Grand écrit - René Rémond

Grand écrit - René Rémond

La chronique « Grand écrit » vous présente des hommes et des femmes de lettres, élus à l’Académie française, qui ont contribué au développement de la pensée, française et mondiale, notamment dans les domaines de l’histoire et de la science politique.

Par Pascal Cauchy et Emmanuel Dreyfus (promo 91)

René Rémond en 2006. (Crédits : Service Audiovisuel (DES) / Sciences Po)

René Rémond a longtemps été l’incarnation de Sciences Po : les nouveaux étudiants d’année préparatoire qu’il accueillait rue Saint-Guillaume en leur annonçant que, désormais, ils faisaient partie de l’élite, le croyaient volontiers, impressionnés par le président de la Fondation nationale des sciences politiques (FNSP), qui était aussi l’auteur d’un classique, Les Droites en France. 

Comme on peut différencier trois droites, on peut distinguer trois René Rémond. Il y a d’abord l’universitaire, normalien, agrégé d’histoire, assistant à la Sorbonne de Pierre Renouvin, après une thèse sur l’opinion française et les États-Unis, professeur à Nanterre, sur une première chaire d’histoire du XXe siècle, son président même – après avoir été l’adjoint de Paul Ricœur –, fondateur de l’Institut d’histoire du temps présent (IHTP), directeur de la Revue historique, élu en 1998 à l’Académie française.

Comme on peut différencier trois droites, on peut distinguer trois René Rémond.

Il y a ensuite le catholique engagé dans le siècle, neveu d’évêque, secrétaire général de la Jeunesse étudiante chrétienne, curieux de l’histoire de l’Église et de la politique chrétienne, engagé dans l’association Liberté pour l’histoire afin de défendre la liberté des historiens d’établir des faits qui vont contre l’air du temps – alors, le droit d’évoquer la traite négrière arabe. 

Il y a enfin le Sciences Po, directeur d’études, maître de conférences, professeur des universités à l’IEP, président de la FNSP de 1988 à 2007, année de sa mort, qui a fait de la rue Saint-Guillaume, grâce à un axe nanterrois, le centre naturel de l’histoire politique, collaborant avec les politistes et recrutant, entre autres, Serge Berstein et Pierre Milza. René Rémond lui-même fut, pour tous les téléspectateurs français, le commentateur avisé et nuancé de la vie politique française et de ses échéances électorales pendant près de 40 ans ; c’était alors bien vu et cela passait pour contribuer à la vulgarisation d’une discipline et au rayonnement de l’institution. 

Dans ses trois vies, René Rémond a toujours fait preuve d’une indépendance d’esprit peu commune et d’une grande liberté intellectuelle soutenues par une parfaite courtoisie, et il sut en faire profiter Sciences Po – des qualités qui paraissent celles d’un monde déjà bien ancien. Son livre ultime, Regard sur le siècle, nous livre sa dernière leçon, en guise de message pour les temps qui viennent.

Historien du politique, il en a exploré tous les aspects. Mais en lecteur attentif de Daniel Halévy et d’Albert Thibaudet, il privilégia les idées et leur influence sur les comportements politiques. C’est ainsi qu’il s’intéressa à tracer une généalogie de la droite en France sur deux siècles, qui fit sa notoriété. Il faut relire ce livre, surtout dans ses dernières éditions. Le titre s’enrichit d’un « s » bienvenu. Les Droites en France est plus qu’un classique, c’est une œuvre intellectuelle de premier plan qui mérite mieux que la typologie rapide qu’on lui attribue. Tout le monde connaît les « trois droites » de René Rémond : légitimiste, orléaniste, bonapartiste. Elles sont nées quelque part entre la Restauration et le Second Empire, elles surgissent chacune dans la turbulence de l’événement – une révolution, un coup d’État –, elles manifestent aussi un « tempérament » politique face à une société qui change vite. Enfin, faire l’histoire des droites, c’est aussi retracer l’histoire du pouvoir, de sa pratique, comme de sa quête ou de sa contestation. Mais ne nous y trompons pas. Dans sa recherche des permanences dans les profondeurs, jamais René Rémond ne cède au déterminisme. Tout, dans cette histoire totale des idées, est ajouts, emprunts et même ruptures. Le sentiment politique est, ici, en constante métamorphose, jamais prisonnier d’une idéologie.


Extraits


Les « trois droites » : le légitimisme, l’orléanisme, le bonapartisme

« Elles ont fait apparition dans notre histoire à des moments successifs, ou, plus exactement, elles ont opéré leur passage à droite à des moments décalés, car leur émergence les a faites à peu près contemporaines (…) Si l’une s’est, d’entrée de jeu, située à droite au point d’être la droite et de le rester depuis, les deux autres ne s’y établiront à titre irrévocable que plus tardivement.

De ces trois droites, la première emprunte aux ultras de la Restauration, sa doctrine : la contre-révolution. Elle est la tradition faite système, érigée en politique, incorporée dans la sensibilité. La seconde, qui associe indissolublement libéralisme et conservation, tient son fonds de l’orléanisme. La troisième est un amalgame d’éléments originellement hétérogènes, mais qui a acquis une cohérence et une consistance propres sous le signe de l’autorité et du nationalisme : elle a un précurseur dans le bonapartisme.

Entre ces trois droites, des échanges se sont opérés, des rapprochements esquissés, même des coalitions nouées contre l’adversaire commun : la gauche. Mais sans aller jamais jusqu’à les confondre dans un ensemble indivis, leur singularité n’en a pas été altérée. C’est de ces trois traditions, d’inégale ancienneté et d’importance variable avec le temps, que la conjonction forme le faisceau appelé inexactement au singulier la droite française. »

Les Droites en France, éd. Aubier Montaigne, 1982, p. 6.

Y aura-t-il toujours une droite ?

« Ainsi, au pouvoir ou dans l’opposition, minoritaire ou majoritaire, il y aura toujours une droite. Et c’est tant mieux. J’en dirais tout autant pour la gauche, si c’était de la gauche que j’avais entrepris de retracer l’histoire et d’apprécier les chances d’avenir (…). Si je tiens pour positif qu’il doive y avoir toujours une droite dans le concert des forces politiques, c’est parce qu’à mon sens il manquerait quelque chose d’essentiel sans elle dans le système politique. Pas seulement pour faire pendant ou contrepoids à la gauche ou par goût de la symétrie. Mais parce que, comme la gauche, la droite fait partie de notre histoire.

Sans donner dans les poncifs d’une rhétorique pluraliste ou de sacrifier aux lieux communs d’un discours convenu sur la complémentarité de ces deux moitiés de la France qui seraient comme les deux lobes du cerveau ou les deux rives d’un fleuve, il est vrai que droite et gauche sont deux fractions de l’histoire nationale. On n’adhère en plénitude à cette expérience d’un peuple à travers les siècles, on en devient l’héritier à part entière que si l’on consent quelque peu à participer aux espérances, aux rêves, aux nostalgies de l’une et de l’autre de ces deux composantes. »

Ibid., pp. 355-356.

Cet article a initialement été publié dans le numéro 31 d’Émile, paru en décembre 2024.

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