Les élections indiennes décryptées
Les élections législatives indiennes se tiennent actuellement dans tout le pays. Près d’un milliard d’électeurs sont appelés aux urnes, un défi logistique de grande ampleur. Mais le véritable enjeu du moment est plutôt l’avenir de la démocratie dans le sous-continent indien. Le style autoritaire du Premier ministre Narendra Modi, leader du parti BJP, a en effet mis à mal les fondations de la République indienne. Entretien avec Christophe Jaffrelot (promo 85), directeur de recherche au CNRS et expert en politique indienne.
Propos recueillis par Zoë Foures et Maïna Marjany
Du 19 avril au 1er juin, 970 millions d’électeurs indiens sont appelés aux urnes, en faisant les plus grandes élections de l’histoire. Mais, au-delà de ce défi logistique, ce scrutin présente-t-il de réels enjeux ou une troisième victoire du BJP de Narendra Modi est-elle courue d’avance ?
L’Inde se range aujourd’hui dans la catégorie des régimes alliant national-populisme et autoritarisme électoral – comme bien d’autres pays, de la Turquie d’Erdogan à la Hongrie de Orban. Dans ce type de régime, le leader populiste doit prendre le risque de l’élection pour pouvoir se prévaloir d’une légitimité populaire l’autorisant ensuite à l’emporter sur toutes les institutions (y compris la Justice).
Mais ce risque est calculé : la compétition électorale est faussée d’au moins deux manières. D’une part, le pouvoir exerce un grand contrôle sur les médias. D’autre part, il dispose de ressources financières considérables qui lui viennent notamment des oligarques. Conclusion : les chances de l’opposition sont minces, mais pas nulles !
Les dernières élections avaient notamment été marquées par la corruption. Il est estimé qu’environ un quart des dépenses de campagne de 2019 correspondait à des paiements en espèces versés aux électeurs par les candidats pour tenter d’influencer leur décision. Cette situation risque-t-elle de se reproduire pour l’actuel scrutin ou des contrôles ont- ils été mis en place ?
L’argent joue un rôle important dans les élections indiennes, mais les dépenses des candidats ne sont rien à côté de celles des partis – et surtout de la formation au pouvoir, le BJP, qui a, d’après les estimations des ONG les plus fiables, dépensé plus de 3,5 milliards de dollars en 2019. Cet argent passe surtout en dépenses de communication : une véritable armée de trolls inonde ainsi l’espace public à travers les réseaux sociaux…
Arrestation d’opposants, mainmise sur les médias ou auto-censure… Peut-on encore considérer l’Inde comme une démocratie ?
Je préfère parler d’autoritarisme électoral car si le versant démotique de la démocratie – l’acte de vote – demeure, son versant libéral – l’État de droit et le respect du pluralisme – est très affaibli. Les attaques contre les institutions de la République, à commencer par la Justice, mettent à mal l’État de droit. Quant au pluralisme, comment pourrait-il résister à la prétention du leader à incarner le peuple et la nation ? Ses opposants sont automatiquement disqualifiés comme « anti-nationaux »…
Des contre-pouvoirs subsistent-ils ?
Oui, mais de façon précaire. Certaines institutions ont perdu toute indépendance. La Commission électorale – qui est censée veiller à la régularité des scrutins – est devenue un appendice du gouvernement. C’est vrai de toute l’administration d’ailleurs. La Cour suprême redresse la tête lorsqu’elle est dirigée par un Chief Justice doté d’une colonne vertébrale, mais c’est assez aléatoire. Les seules limites au pouvoir du BJP viennent en fait du gouvernement des États qui sont aux mains de l’opposition. Mais New Delhi exerce une influence de plus en plus centralisatrice aux dépens du fédéralisme.
Quelle est la situation de l’opposition politique en Inde aujourd’hui ? Existe-t-il des voix alternatives significatives ou bien l’opposition est-elle muselée ?
L’opposition indienne existe bel et bien – même si les médias l’ignorent superbement. D’autant plus qu’elle s’est unie dans une très vaste coalition pour la première fois depuis 2014 – suivant l’exemple des opposants à Orban ou à Erdogan. Et puis elle s’est trouvée un chef en la personne de Rahul Gandhi, surtout depuis la longue marche qu’il a effectuée du Sud au Nord de l’Inde – et dont il était venu nous parler à Sciences Po en septembre dernier.
Mais l’opposition subit des attaques répétées : Arvind Kejriwal, le chef du gouvernement de Delhi a été mis en prison pendant des semaines avant que la Cour Suprême ne l’autorise à faire campagne jusqu’au 1er juin, des comptes bancaires du Congrès ont été gelés, bien des candidats de l’opposition sont menacés de poursuites (y compris de lourds redressements fiscaux) pour les convaincre de rejoindre le BJP – ce qu’ils font souvent…
Faute de subventions publiques, le financement des partis politiques et des campagnes électorales se fait principalement par des entreprises privées. Comment cela influence- t-il le paysage politique indien ? Quelles sont les implications de l’interdiction récente des « bons électoraux » par la Cour suprême ?
Les partis politiques et les milieux d’affaires entretiennent depuis longtemps une relation des plus malsaines, les seconds finançant les premiers en échange de passe droits. Mais ce phénomène a pris des proportions considérables à la faveur de la libéralisation économique qui a conféré aux grands magnats de l’Inde une puissance financière considérable. On peut aujourd’hui parler d’oligarques et de ce que j’appelle le « capitalisme de connivence » pour désigner les rapports qu’entretiennent Narendra Modi et Gautam Adani depuis plus de vingt ans. Ce dernier s’est vu attribuer des Zones Économiques Spéciales (y compris en bord de mer au mépris des lois protégeant l’environnement), des terrains agricoles à vil prix, des prêts bonifiés par l’État et a pu vendre son électricité à un coût des plus rémunérateurs. En échange, il finance à n’en pas douter les campagnes du BJP, notamment grâce aux « electoral bonds » institués en 2017 qui permettaient aux partis de recevoir des dons anonymes. La Cour suprême les a déclarés anti-constitutionnels, mais les coffres du BJP étaient déjà pleins et la ministre des Finances a annoncé qu’un dispositif de rechange était à l’étude…
L’Inde se distinguant par son non-alignement géopolitique, comment sa politique intérieure affecte-t-elle ses relations à l’international ?
Longtemps, la politique étrangère de l’Inde n’a pas fait l’objet de références partisanes sur la scène nationale. Il en va tout autrement aujourd’hui, puisque Narendra Modi a fait de la place de son pays dans le monde un argument de campagne. Comme d’autres leaders national-populistes qui se targuent d’avoir rendu leur grandeur à leur nation, il fait grand cas du rang que l’Inde se verrait aujourd’hui reconnue.
Cette prétention s’explique. New Delhi est aujourd’hui courtisée par toutes sortes de puissances : les États-Unis (et les Européens) aimeraient l’attirer dans le camp dit occidental pour faire contre-poids à la Chine (d’où son inclusion dans le Quad), tandis que la Russie reste un partenaire important, notamment en termes de fourniture d’armes. New Delhi en profite pour maximiser son intérêt en participant à toutes sortes d’organisations minilatérales, du Quad aux BRICS en passant par l’Organisation de Coopération de Shanghai. Mais le rayonnement international de l’Inde, dont Modi tire argument, ne procède pas seulement de son action diplomatique : les liens qu’il entretient avec la diaspora le servent aussi – comme cela a été le cas d’Erdogan d’ailleurs.
Pour les ethno-nationalistes que sont Modi, Erdogan et d’autres encore, la communauté de référence est définie par la culture (la langue, la religion etc.), pas par les frontières de l’Etat-nation. Modi a établi depuis longtemps une solide relation avec les Hindous de l’étranger qui sont des relais d’influence aux États- Unis, en Grande-Bretagne, en Australie, au Canada… des pays qu’ils essayent d’influencer de l’intérieur – avec l’aide des ambassades. Les lignes entre diplomatie officielle, parti politique et mouvement culturel sont ici brouillées.