Le Grand Débat - Plaidoirie contre réquisitoire
Magistrat d’un côté, avocat de l’autre : deux univers se côtoyant quasi-quotidiennement sans pour autant se mélanger. Deux personnalités, Antonin Lévy (promo 02), avocat associé au cabinet Hogan Lovells, et François Falletti (promo 72), ancien procureur général de Paris, et avocat au barreau de Lyon depuis Octobre 2015, échangent sur leurs fonctions, en France et à l’étranger. L’occasion d’évoquer, à la veille de l’élection présidentielle, des problématiques telles que l’organisation de la justice, le terrorisme, les libertés et l’état d’urgence…
Au Canada, il faut avoir été avocat avant de devenir magistrat. Qu’en pensent les professionnels du droit que vous êtes ?
Antonin Lévy : J’ai vécu une scène très révélatrice de cette problématique lors d'un déplacement au Québec. Alors que le bâtonnier de Montréal me faisait faire le tour du Palais, je le vois tomber dans les bras d’un magistrat, dont on comprenait qu’il était l’équivalent, chez nous, du Procureur Général, celui donc qui dirige le parquet de la Cour d’Appel. Les deux se connaissaient extrêmement bien, à tel point que le bâtonnier m’a lancé : « je vous présente mon ancien associé. » Ils se tutoyaient, étaient très proches. J’étais un peu surpris !
Deux idées structurent ce système canadien : premièrement, on considère que la formation doit être la même pour les deux professions. A la différence de la France, il n’y a pas une école de la magistrature d’un côté et une autre du barreau. Ici, une forme de distance s’est malheureusement créée entre l’avocature et la magistrature, avec des difficultés à discuter et des incompréhensions. Appartenir au même corps d’origine, comme cela est donc le cas au Canada, facilite le dialogue. Puis, subsiste cette notion très anglo-saxonne que seuls les meilleurs avocats sont aptes à devenir magistrats.
François Falletti : Ce sujet est très sensible, notamment pour les magistrats français qui restent très attachés à leur formation. Pour eux, l’Ecole Nationale de la Magistrature (ENM), créée sur un modèle généralisé dans la Haute fonction publique, correspond à une forme de reconnaissance de l’institution de la justice par l’Etat. Cela dit, il n’y a pas que des avantages à ce système. Il crée de facto des doubles carrières : celles d’un côté des avocats qui ont leur cabinet, celles de l’autre des magistrats qui entrent dans la fonction publique.
Le fait de rester enfermé dans son univers n’est jamais très bon : pour ma part je suis ravi de découvrir un autre versant de la montagne, d’autant que mes anciennes fonctions de magistrat m’aident dans mon nouveau métier d’avocat. Puis, plus nos professions se connaissent, plus cela est intéressant pour le justiciable. Ce dernier n’a rien à gagner à se trouver entre les mains d’avocats ne décryptant pas toujours les réflexes des magistrats, et réciproquement.
Au sein d’une salle d’audience, il y a donc trois acteurs : les avocats, le magistrat du parquet et celui du siège. Cette organisation peut paraître floue au justiciable mais aussi à vos homologues étrangers ?
Antonin Lévy : Je suis associé dans un cabinet international. Lorsque je parle avec mes associés américains, ils s’étonnent en effet souvent de cette organisation française : concrètement, chez nous, le magistrat du parquet, qui requiert l’application de la loi, semble avoir un accès plus simple que l’avocat au juge du siège, qui rend la décision de justice. J’ai beau leur assurer que, dans les faits, la parole du magistrat du parquet ne vaut pas plus que celle de l’avocat, ils restent un peu circonspects !
Si vous regardez les salles d’audience anglo-saxonnes, il y a deux parties sur un pied d’égalité : la défense et le l'accusation. Chez nous, le parquet, qui mène cette accusation, est à la même hauteur que le siège, qui doit juger. On explique cela, traditionnellement, par la fameuse "erreur du menuisier". Reste que l’on nous dit souvent : « juge et procureur, c’est les mêmes, ils sortent de la même école, ils passent de l’un à l’autre… » Cela nous mène à devoir régulièrement rassurer nos clients, nombreux à penser que tout est plié d’avance, que parquet et siège se sont entendus au préalable… Je dois alors expliquer régulièrement que ce n’est pas parce que les deux magistrats sont à la même hauteur, qu’ils rentrent et sortent par la même porte qu’il y a forcément connivence…
François Falletti : Je confirme en effet que cette idée de connivence est plus une impression qu’autre chose ! Le magistrat du parquet ne dispose guère d’informations sur les positions de ses collègues du siège. A 9 heures du matin, lorsque la chambre de l’instruction rendait un arrêt sur une audience plaidée quelques semaines plus tôt, je le découvrais en même temps que l’avocat ! Les juges et les procureurs font extrêmement attention car ils savent bien que c’est l’image de l’objectivité du juge qui serait mise à mal.
Je rappelle également que le droit français n’est pas celui de la common law, reposant sur un mécanisme constitué d’une accusation, d’une défense et d’un juge qui arbitre au milieu. Notre tradition française, plus inquisitoriale, est bâtie sur l’idée que le juge et le procureur sont là pour rechercher, chacun à leur niveau, la manifestation de la vérité. Le juge a la possibilité de demander que l’un des aspects de l’affaire traitée soit creusé. Il est actif, là où son homologue anglo-saxon ne fait qu’arbitrer. Le procureur reste lui aussi attaché à cette notion d’intérêt général. Dans certains cas, il peut même demander l’arrêt des poursuites et l’acquittement : le but n’est pas de condamner pour condamner, mais la quête de vérité.
Pour terminer, pour les juristes que vous êtes, le terrorisme vaut-il d’empiéter sur nos libertés et quelle est votre position sur l’Etat d’urgence et sa prolongation ?
François Falletti : L’une des démarches des terroristes, outre de propager le mal, est de déstabiliser l’ordre juridique des démocraties. Il nous appartient donc de conserver nos libertés, tout en nous adaptant en permanence. Notre système judiciaire est capable de tenir compte des nouveaux défis en garantissant les grands principes : la loi sur le terrorisme de 1986en constitue une excellente illustration. Elle a été modifiée 15 à 20 foispour tenir compte de l’évolution d’un phénomène en constante mutation. C’est dire que la logique de l’état d’urgence est de répondre à des défis immédiats, et que d’autres adaptations doivent être imaginées en cas de conflit durable.
Antonin Lévy : Le terrorisme est une bonne pierre de touche de l'état d'une démocratie. L’état d’urgence est un système qui, par nature, est exceptionnel. La France a instauré ce cadre très strict pour une durée limitée, avec des contrôles juridictionnels qui augmentent en effet de semaine en semaine. A mon sens, la situation devient plus délicate lorsque naissent des projets de loi faisant entrer dans l’ordonnancement juridique permanent des mesures normalement faites pour rester exceptionnelles. La question que l’on doit se poser va maintenant plus loin que l’Etat d’urgence : comment adapter les moyens des services de renseignement pour traiter l’information et comment analyser concrètement toutes ces données ?
François Falletti : L’état d’urgence est indispensable même si, bien sûr, il ne peut être considéré comme une solution en soi. C’est une phase transitoire, d’ailleurs présentée comme telle. Ce dispositif propose notamment d’adapter la législation aux circonstances : depuis sa mise en application, des milliers de perquisitions administratives ont été effectuées. L’état d’urgence a donc permis à la police d’intervenir dans des cas où, en temps normal, elle n’aurait pas eu assez d’éléments pour demander un mandat de perquisition à un juge.
Antonin Lévy, avocat aux barreaux de Paris et New York, spécialisé en droit pénal des affaires, associé au cabinet Hogan Lovells
« Quand je suis entré à Sciences Po, j’avais pour objectif de préparer l’ENM. Ma vocation d’avocat m’est venue à 20 ans, lors de mon premier stage. »
2002 : diplôme de Sciences Po Paris
2004-2005 : DEA de droit privé général-Panthéon Assas
2011-2014 : avocat associé au cabinet d’Olivier Metzner
Depuis avril 2014 : avocat associé au cabinet Hogan Lovells
François Falletti, ancien Procureur Général de Paris, avocat au barreau de Lyon
« Je cherchais un métier permettant de marier une dimension intellectuelle à une approche pratique de la vie en société. En étudiant à Sciences Po, j’ai découvert que la magistrature me permettrait de concilier ces deux paramètres. »
1972 : diplôme de Sciences Po, section service public
1993-1996 : Directeur des affaires criminelles et des Grâces au Ministère de la Justice
1996-2004 : Procureur général près de la cour d’appel de Lyon
2004-2008 : Représentant français à Eurojust (Pays-Bas)
2008-2010 : Procureur général près de la cour d’appel d’Aix-en-Provence
2010-2015 : Procureur Général près de la cour d’appel de Paris
Depuis octobre 2015 : avocat au barreau de Lyon, au sein du groupe CARLARA
Propos recueillis par Claire Bauchart (promo 10) et Anne-Sophie Beauvais (promo 01)
Crédit Photo : Manuel Braun