Léo Ferré, un artiste politisé, mais pas à Sciences Po !
Diplômé – de justesse – en 1939, ce n’est pourtant pas rue Saint-Guillaume que Léo Ferré a développé son engagement politique. Au cours d’un événement organisé par Sciences Po Alumni autour d’Alaric Perrolier, fin connaisseur de Léo Ferré, son dossier scolaire à Sciences Po, largement inédit, a été dévoilé. Le journaliste Rémi Uzan (promo 99) nous livre, dans cet article, quelques morceaux choisis puis revient sur les moments forts de la carrière du chanteur anarchiste.
À Sciences Po, Léo l’artiste et l’anarchiste perçaient-il sous Ferré, élève de l’école libre des sciences politiques de 1937 à 1939, en section administrative ? On pourrait s’étonner que le futur anarchiste épouse la carrière d’un haut fonctionnaire. Mais, explique Alaric Perrolier, fin connaisseur de Léo et responsable des contenus éditoriaux du site officiel leo-ferre.com (toutes les citations seront de lui) : « ce n’est pas une pasionaria d’amphithéâtre. La définition de l’anarchisme dans le Larousse, consulté par curiosité à 14 ans (“négation de toute autorité, d’où qu’elle vienne”) lui fait entrevoir un chemin de pensée original mais il n’est pas politisé. Ainsi, il passe complètement à côté des enjeux du Front populaire. »
Dossier scolaire contrasté
Alors, élève Léo Ferré, vos papiers ? Le dossier scolaire de Léo Ferré à Sciences Po se compose d’une centaine de documents. Il dessine le profil d’un étudiant « ni bon ni mauvais, pas brillant », même s’il peut avoir de bons résultats. Il redoublera même. Des appréciations sont à noter : « Forme bizarre et un peu naïve » à la suite d’un devoir intitulé : « Comment se trouve précisé et garanti le travail des comptables en France ». « Style médiocre et décousu » pour « le rôle du Conseil d’État... » qui lui vaut un 8 sur 20. Il obtient tout de même un 14 sur 20 pour le sujet : « Les sociétés d’économie mixte en matière de transports ».
De bonnes notes en histoire parlementaire sont à relever – entre 14 et 15 – et sur l’administration de la France coloniale (15 à 17). Il obtient un 5/20 en finances publiques à la fin de la première année (les appréciations à un examen seront : « quelques connaissances, mais complètement inintelligent, ne parvient pas à exprimer une pensée générale ») et 9 en troisième année en économie et social. Mais : « L’intelligence et le potentiel sont toujours fonction d’un contexte », selon Alaric Perrolier. Peu investi, il obtiendra tout de même le diplôme in extremis.
La relation à son père, matricielle pour son œuvre
Mais alors, pourquoi a-t-il perdu trois ans de sa vie à Sciences Po ? La réponse est sans doute à chercher d’abord dans sa relation avec son père dont il dit : « je n’ai jamais eu de patron, à part mon père ». Il passe un accord avec lui, semble-t-il : tu montes à Paris mais tu fais ton droit. Quelque peu freudien, Alaric Perrolier estime que : « Ferré est quelqu’un qui dit non dans son œuvre car il ne sait pas dire non à son père dans la vie ». Élève de Sciences Po plutôt neutre, Ferré sera peut-être le plus politique des grands chanteurs de l’époque. En tout cas le plus clivant. Il chantera Les anarchistes, L’Affiche rouge d’Aragon. Il n’est pas anodin qu’il ait choisi le grand poète communiste car « ses débuts se font sous l’égide des communistes, il leur doit beaucoup ». Cependant il ne sera jamais identifié comme communiste.
Le tribun hugolien dans les années 60
Les années 60 verront la consécration de l’artiste. Son discours se politise à l’occasion de la guerre d’Algérie et le succès lui permet de parler politique. De manière paradoxale, le prix du succès c’est « la rencontre de l’air du temps » : il signe chez Barclay, son concert est retransmis en direct sur Europe 1. Il trouve son personnage durant ces 30 Glorieuses : « hugolien, à la tribune, qui guide le peuple ».
En conclusion, le passage de Léo Ferré à Sciences Po a-t-il fait de lui l’« anar » qu’il est devenu ? Poser la question, c’est y répondre. Il est vrai quà l’époque, l’École libre des sciences politiques n’est pas le théâtre de protestations, surveillé comme le lait sur le feu, qu’est Sciences Po aujourd’hui. Léo Ferré fera son apprentissage de tribun sur le tard, quand il percera dans les années 60. Il ne lâchera plus jamais ce personnage et mourra en « vieux lion » le 14 juillet 1993.
Léo Ferré, un artiste trop « clivant » ?
Alaric Perrolier pose d’emblée les termes du débat : « l’adoption généralisée par la société française d’une culture de masse mondialisée d’inspiration anglo-américaine via les industries culturelles et notamment dans le champ des musiques populaires, livrées à l’hégémonie de la pop américaine, n’aide pas à la reconnaissance de Léo Ferré à sa juste valeur. Dans un pays culturellement et politiquement sous influence, il n’est pas illogique de constater une acculturation à l’œuvre, qui se traduit par une certaine désaffection des prescripteurs culturels pour la chanson française à texte, devenue minoritaire, quasi-souterraine en ce qui concerne les créateurs contemporains. Sans les quotas de chanson française sur les ondes, peut- être même n’y aurait-il plus rien à entendre tant nous avons affaire à un rouleau compresseur ».
En outre, « dans un moment de crispation autoritaire du pouvoir, la mise en avant de profils clivants comme Léo Ferré ne va pas de soi. Sa critique radicale de la démocratie représentative et de la société de consommation bourgeoise occidentale est trop frontalement insurrectionnelle, trop clairement anti-autoritaire, bref beaucoup trop politique pour en faire un objet de communion républicaine. Léo Ferré a gardé un public fidèle par-delà la mort, important parmi les générations qui ont vécu Mai 68 et celles qui sont venues après, mais aussi enrichi de nouveaux-venus qui découvrent aujourd’hui cette œuvre au détour de cheminements personnels. Et, tout cela vit sous les radars de la médiatisation. J’ai le sentiment que le temps fait malgré tout son ouvrage et son aura ne cesse d’augmenter ; nombre d’artistes jeunes et moins jeunes – musiciens, chanteurs, comédiens, et même écrivains – disent leur admiration pour Léo Ferré, et l’inspiration qu’il leur procure ». Mathieu Ferré, son fils, veille en rééditant de très nombreux coffrets et œuvres.