Analyse - Primaire : raccourci ou impasse ?
La parole est donnée aux observateurs de la vie politique. Pour cette première édition, Jérôme Sainte-Marie analyse le principe de la primaire, remède administré pour soigner la crise de confiance qui traverse la société française.
La primaire règne sur la vie politique française, pour quelques mois encore. À la fin de l’été 2016, ce n’est plus une seule primaire, comme celle dite « citoyenne » avant l’élection présidentielle précédente, mais trois, à droite, à gauche et chez les écologistes, qui sont annoncées. En apparence donc, la primaire, dans son principe général, triomphe. Face à la crise de la confiance des citoyens en la démocratie, dont l’ampleur est analysée régulièrement par le CEVIPOF, l’organisation de ce scrutin apparaît comme un remède inespéré. Produit récent en France, et doublement importé – des États-Unis et d’Italie –, la primaire est utilisée aussi bien avant l’élection présidentielle que lors des scrutins municipaux, sous des formes variées.
Pourtant, le doute s’installe. Est-ce vraiment un moyen assuré pour rétablir le lien entre les citoyens et leur représentation politique ? Pour les partis qui y ont recours, une primaire réussie annonce-t-elle vraiment un surcroît de chances pour l’élection véritable ? Ces scrutins supplémentaires permettent-ils une rationalisation de la vie politique, notamment en réduisant son émiettement ? De sérieux indices apparaissent pour envisager une réponse négative à toutes ces questions.
La primaire, une idée importée de l'Italie et des Etats-Unis
L’actualité ne doit pas le faire oublier, l’introduction des primaires en France doit au moins autant à l’Italie qu’aux États-Unis. En octobre 2005, Romano Prodi fut sacré leader d’une gauche en pleine recomposition par 75 % des suffrages exprimés par près de quatre millions d’Italiens, alors que les organisateurs de cette consultation prévoyaient une participation bien moindre. Six mois plus tard, il amenait son camp à la victoire face à Silvio Berlusconi, lors des élections législatives. La messe semblait dite : naturalisée européenne, cette étrange ingénierie politique que constituent les primaires américaines amenaient engouement citoyen, unité partisane et, surtout, avantage électoral décisif sur la partie adverse. Épuisé par ses divisions post-mitterrandiennes, le parti socialiste se saisit de la formule, appliquée prudemment en 2006, avec une primaire semi-ouverte, puis de manière plus affirmée en 2011. Si la première expérience s’était révélée décevante, Nicolas Sarkozy l’emportant assez largement ensuite, du moins avait-elle permis un renouvellement inattendu de l’offre politique, avec la désignation de Ségolène Royal. Le bilan de la seconde apparut bien meilleur, du fait de la victoire de François Hollande à la présidentielle, sans que l’on prêta alors suffisamment d’attention aux failles apparues dans le dispositif. Elles étaient pourtant béantes : le choix se porta sur l’ancien Premier secrétaire du parti socialiste, ce qui ne produisait pas vraiment un effet de nouveauté ; les attaques portées sur son caractère furent entendues bien au-delà des participants à la primaire ; une fois sa désignation acquise comme candidat, les intentions de vote en sa faveur ne cessèrent de décliner tout au long de la campagne, transformant un triomphe annoncé en victoire étriquée. D’où une question, rarement formulée dès lors que le succès final était là : en dépit de la forte participation constatée à cette primaire dite citoyenne, la gauche, dans le climat d’antisarkozysme où se trouvait alors une part majoritaire de l’opinion, aurait-elle fait moins bien au second tour de la présidentielle si le candidat socialiste avait été autrement désigné ?
L’exemple italien est d’une grande richesse pour envisager les futures primaires à la française. Il montre tout d’abord que l’ampleur de la participation n’induit pas le succès à l’élection elle-même : en 2007, Walter Veltroni remporta des primaires qui avaient réuni environ 3,7 millions d’électeurs, sans pour autant réussir à vaincre les forces de Silvio Berlusconi lors des élections législatives qui suivirent. La déclinaison locale des primaires, pratiquée en Italie et tentée en France par le parti socialiste pour les municipales de 2014, n’a guère été convaincante. Enfin, et c’est peut-être l’essentiel, la mise en place de ces dispositifs n’a pas réussi à réorganiser durablement la vie politique italienne. La percée du mouvement Cinque Stelle, qui certes consulte ses militants via internet mais ne participe évidemment pas aux primaires de la gauche – ainsi que la résilience de Forza Italia où le culte du chef n’est pas un vain mot –, montrent, parmi d’autres éléments, l’échec du système des primaires à réguler efficacement la vie politique. Il en va de même en France.
Rassembler au plus large avant la présidentielle ?
En effet, une ambition centrale préside à cette innovation électorale. Il s’agit, dans la prolongation du modèle américain, de rassembler au plus large avant l’élection concernée, en l’espèce pour nous le scrutin présidentiel. De ce fait, et c’était très clair chez ses initiateurs à gauche, le modèle des primaires n’est pas dissociable de l’instauration d’un système bipartisan. La complication est qu’aujourd’hui la visée n’est plus simplement la domination de son camp au premier tour, mais la qualification pour le second tour, compte tenu de la présence très probable de Marine Le Pen à celui-ci. En effet, l’ascension de la présidente du Front national, que les sondages donnent aujourd’hui au moins dix points au-dessus du score de 2012, conduit aussi à relativiser l’impact des primaires sur l’engagement électoral. Avec un parti fortement centralisé, nullement intéressé par ce type de formule participative, elle connaît un succès remarquable. L’ingénierie électorale trouve donc sa limite lorsque lui est opposé une identité politique fortement structurée.
Dans un espace désormais réduit à un tiers de l’électorat, la droite dite classique réussit à se rassembler à peu près entièrement dans le cadre de la primaire de novembre. Elle le fait à la faveur d’une homogénéisation programmatique, notamment en matière économique et sociale, sans précédent. De manière connexe, le corps électoral de cette primaire, tel que l’établissent non sans difficulté et incertitude les instituts de sondage, sera éloigné de la composition socio-démographique de son électorat présidentiel, avec une sur-représentation marquée des catégories socialement les mieux intégrées, et plus encore des retraités, lesquels pourraient constituer jusqu’à la moitié des participants. La situation est autrement critique à gauche, où la primaire envisagée serait boudée par plusieurs courants importants qui l’animent, à l’extérieur comme à l’intérieur de la mouvance socialiste. Le refus de Jean-Luc Mélenchon – naturel au vu des clivages idéologiques qui le séparent de la gauche gouvernementale –, mais aussi celui d’autres candidats possibles à l’élection présidentielle, signalent que la primaire a perdu son attrait au sein même de la famille politique qui l’a importé en France. L’auto-exclusion des catégories populaires de ces primaires en fait par ailleurs un véritable « tamis social », ce que refusent en bonne logique ceux qui prétendent en priorité les représenter lors du scrutin présidentiel.
Le débat sur la primaire balance souvent entre des considérations techniques et des jugements de valeurs. Par exemple, on questionne la valeur des intentions de vote constatées dans les études d’opinion, ce qui favorise la proposition par les instituts de sondage d’échantillons de départ ambitieux, allant de 5 000 à 20 000 individus, pour en extraire un sous-échantillon d’une taille suffisante auprès des électeurs potentiels de la primaire concernée. D’un autre côté, les polémiques persistent quant à leur impact sur le débat public et le fonctionnement des institutions. Il s’agit là de débats légitimes et fructueux, mais qui négligent trop souvent un point central : au moment même où elles se multiplient, les primaires révèlent leurs limites. Il s’agit non seulement d’un échec fréquent à produire une dynamique électorale, mais surtout d’une incapacité à structurer le système politique français. Une bonne partie de l’énergie qui l’anime se déploie, du moins pour la prochaine élection présidentielle, hors des primaires, et contre elles. En ceci, le raccourci démocratique que devaient constituer ces primaires se révèle à l’usage représenter, pour l’essentiel, une impasse.