Passion théâtrale et rigueur académique : le parcours inspirant d'une étudiante de Sciences Po

Passion théâtrale et rigueur académique : le parcours inspirant d'une étudiante de Sciences Po

Emma Lebeau est étudiante en master d’Affaires publiques à Sciences Po. Également passionnée de théâtre, elle vient de mettre en scène la pièce Des jours et des nuits à Chartres, jouée début mai au festival Festiféros à Ivry-sur-Seine.

Propos recueillis par Caroline Blackburn et Maïna Marjany

L’affiche du spectacle Des jours et des nuits à Chartres, joué dans le cadre du Festiféros, festival de théâtre de l’association Rhinocéros de Sciences Po, à Ivry-sur-Seine.

D’où vient votre passion pour le théâtre ? Comment réussissez-vous à la combiner avec vos études à Sciences Po ?

Emma Lebeau, étudiante à Sciences Po et metteuse en scène. (D.R.)

Créative et extravertie depuis mon plus jeune âge, j’ai très vite désiré faire du théâtre en parallèle de mon cursus scolaire. J’ai commencé à prendre des cours dans la compagnie Théâtre en Pièces, à Chartres, à hauteur de quatre heures par semaine. Me trouver sur un plateau et jouer m’a paru comme une évidence. Ce lieu aux infinies possibilités d’expression m’a très vite fascinée. L’aspect humain du théâtre est pour moi tout aussi stimulant : c’est surtout une aventure collective où je peux m’épanouir en compagnie de personnes qui partagent cette passion.

Aujourd’hui à Sciences Po en master d’Affaires Publiques, spécialité politiques publiques, mes études me demandent un important investissement personnel. Cependant, je ne peux vivre sans mon art. Je n’ai jamais envisagé ne pas faire de théâtre ou de mise en scène cette année, cela contribue à mon équilibre et m’est essentiel dans mon épanouissement personnel.

J’ai donc décidé de me lancer dans la mise en scène d’une pièce et de combiner ce projet avec mes études, ce qui implique un investissement compris entre 6 et 25 heures par semaine en fonction de l’avancement du projet, des disponibilités de chacun et, de manière plus intensive, les semaines précédant les représentations. C’est un temps que j’ai choisi de dédier et que j’ai (presque) toujours considéré comme du pur plaisir. Mettre en scène était mon espace d’expression et un projet stimulant avec des comédiens motivés. Aussi, je tiens à souligner que certains enseignements de Sciences Po m’ont permis d’alimenter mes réflexions sur la pièce, qui s’axe autour d’un thème historique où la notion de justice est particulièrement présente.

« Certains enseignements de Sciences Po m’ont permis d’alimenter mes réflexions sur la pièce, qui s’axe autour d’un thème historique où la notion de justice est particulièrement présente. »

Pourquoi avez-vous choisi de mettre en scène la pièce Des jours et des nuits à Chartres ?

Après avoir toujours joué, je désirai mettre en scène et donner vie à ma vision artistique d’une pièce, être « de l’autre côté » du plateau, dans le cadre du Festiféros, festival de théâtre de l’association Rhinocéros de Sciences Po. Dans ce cadre, mon choix s’est porté sur Des jours et des nuits à Chartres d’Henning Mankell, publiée en 2011.

Amatrice d’un théâtre à la fois engagé, historique et contemporain, ce texte m’a beaucoup touché. Il relate la vie de Simone Touseau, Française résidant à Chartres durant la Seconde Guerre mondiale qui tombe amoureuse d’un soldat allemand puis tombe enceinte de ce dernier. Après la guerre, Simone est victime du tribunal populaire et, comme des milliers de femmes françaises, se voit humiliée, incarcérée et menacée de mort pour ce que l’on considère alors comme une trahison nationale. Henning Mankell a écrit ce texte à partir de la photo La Tondue de Chartres de Robert Capa, prise en 1944 à Chartres.

Plusieurs facteurs m’ont amené vers ce texte. L’histoire se déroule à Chartres, ville que je connais très bien puisqu’elle est la ville de mon enfance. J’ai eu l’occasion de pouvoir moi-même jouer une scène issue de ce texte il y a quelques années dans le cadre de mes cours de théâtre. J’ai directement été saisie par la puissance du texte, notamment par certains dialogues paradoxalement remplis autant de légèreté que d’intense gravité. La pièce et le jeu de la scène m’ont beaucoup marquée et ainsi donné envie de mettre en scène l’intégralité du texte qui développe des personnages très complexes au cœur d’une histoire d’amour en pleine Seconde Guerre mondiale.

Est-ce rare pour une étudiante de mettre en scène une pièce jouée dans le cadre d’un festival ?

L'affiche du festival de théâtre Festiféros, organisé du 3 au 5 mai 2024, dans la ville d’Ivry-sur-Seine, dans lequel a été programmé la pièce Des jours et des nuits à Chartres.

Je pense que peu d’étudiants, surtout ceux qui ne font pas des études de théâtre, se lancent dans l’aventure folle de mettre en scène. D’abord cela demande beaucoup de temps, d’investissement, de patience, de persévérance pour mener à bien le projet. Seule, sans formation de niveau professionnel de théâtre, il m’a fallu apprendre à savoir gérer une équipe de neuf comédiens, de travailler le jeu, la diction, le travail du corps, s’occuper de trouver puis d’acheter ou de louer les costumes, de trouver des salles de répétition, de créer ou trouver les sons et d’en faire les montages, de même pour les photos et les vidéos, de faire de la communication de la création de l’affiche jusqu’à la gestion des réseaux sociaux, de créer avec le régisseur les lumières et tant d’autres activités qui sont tout à fait primordiales pour les représentations.

Il est donc indéniable que je pense avoir développé beaucoup de compétences lors de cette expérience, parfois exténuante mais toujours exaltante. Monter un spectacle à 21 ans n’a pas été chose facile, d’autant plus qu’il y avait la pression des dates de représentation à respecter, mais aussi les cours et les examens à honorer. Le festival auquel j’ai pu participer a été organisé par l’association Rhinocéros de Sciences Po à la suite d’un appel à projets, il a donc fallu que je passe par l’étape de sélection. Aujourd’hui, sans leur vote et leur confiance en mon projet, je n’aurais pas pu le concrétiser, je suis infiniment reconnaissante envers eux. 

Ce spectacle est joué alors que nous allons commémorer les 80 ans de la Libération. Quel message souhaitez-vous véhiculer à travers cette pièce ?

Extrait de la pièce Des jours et des nuits à Chartres, jouée dans le cadre du festival Festiros le 4 mai 2024 au théâtre Aleph. (Crédits : Charlotte Yung de l’association Sciences Photos)

J’ai effectivement désiré mettre en scène ce texte dans le cadre des 80 ans de la Libération. Tout d’abord la pièce traite d’une période plutôt occultée de l’après-guerre en France. Il était important pour moi de mettre en lumière la souffrance de nombreuses femmes qui, à cette époque, ont vécu des histoires similaires à celle de Simone et ainsi rappeler, à ma petite échelle, que si les Alliés ont triomphé et ont permis la Libération, les injustices et les exactions ont continué en France par la période de l’épuration.

Dans cette pièce historique, je souhaite transmettre des messages philosophiques universels que je crois pertinents de soulever à notre époque.

Henning Mankell pousse le spectateur à ne pas porter un regard manichéen sur le monde (en tant de guerre mais aussi, je le crois, en général), à s’interroger sur la notion d’ennemi dans notre société où la division idéologique et les fractures politiques sont de plus en plus grandissantes.

Mankell développe ici que les sentiments, les histoires personnelles et les faiblesses humaines peuvent expliquer des comportements que l’on peut juger immoraux ou injustes et qui peuvent être perçus différemment regardés à l’échelle des individus. Cette idée se retrouve dans les travaux de Camus et notamment dans le Discours de Suède de 1957 où il déclare : « C’est pourquoi les vrais artistes ne méprisent rien, ils s’obligent à comprendre au lieu de juger ». Simone représente ici non plus la coupable que la France dénonce pour trahison, mais la victime que celle-ci choisit comme bouc-émissaire et réceptacle des souffrances de la guerre. Je crois que le texte de Mankell est un appel à la vigilance dans une époque pavée de divisions et un appel à la tolérance où la justice doit se faire avec précaution.

« Henning Mankell pousse le spectateur à ne pas porter un regard manichéen sur le monde, à s’interroger sur la notion d’ennemi dans notre société où la division idéologique et les fractures politiques sont de plus en plus grandissantes. »

Dans le même Discours de Suède, Camus déclare également : « Chaque génération se croit vouée à refaire le monde, la mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas, mais sa tâche est peut-être plus grande, elle consiste à empêcher que le monde se défasse ». Je crois que ces paroles valent encore aujourd’hui dans le contexte politique et géopolitique que nous connaissons. Ainsi, regarder Des Jours et Des Nuits à Chartres, c’est pour moi se questionner en temps de guerre, sur la justice et l’injustice. C’est se poser la question qu’est-ce que trahir ? Spécifiquement dans le cas de la pièce, y-a-t-il un droit d’aimer ? Plus généralement, jusqu’où dessiner la frontière entre le bien et le mal en temps de divisions ?

Quelles ont été vos inspirations pour la mise en scène qui allie jeu, vidéo-projections, photographies et musique ?

Pour la mise en scène de ce spectacle, mes inspirations ont été multiples. D’abord, je dois le choix du texte au Théâtre en Pièce qui me l’a fait découvrir. Cette compagnie dans laquelle j’ai évolué durant près de 10 ans m’a forgé une certaine vision du théâtre. Celui d’un théâtre plutôt contemporain dans la mise en scène (pas nécessairement dans le choix des textes), où les différents arts peuvent se mêler : danse, chant, musique, performances de différentes sortes, vidéo-projection afin de mieux faire résonner l’esprit de la pièce.

De plus, j’ai effectué durant le mois de juillet 2023 un stage à Avignon au sein de l’espace Alya, théâtre au coeur du festival Off d’Avignon. Dans ce cadre, j’ai eu l’occasion de voir de nombreuses pièces et de me baigner dans une réelle émulation intellectuelle et artistique. J’ai notamment vu Eurydice aux enfers par la Compagnie de l’Eau qui Dort qui a inspiré certains de mes choix de lumières et de transitions.

D’autre part, mes lectures personnelles comme L’espace vide de Peter Brook, essai sur l’art théâtral, m’ont permis de me faire une certaine idée du rôle de metteur en scène. Enfin, j’ai bien évidemment introduit ma propre vision de la pièce. J’ai notamment désiré inclure de nombreux éléments historiques comme des projections de nombreuses photographies de Robert Capa, de vidéos de femmes qui se font tondre en public à la période de l’épuration ou encore de diffuser des extraits de discours du Général de Gaulle et d’Hitler. Il était alors question dans certaines scènes de confronter directement le spectateur à la réalité de l’époque pour mieux les plonger au cœur des terribles périodes de la guerre et de l’épuration, puis superposer ces éléments au jeu des comédiens. J’ai aussi désiré inclure une violoncelliste et amie, Charlotte Ramilijaona, dans la pièce, pour représenter l’âme de Simone à travers sa musique dans plusieurs scènes.

« J’ai désiré inclure de nombreux éléments historiques comme des projections de nombreuses photographies de Robert Capa, de vidéos de femmes qui se font tondre en public à la période de l’épuration ou encore de diffuser des extraits de discours du Général de Gaulle et d’Hitler. »

Avez-vous d’autres projets liés au théâtre ?

Extrait de la pièce Des jours et des nuits à Chartres, scène de l’épuration de Simone, jouée dans le cadre du festival Festiféros le 4 mai 2024 au théâtre Aleph. (Crédits : Charlotte Yung de l’association Sciences Photos)

Actuellement non, je n’ai pas d’autres projets. J’aimerais pouvoir faire reprogrammer le spectacle Des jours et des nuits à Chartres au théâtre Aleph, où nous avons joué les 2 et 3 mai, ou dans d’autres théâtres à Paris en juin ou septembre prochain. Les spectateurs ont énormément aimé la pièce et des professionnels du milieu du théâtre qui l’ont vu m’ont encouragée à organiser d’autres représentations, ce qui me pousse à concrétiser cela. Je travaille donc sur les démarches pour ces potentielles représentations.

Cependant, le défi est tout de même conséquent car il faut trouver des dates où tous les comédiens sont disponibles, dénicher du temps afin de continuer de travailler sur les scènes, perfectionner et aller encore plus loin dans la mise en scène et, bien évidemment, trouver des théâtres à même de nous programmer dans des moments où la troupe est entière (ou le cas échéant, trouver des remplaçants).

Je ne considère donc pas ce projet encore fini, les comédiens et moi-mêmes sommes très déterminés et motivés à l’idée de rejouer. À l’avenir, je ne me ferme pas du tout à l’idée de mettre en scène à nouveau, certainement après la fin de mon master, je n’ai cependant pas de projet défini que je désirerai concrétiser actuellement. En revanche, je compte reprendre des cours de théâtre l’année prochaine, lors de ma césure, en parallèle de mes stages afin d’acquérir de nouvelles compétences et de me professionnaliser de plus en plus dans le milieu.

Envisagez-vous une carrière artistique ?

Il est difficile de répondre à cette question. Je pense absolument continuer à faire du théâtre dans ma vie, que ce soit en tant qu’amateur ou à un niveau professionnel. Une carrière artistique me paraît envisageable si je réussis à intégrer un cursus de qualité voire prestigieux dans le domaine, comme une école de théâtre après mon master pour postuler au Conservatoire national d’art dramatique de Paris par la suite.

Cependant, j’aime énormément mes études en master d’Affaires Publiques et les métiers auxquels il peut donner accès. Je pars en année de césure en septembre 2024, cela me permettra de mieux réfléchir à mes envies professionnelles futures, qu’elles soient orientées dans le domaine artistique ou non. Dans tous les cas, continuer d’alimenter mon ardente passion pour cet art demeure pour moi une évidence.

Extrait de la pièce Des jours et des nuits à Chartres, jouée dans le cadre du festival Festiféros le 4 mai 2024 au théâtre Aleph. (Crédits : Charlotte Yung de l’association Sciences Photos)



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