associer, à les réunir pour produire la cité. On ne renforce pas un « nous » pour s’opposer aux autres, on cherche à convaincre sans couper les liens entre les unes et les autres. C’est, à mon avis, ce qui se passe aujourd’hui en Iran avec la pratique différenciée du voile. Des femmes voilées, y compris religieuses, se sont par exemple associées aux manifestations « Femme, Vie, Liberté » sans pour autant renoncer personnellement à son port.
Le mouvement « Femme, Vie, Liberté » se limite-t-il à une petite portion de la population ou a-t-il conquis plus largement les Iraniens/Iraniennes ?
C’est bien sûr un mouvement d’abord citadin, composé de jeunes et de femmes, mais aussi, très vite, c’est devenu un mouvement de contestation générale contre l’usage de la force, pour la liberté et contre les discriminations et l’arbitraire, donc un mouvement très ample. Il est spontané, sans leader, ce qui a son charme, mais aussi ses limites. Il passe d’un quartier à l’autre. Cela se décide sur le coup, souvent au dernier moment, on se transmet le message sur les réseaux sociaux. Ces moyens n’existaient pas il y a cinq ans. Donc rien n’est prévisible. Ce qui crée également des divisions et des conflits entre ses protagonistes, et donc, bien sûr, de la méfiance et du renoncement. La société iranienne a peur de se faire récupérer par des groupes politiques.
Cet article a initialement été publié dans le numéro 31 d’Émile, paru en décembre 2024.