Analyse - "Europe : agir devant la tragédie"
Nicolas Tenzer (promo 82) est professeur associé à Sciences Po. À la croisée de la haute fonction publique, de l’enseignement et de l’écriture, il a dédié une partie de sa vie à la promotion du projet européen. Sa tribune est l’occasion de dresser le constat d’une Union européenne grandement mise en difficulté qui doit profondément se réformer. En jeu, rien de moins que sa survie.
Oserais-je ouvrir ce court texte par une confession ? Quand je contemple ce que peut devenir l’Europe sous les coups de ses ennemis, reviennent les images que les miens m’ont léguées : celles de mes parents, qui ont combattu contre les nazis, celles de ceux que la nuit des camps a recouverts, mais aussi celles des espoirs qui furent les leurs. Abondamment, ces derniers temps, j’ai relu Le monde d’hier où Stefan Zweig décrivait l’effondrement d’un autre monde, celui d’avant, mais que notre conscience avait encore parvenu à faire survivre – jusqu’à maintenant.
L’Europe et ses ennemis
Certes, rien dans les événements d’aujourd’hui ne peut être comparé avec ce passé-là : Hitler n’est plus à nos portes et les valeurs démocratiques semblent aujourd’hui, tant bien que mal, garanties dans la plupart des pays de l’Union. Les institutions européennes semblent encore solides. Mais…
Mais aux portes de l’Europe se déroule une guerre qui a fait plus de 10 000 morts et que l’Europe n’a pas été capable d’arrêter. Pour la première fois depuis l’annexion de la Tchécoslovaquie par le Reich, une partie d’un pays souverain, la Crimée, a été annexée de manière illégale par un pays parce l’Ukraine avait fait sa révolution au nom des valeurs européennes. L’Europe et son allié américain n’ont pas été capables d’arrêter en Syrie le massacre de tout un peuple par un régime criminel et se montrent réticents à accueillir des réfugiés dont le drame est issu de leurs propres failles. La campagne du Brexit a fait surgir au grand jour des haines d’un autre temps et son onde de choc menace une Europe déjà agressée par des partis liberticides.
Quand, à l’aube de la nuit où il s’est résolu, Zweig a décrit la débâcle d’un monde, il avait vécu déjà la destruction et l’exil qui sont aussi le quotidien d’une partie du peuple de l’Ukraine, et plus encore de celui de la Syrie. Comment ne pas penser que, à nouveau, nous entrons dans de sombres temps et que la tragédie, si elle n’est pas notre quotidien, pourra être notre lendemain ?
Car ce que nous vivons aujourd’hui est, au-delà de ces guerres, un projet délibéré de destruction de l’Europe. Nous devons en comprendre le sens et, si nous partageons des valeurs politiquement libérales, traiter les pourfendeurs de l’Europe comme des ennemis. Certains estiment que les euro-critiques sont essentiellement les adversaires des institutions, de certaines politiques communes et d’équilibres malvenus des pouvoirs qui privent l’Europe d’un contrôle démocratique suffisant – ce qui est loin d’être toujours inexact. Or, la réalité c’est que ces détracteurs de l’Europe sont des adversaires de principes fondamentaux que résume le mot de liberté. Le combat que nous devons conduire contre les ennemis de l’Europe est une bataille au nom d’un choix de société.
Que les principes libéraux au cœur de l’Europe soient attaqués n’a rien de surprenant : l’histoire des deux derniers siècles a constamment montré leur fragilité. Mais la tragédie que connaît l’Europe provient aussi de sa faiblesse dans l’affirmation de ses propres valeurs. Certes, par le passé, l’Europe était habitée par des valeurs contradictoires. Mais l’Europe avait tranché : elle s’est définie par la démocratie et le droit, l’émancipation et la vérité. Ces valeurs ont porté la paix en Europe au point que les peuples européens avaient oublié la possibilité de la guerre.
Ce sont ce long règne de la paix et cette « évidence » des valeurs qui sont conjointement menacés. Non seulement la guerre portée par la Russie aux frontières de l’Europe attaque le droit que l’Europe a porté sur la scène internationale, mais son offensive idéologique révèle aussi la volonté de mettre à bas les valeurs que l’Europe a patiemment forgées. La montée des valeurs illibérales, le renfermement nationaliste et le mépris de la vérité et des faits, dont le Brexit n’est que la première manifestation d’ampleur, laissent la porte ouverte à la propagande invasive de l’adversaire de l’Europe.
Éviter l’effondrement
La défense de l’Europe est mal engagée pour plusieurs raisons. D’abord, les dirigeants des pays européens restent souvent enfermés dans une vision économique de l’Europe, certes importante, mais qui n’est pas susceptible d’autoriser seule la formulation d’un projet porteur. Cela explique qu’aucun ne paraisse faire preuve d’un leadership suffisant au-delà de ses frontières. Sur les sujets vitaux - menace russe, Moyen-Orient, réfugiés, renforcement du lien avec l’OTAN - nos dirigeants restent peu diserts aussi bien dans leurs propres pays qu’au niveau européen. Que serions-nous économiquement, intellectuellement, politiquement sans l’Europe ?
Les dirigeants européens doivent en premier lieu mettre en avant une vision géopolitique de l’Europe fondée sur des valeurs. Cela requiert de combiner l’idéal d’une Europe des droits et d’une Europe-puissance. Certes, les valeurs qu’incarne l’Europe sont, de fait, universelles : partagées par les démocraties dans le monde, elles sont portées ailleurs par les combattants de la liberté. L’Europe doit faire sien ce combat qui est aussi vital pour sa sécurité.
Il lui faut ensuite respecter les valeurs en son sein, faute de quoi la démocratie pourrait devenir un lointain souvenir en Europe. L'accueil des réfugiés est vital pour elle. Une position de rejet minerait sa légitimité. Déjà, dans certains États européens, l’évanouissement de nos principes libéraux va de pair avec un désarmement intellectuel et moral devant l’agresseur, comme le montre l’excès d’indulgence envers Moscou.
En raison des impératifs géostratégiques, les dirigeants européens ne sauraient renoncer à l’élargissement de l’Europe aux États voisins qui partagent ses principes et travaillent à se mettre en conformité avec l’acquis communautaire. Ils le peuvent d’autant moins que ces pays sont menacés par une puissance hostile à nos valeurs et qui cherche à les faire tomber du côté des puissances non libérales.
Enfin, l’Europe doit apprendre à défendre sa place sur la scène mondiale. L’Europe n’est pas aujourd’hui identifiée par nos partenaires. Sa politique étrangère manque d’unité ; ses dirigeants sont trop nombreux ; son message est peu clair sur les réfugiés et sur la Russie. Certes, on ne peut rêver que les grands États s’effacent parce qu’ils disposent des instruments de la sécurité et d’une présence internationale propre. Mais des progrès communs et un message cohérent sur l’essentiel seraient non seulement indispensables à l’Europe mais également une aide précieuse dans la politique extérieure de ses membres.
Réorganiser l’Europe ?
Sur ce plan, trois dangers guettent l’Europe. Le premier serait de forger une énième réforme des institutions sans vision substantielle, c’est-à-dire géopolitique, de son devenir. Le deuxième consisterait à compliquer encore le processus de décision. Le troisième résiderait dans la propension à éloigner encore plus le citoyen de l’Europe.
En premier lieu, il convient de mettre fin à la dualité entre le président de la Commission et celui du Conseil européen. Les traités actuels ne s’y opposent pas : il suffit que les chefs d’État et de gouvernent élisent la même personne. Idéalement par la suite, ce président de l’Europe serait élu par les citoyens européens au suffrage universel direct.
Ensuite, comme cela a été suggéré, un Conseil européen deux ou trois fois par an devrait être réservé aux questions de politique extérieure et de sécurité. Il se constituerait en Conseil européen des affaires extérieures.
Par ailleurs – l’idée n’est pas neuve, l’Europe devrait se doter d’un ministre de l’Économie et des Finances de la zone euro, dont il faut rappeler qu’elle a vocation à réunir l’ensemble des pays de l’Union.
Enfin, le mandat de parlementaire européen devrait devenir exclusif de tout mandat national. Chaque membre du Parlement européen serait élu dans le cadre de circonscriptions par un scrutin uninominal à un ou deux tours et porter la couleur d’un parti européen. Chaque citoyen aurait ainsi son député qui lui rendrait compte. Parallèlement, une meilleure implication des parlements nationaux devrait être trouvée.
Un tel système ne conduit certes ni aux États-Unis d’Europe, ni à un État mais il renforcerait l’Europe sans nuire aux prérogatives des États.
L'Europe ne fait plus rêver, dit-on. Qu'au moins la tragédie qui peut se jouer devant nous puisse nous faire réagir. Il est minuit moins cinq.