"Nous autres, journalistes, savons désormais que notre profession est mortelle"

"Nous autres, journalistes, savons désormais que notre profession est mortelle"

Pour clore le magazine, Émile laisse carte blanche à un dirigeant ou une dirigeante de presse. Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne, ouvre le bal. En lien avec notre dossier, elle s’interroge sur l’avenir du journalisme.

S’achemine-t-on vers la fin du journalisme ? La question peut paraître baroque alors même qu’on nous répète à l’envi combien, grâce aux réseaux sociaux et aux smartphones, chacun serait un journaliste en puissance. Pourtant, si l’on entend par journalisme la compétence consistant à aller chercher une information, à la recouper pour en vérifier la nature et les contours, à l’inscrire dans un contexte et à en assumer la diffusion au nom du bien commun par une signature identifiée, alors le journalisme est en bien mauvaise posture.

Dans l’ordre des menaces, la baisse tendancielle du lectorat est la plus évidente. Le Monde, qui vendait encore 100 000 exemplaires en kiosques il y a 15 ans, tourne autour de 15 000 aujourd’hui. Quinze mille personnes sur 67 millions d’habitants. Mais les autres lisent sur le Net, voyons ! Soyons clairs, les abonnements numériques que la presse capte péniblement à coups de promotion ne suffisent pas à compenser la baisse des lecteurs sur papier. Disons-le tout net : les moins de 40 ans n’ont pas grandi dans une culture de l’écrit et ils ne voient pas bien pourquoi il faudrait payer pour s’informer alors que les réseaux sociaux leur semblent tout à fait suffisants pour « se tenir au courant ». Approfondir ? Prendre le temps ? Creuser un sujet ? Pour quoi faire ?

« L’inconscience des décideurs est, de ce point de vue, effarante. »

Mais derrière cette dimension culturelle, dont la conséquence immédiate est l’impossibilité d’un débat démocratique apaisé – parce qu’argumenté et appuyé sur des connaissances et une appétence pour la complexité –, la dimension économique est majeure. Et l’inconscience des décideurs est, de ce point de vue, effarante. Le modèle économique qui permet au journalisme tel que nous le connaissons d’exister reposait à la fois sur le lectorat et sur les annonceurs. Le lectorat est capté par les algorithmes, mais les annonceurs le sont également. Quand 90 % de la manne publicitaire se déporte du papier sur le Net et que, sur le Net, elle tombe dans les poches de Google et Facebook, les médias traditionnels n’ont plus de quoi entretenir une rédaction et des journalistes capables de mener des enquêtes ou de rester plusieurs jours sur un lieu de reportage. Pis, le pillage des contenus créés par les médias risque de s’amplifier encore avec les Intelligences artificielles génératives, qui absorbent, pour répondre aux internautes, les articles produits… par les entreprises de presse.

Le danger est plus vaste que la mort de médias dont beaucoup de citoyens ont appris à se détourner tant ils avaient l’impression de ne pas y retrouver leurs aspirations et leur besoin de pluralisme. Le modèle économique qui se dessine et qu’amplifie la polarisation des chaînes d’information en continu est fait de deux pôles idéologiques, l’un libéral, « bien-pensant », mais inféodé au pouvoir, l’autre radicalisé, penchant clairement à la droite de la droite. Ailleurs, des médias de niche, concentrés sur leur public. Bref, un paysage de médias audiovisuels et de presse s’adressant à une frange des citoyens et leur donnant ce qu’ils veulent entendre et lire. Des bulles cognitives à l’échelle d’un pays. Et la mort de la « chose publique », de la République en tant que régime s’appuyant sur une communauté nationale.

Refuser cette polarisation est un devoir moral et un combat politique. Mais sans la régulation par la puissance publique, c’est un combat perdu d’avance. 

Ce billet a initialement été publié dans le numéro 30 d’Émile, paru en juillet 2024.

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