Le grand débat - La Laïcité, un principe sous tension
Émile a décidé d’accompagner l’élection présidentielle de 2017 en choisissant, dans chaque numéro, un sujet qui occupe le débat public, et en confrontant deux points de vue sur celui-ci. Jean-Louis Bianco, ancien ministre et président de l’Observatoire de la laïcité, et Rama Yade, ex-secrétaire d’État et candidate à la présidentielle, ont accepté de débattre autour du principe de laïcité.
Jean-Louis Bianco a été secrétaire général de l’Élysée de 1982 à 1991 puis ministre des Affaires sociales en 1991 et de l’Équipement en 1992. Député des Alpes-de-Haute-Provence de 1997 à 2012, il a été également codirecteur de campagne de Ségolène Royal pendant la campagne présidentielle en 2007. Il préside l’Observatoire de la laïcité depuis 2013. Son dernier livre, La France est-elle laïque ?, vient de paraître aux éditions de l’Atelier.
Rama Yade a été secrétaire d’État chargée des Affaires étrangères et des Droits de l’homme de 2007 à 2009, puis secrétaire d’État chargée des Sports. En décembre 2010, elle est nommée ambassadrice de France auprès de l'UNESCO. Rama Yade est candidate à l’élection présidentielle de 2017 sous la bannière du mouvement politique « La France qui ose ». Elle est l’auteur de plusieurs essais dont À l'instant de basculer (éditions du Net) qui vient d'être publié.
Quel est votre diagnostic de la laïcité en France ?
Jean-Louis Bianco : Je suis convaincu que la laïcité est un principe plus indispensable que jamais. Certains pensent que la loi de 1905 est datée, je crois, au contraire, qu’elle est parfaitement adaptée aux réalités et aux difficultés de la société française d’aujourd’hui. On constate une montée des tensions très nette autour de la gestion du fait religieux qui s’explique, en partie, par des tensions très vives dans la société française, on l’a vu, par exemple, à l’époque du débat sur la loi travail. Mais qui s’explique aussi par une visibilité plus grande du fait religieux et, en particulier, de l’islam dans l’espace public. Pour autant, si la laïcité est appliquée avec fermeté et bon sens, elle permet de régler beaucoup de problèmes. Il y a donc une vraie préoccupation de tensions et de pressions, mais en même temps, ce serait une erreur de croire que la laïcité est une citadelle assiégée et que le pays est à feu et à sang.
Rama Yade : La loi de 1905 est un élément fondateur dans l’histoire de France. Et, parce que ce principe a été malmené et ignoré, nous en sommes aujourd’hui à une perte de repères. Les Français sont malheureux car ils ne se reconnaissent plus. Je ne suis pas de ceux qui pensent que cette crise est uniquement liée à la pression d’une religion, même si clairement ce qui cristallise aujourd’hui les tensions c’est la place de l’islam en France. Cette confrontation potentielle entre les religions et ce principe de laïcité a toujours existé. Qu’est-ce qui fait qu’aujourd’hui la tension est particulièrement forte ? Là où il aurait fallu affirmer la laïcité – dans sa fermeté mais aussi dans sa générosité – les pouvoirs publics ont tergiversé et ont accumulé les renoncements successifs pour assurer la paix sociale. C’est ainsi que nous avons laissé les tribunaux résoudre les conflits liés à la laïcité ; le renoncement commence en 1989 avec l’affaire de Creil, alors qu’une simple circulaire ou le règlement intérieur du lycée auraient suffi à résoudre le problème, on s’est rabattu sur le Conseil d’État. De la même manière, dans l’affaire des mères voilées accompagnatrices d’enfants scolarisés, au lieu de répondre à cette question, différents ministres ont dit tout et son contraire. Résultat : ce sont les tribunaux qui ont dû intervenir et se contredire ! Le tribunal de Montreuil a dit« c’est interdit puisque la sortie scolaire est un prolongement de l’école » et le tribunal de Nice a dit « c’est autorisé ». Aujourd’hui, on est arrivé à un point de confusion tel qu’on ne sait même plus ce qu’est la laïcité. La laïcité ce n’est pas l’interdiction des religions, ce n’est pas non plus la liberté de faire tout ce qu’on veut.
S’il y avait une mesure à prendre pour consolider la laïcité en France, quelle serait-elle selon vous ?
Jean-Louis Bianco : D’abord, je crois que c’est une erreur de penser qu’on règle tout par la loi. La loi fixe les règles : ce qui est permis, ce qui est interdit. Mais il y aura toujours besoin de l’appliquer, donc il y aura toujours besoin des tribunaux. Ce qui manque le plus, c’est que chacun soit conscient de ce qu’est la laïcité, ce qu’elle permet, ce qu’elle interdit. C’est d’ailleurs le travail principal que mène l’Observatoire de la laïcité. La priorité est de rappeler en termes simples ce qu’est la laïcité. La première mesure à prendre c’est de former et d’éduquer ; à l’école bien sûr, mais aussi les citoyens, les élus, les managers publics, les managers privés ou encore les magistrats eux-mêmes. La question de la laïcité a été négligée pendant trop longtemps, mais maintenant il y a une vraie demande d’information. Je participe, par exemple, à de nombreux modules de formation pour les publics les plus divers et, d’ici fin 2017, par exemple, 20 000 formateurs auront été formés pour la politique de la ville. Des référents laïcité sont mis en place un peu partout. Pour moi, c’est le meilleur rempart contre des dérives, que chaque Français et chaque Française s’approprie la laïcité.
Pouvez-vous revenir sur la définition de la laïcité, telle que vous l’expliquez lors de vos formations ?
Jean-Louis Bianco : C’est un principe politique, qui se traduit dans des règles juridiques. Ce principe incarne les valeurs de la République, d’abord en proclamant la liberté, et cela remonte bien avant la loi de 1905 puisque c’était déjà consacré dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, qui dit dans son article 10 : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi » et l’article 4 précise que la liberté de chacun s’arrête là où elle met en cause la liberté d’autrui. La règle s’applique à toutes les libertés : politique, syndicale, d’expression… Il n’y a pas deux régimes de liberté, l’un pour la liberté de conscience et l’autre pour la liberté de religion, destinée aux seuls croyants. Ensuite, le deuxième pilier de la laïcité, c’est l’égalité. Puisque la loi de 1905 sépare les Églises et l’État, l’État a une obligation de stricte neutralité. Et le troisième pilier, c’est la citoyenneté. Nous sommes tous différents, en fonction de nos convictions, de nos origines, de nos centres d’intérêt et autres appartenances multiples… Tout cela est une richesse à condition que ces différences soient rassemblées dans la citoyenneté. Et la citoyenneté c’est le fait que nous sommes toutes et tous, femmes et hommes, citoyennes et citoyens à égalité de droits et de devoirs.
Madame Yade, vous étiez plutôt pessimiste dans votre état des lieux de la laïcité française, comment pensez-vous pouvoir améliorer la situation ?
Rama Yade : Je ne suis pas pessimiste, simplement réaliste. Je pense que l’État devrait reprendre la main sur la laïcité et dire clairement les choses, sans faire preuve de lâcheté. Réaffirmer la laïcité, qui n’est ni positive ni négative, ni offensive, ni défensive, la laïcité, point. C’est d’abord du droit. Quand l’État intervient, il n’intervient pas nécessairement avec des lois. D’ailleurs, Monsieur Bianco, je n’ai pas parlé de loi supplémentaire.
Je pense qu’il y a eu un affaiblissement du lien républicain. La République, avec son pilier qu’est la laïcité doit être un lieu d’émancipation pour chacun, où les distinctions ne se font ni sur le genre, l’origine, la couleur de peau, mais sur ce qui nous unit : l’idée de citoyenneté. Le premier vecteur de l’affaiblissement du lien républicain a été la mise en cause de la laïcité sous l’effet d’une théorie différentialiste qui, depuis les années 1970, a tout imprégné. On est arrivé à un point où une ministre de la République a parlé des musulmans comme étant des « franco-musulmans », entérinant elle-même l’essentialisme, le séparatisme. Alors que, pendant des décennies, on leur a expliqué qu’ils n’étaient que Français, qu’ils ne devaient penser qu’en termes de citoyenneté, désormais on leur demande, quand il y a un attentat, de manifester dans les rues, en tant que musulman pour dire leur désapprobation. Et lorsqu’une ministre n’ouvre pas la bouche quand, sur un plateau de télévision, un salafiste refuse de lui serrer la main sous prétexte qu’il ne serre pas la main des femmes, c’est tout l’effondrement de l’idéal républicain qui a lieu devant nos yeux !
Le problème c’est que, souvent, ce sont des cas très limites. Vous venez de citer l’épisode de Najat Vallaud-Belkacem sur un plateau de télévision, mais aucune loi ne spécifie qu’elle est obligée de serrer la main à quiconque…
Rama Yade : Elle n’est pas obligée ? Mais, c’est une soumission totale dans une société où l’on éduque les enfants à se respecter. Dans notre pays, l’égalité homme-femme ça existe, donc on ne refuse pas de serrer la main à une femme parce que c’est une femme, car ce monsieur n’aurait pas refusé de serrer la main d’un homme. Ça ne peut pas exister dans une République laïque.
Jean-Louis Bianco : Il faut une extrême fermeté avec les paroles et avec les comportements. Dans la rue, dans l’espace public, il n’y a pas d’obligation stricte de serrer la main, même si cela peut choquer. En revanche, quand vous êtes employé municipal, par exemple, si vous refusez de serrer la main d’une femme, cela mérite une sanction disciplinaire. Quand vous êtes dans le RER, dans le train ou dans le métro, si vous refusez d’être contrôlé par une femme, cela mérite une amende pour défaut de présentation de titre de transport.
Madame Yade, vous souhaitez que l’État reprenne la main, concrètement que préconisez-vous ?
Rama Yade : Je préconise, par exemple, un guide de la laïcité sur les 15 grandes thématiques qui déchirent la société française depuis 20 ans et qui ne sont pas encore réglées. Dans cette série de chantiers non résolus, il y a la formation des imams, le financement des cultes, la question des aumôneries dans les prisons et les hôpitaux, les absences pour fêtes religieuses, la question du voile à l’université, ou même encore à l’école, et maintenant il y a les cantines. Si on appliquait simplement la laïcité, on verrait qu’il y a bien des domaines où il n’y aurait pas de drames. Pour les cantines, quand je vois que certains veulent obliger les enfants à manger du jambon, ce n’est pas du tout dans l’esprit de la laïcité ! Quant au financement des cultes, quelle hypocrisie ! On ne veut plus de financement de la part de pays étrangers tels que le Qatar ou l’Arabie saoudite, mais on ne se gêne pas pour leur refourguer nos armes et prendre leur argent par ailleurs. Cette hypocrisie et cette absence totale de logique pose problème. Pour la formation des imams, une formation religieuse est nécessaire, mais elle ne peut pas se faire en France, il faut donc développer des accords de coopération avec d’autres États, le Maroc par exemple l’a fait, et proposer aussi une formation « profane » en France. Il faut arrêter de prendre des imams étrangers, qui ne parlent pas du tout français.
Jean-Louis Bianco : Concernant les imams, ce que vous préconisez, c’est exactement ce que l’on fait déjà. Il y a eu un accord, vous l’avez dit, avec le Maroc, il y en a eu un avec l’Algérie, un autre est en cours de finalisation avec la Turquie et cela prévoit une formation théologique sérieuse doublée de l’obligation de parler français, ce qui est en effet indispensable, ainsi qu’une formation à la République et à la laïcité. Il y a maintenant 16 diplômes universitaires qui ne s’adressent pas uniquement aux futurs imams. C’est ce que l’Observatoire de la laïcité avait recommandé et que le gouvernement est en train de mettre en place. Il faut savoir que les imams étrangers ne sont pas une majorité en France, ils sont environ 10 %. Il faut être également ferme sur les propos. Je pense, par exemple, à l’imam de Brest. Il doit être poursuivi quand il dit que la femme n’est pas l’égale de l’homme, et que la pudeur veut qu’une femme sorte avec un voile et que si elle ne sort pas avec un voile, elle ne doit pas s’étonner d’être une proie sexuelle. Je pense aussi à la mosquée d’Ecquevilly en région parisienne, qui vient d’être fermée, car l’imam avait osé proclamer que battre sa femme était, dans certaines situations, la seule manière de se faire obéir. Dans de tels cas, si l’imam est étranger, il doit être expulsé, et sa mosquée doit être fermée, ce qu’a fait le ministère de l’Intérieur. Pour reprendre la question des cantines, il faut offrir du choix car c’est bon pour la santé et cela répond aux souhaits de tous ; des végétariens à ceux qui ne veulent pas manger de viande de porc. Pour ne pas faire d’exception religieuse, il ne s’agit pas de faire des menus de substitution ou encore des menus casher ou halal, mais d’offrir du choix.
Quel est votre avis sur les sapins de Noël ou encore les crèches dans les mairies, des sujets qui suscitent régulièrement des polémiques ?
Jean-Louis Bianco : Concernant les sapins de Noël, il faut bien comprendre que nous avons une histoire. La France est un pays de traditions, pas seulement chrétienne d’ailleurs, l’Islam fait aussi partie de notre histoire même si nous avons parfois tendance à l’oublier. Et donc, beaucoup de symboles historiquement religieux, sont rentrés dans la vie courante. Par exemple, nous n’allons pas débaptiser le boulevard Saint-Germain en « boulevard Germain », ce serait une conception folle de la laïcité ! Noël est une fête qui est devenue familiale, qui est l’occasion de cadeaux, de commerce aussi… Quand on voit un sapin de Noël, le caractère religieux n’est pas forcément évident pour la plupart des gens. En revanche, il est difficile de penser que la crèche n’a pas une dimension religieuse. À ce sujet, l’Observatoire de la laïcité avait préconisé d’observer la tradition de la région concernée en la matière. En Provence, par exemple, il y a une tradition des Santons. Là, la dimension culturelle paraît évidente. Le Conseil d’État a rappelé que dans un bâtiment public, le principe de neutralité s’impose. Donc, en principe, dans une mairie, la crèche n’a pas sa place sauf si elle s’inscrit dans le cadre d’une fête, d’un travail artistique, d’un héritage culturel… En revanche, dans l’espace public, sauf si c’est agressif ou prosélyte, la crèche est possible. Il faut étudier des cas concret. Quand le maire de Béziers – commune dans laquelle il n’y a aucune tradition autour de la crèche – en fait installer une et dit « grâce à nous, le petit Jésus va pouvoir dormir au chaud », je n’ai aucun doute sur le fait que ce soit religieux. Ces débats sont révélateurs de tensions mais il ne faut pas s’obséder là-dessus. La laïcité ne consiste pas à imposer à tous les Français à manger du porc, ni à prendre une double ration de frites.
Rama Yade : J’estime que les crèches n’appartiennent plus aux catholiques mais à tout le monde et c’est devenu un rituel très partagé au-delà des croyants catholiques. Il s’agit d’un patrimoine davantage culturel que religieux aujourd’hui. Je ne vois même pas pourquoi il y a eu tout à coup une obsession de la crèche.
Jean-Louis Bianco : C’est vrai que ces polémiques à répétition sont révélatrices d’un malaise. Il est quand même extraordinaire qu’il n’y ait pas eu, pendant très longtemps, de contentieux sur cette question qui réapparaît aujourd’hui.
Il y aurait donc une crispation identitaire aujourd’hui ?
Rama Yade : Les musulmans vivent en France depuis longtemps et ça n’a jamais fait l’objet de telles crispations. La Mosquée de Paris, par exemple…
Jean-Louis Bianco : … a été financée exceptionnellement sur fonds publics d’ailleurs… C’était pour remercier les musulmans qui s’étaient battus pour la France…
Rama Yade : Nous avions su trouver des moments de convergence mutuelle, de reconnaissance, qui n’ont effectivement jamais posé problème. Là, il y a l’effet du nombre qui est toujours dans la perception beaucoup plus important que dans la réalité. Certains Français imaginent que plus de 30 % de la population française est musulmane alors qu’ils sont 6 ou 7 %. Cela s’explique notamment par leur visibilité. Or, la question de la visibilité de la religion pose problème dans une société laïcisée comme la France, qui a forgé son identité sur le fait que le citoyen se reconnaît dans la rue. À partir du moment où vous marquez votre séparatisme par un vêtement qui vous occulte et qui crée une frontière avec l’autre, vous remettez en cause ce lien créé par la citoyenneté, égale et indépendante des questions de races, de régime social. Par exemple, je ne vois pas pourquoi dans les amphithéâtres des universités on pourrait se présenter avec ce type d’affirmations voilées, je ne l’accepte pas.
Jean-Louis Bianco : Mais la loi de séparation de l’Église et de l’État de 1905 impose la neutralité aux agents publics et non pas aux usagers. Vous préconisez donc de changer cette loi ?
Rama Yade : Je parle très clairement de l’amphithéâtre, c’est-à-dire du lieu d’apprentissage. Cela relève du même débat que celui sur l’interdiction du voile pour les enfants à l’école.
Donc il faudrait, selon vous, étendre la loi de 2004 sur le port de signes religieux à l’école à l’université ?
Rama Yade : Je ne parle pas d’université, je parle d’amphithéâtre. La nature d’un enseignement et le rapport à l’enseignant se retrouvent conditionnés par le port du voile. Une fois dans la rue, chacun fait ce qu’il veut dans les limites de la liberté et de l’ordre établi, même si cette séparation par l’habit est vue par beaucoup de citoyens comme une agression, et pas qu’en France. Je viens d’un pays, le Sénégal, musulman à 90 % et il y a très peu de femmes voilées. Pourtant, tout le monde va à la mosquée et fait le ramadan. Les femmes sont tout aussi religieuse voire plus que celles qui sont voilées ici. Parfois, ce ne sont même pas des considérations religieuses qui motivent le port du voile en France, ce peut être la volonté d’avoir la paix et de ne pas être jugée.
Jean-Louis Bianco : L’Observatoire de la laïcité s’est saisi de la question du voile à l’université et a émis un avis après avoir auditionné tous les syndicats étudiants, de chercheurs, d’enseignants-chercheurs, de personnels administratifs. À part l’UNI, pas un seul corps interrogé ne dit que le port du foulard est un problème sérieux à l’université, pas un ne demande une loi. Pour aller plus loin, nous avons envoyé un questionnaire anonyme à 130 établissements en les incitant presque à formuler des difficultés. Il n’y a eu que quelques dizaines de cas sur les 130 retours. Pour l’université, la grande différence avec l’école, c’est que nous avons affaire à des adultes. L’université est un lieu de libre-débat, de libre expression, les franchises universitaires remontent d’ailleurs au Moyen Âge. En plus, on ne peut prétendre être une France attractive et accueillir des étrangers en commençant par exclure toute étudiante ou tout étudiant présentant un signe religieux. En revanche, il ne faut rien lâcher sur la contestation des cours à l’université ou ailleurs. Il ne faut rien lâcher sur l’appropriation de certains locaux prêtés par l’université pour des pratiques communautaires…
Rama Yade : Je pense que ces sujets sont liés. C’est ce qui avait amené, il y a quelques mois, Élisabeth Badinter à critiquer la position que vous aviez prise. Le fait d’interroger des gens en leur demandant si la situation leur va, ne leur va pas, puis finalement en disant « on fait ce que vous voulez »…
Jean-Louis Bianco : On ne fait pas ce qu’ils veulent, on constate s’il y a problème ou pas.
Rama Yade : Ces sujets, pour moi, transcendent les opinions individuelles des uns et des autres.
Jean-Louis Bianco : Il ne s’agit pas d’opinions individuelles, il s’agit du personnel des établissements concernés.
Rama Yade : On croit en des principes ou l’on n’y croit pas.
Jean-Louis Bianco : Mais votre proposition change la laïcité. Vous voulez interdire l’expression des convictions religieuses, ce qui est contraire à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.
Rama Yade : Pas du tout. Êtes-vous d’accord que la religion est une question d’intimité et de foi, entre soi et le Ciel ?
Jean-Louis Bianco : Mais c’est une question qui peut se manifester dans l’espace public. Si la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen précise « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la loi », c’est bien qu’on a le droit de montrer ses convictions politiques, syndicales ou religieuses dans l’espace public, c’est un fondement de la liberté.
Rama Yade : En citant les droits de l'homme à tort et à travers, on les vide de leur substance. Je dis juste que nous ne sommes que les héritiers temporaires d’une République qui nous a été léguée. Qu’allons-nous transmettre à notre tour comme société si ce n’est de la division, du séparatisme, du différentialisme ?
Jean-Louis Bianco : Ce n’est pas du séparatisme que de respecter la Déclaration des droits de l’homme.
Rama Yade : Ce que je dis c’est que dans l’amphithéâtre, lieu de savoir et de partage, peut-on se voir les uns et les autres pour débattre librement ou faut-il que certains, avant même qu’ils aient ouvert la bouche, affichent leur volonté de ne pas faire partie de cette société ?
Jean-Louis Bianco : Mais ce n’est pas la tenue qui compte, c’est le comportement.
À vous entendre, on se demande si il ne faut pas effectuer un travail féministe plutôt que de s’interroger sur la règle générale de la liberté de manifester ses opinions, y compris religieuses…
Rama Yade : C’est d’ailleurs ce que j’écrivais dans mon livre L’Anthologie du machisme en politique. Je trouve dommage que cette question de l’habillement des femmes a été traitée sous l’angle identitaire (c’est-à-dire la préservation de l’identité française), et jamais sous l’angle de l’égalité homme-femme. Si l’on prenait cette question sous l’angle de l’égalité homme-femme, on verrait toute l’absurdité de ce débat.
Jean-Louis Bianco : Sur le voile, je crois qu’il est important qu’il y ait un débat public. Nous avons commencé ce travail à l’Observatoire avec le Haut Conseil à l’Égalite entre les femmes et les hommes et nous avons auditionné à la fois des femmes avec des points de vue très différents là-dessus et des chercheurs. Ce que nous constatons, c’est que les motivations sont extrêmement variées. Caroline Fourest, avec laquelle nous ne sommes pas toujours d’accord, va jusqu’à affirmer qu’une majorité de femmes ne portent pas le voile sous pression ou pour être tranquilles, mais par choix personnel. Je ne sais pas si c’est exact, mais il y a encore des quartiers où il ne s’agit pas d’un choix personnel, ce qui est complètement contraire à la laïcité et à la liberté. Donc, le droit d’en débattre et d’avoir des points de vue différents sur ce sujet est fondamental. Mais le critère du vivre ensemble reste le comportement : est-ce qu’on est prosélyte, est-ce qu’on est agressif, est-ce qu’on refuse la loi commune au profit d’une loi religieuse ? Si tel est le cas, ça doit être sanctionné. Pour les tenues, vous savez, on ne s’offusquait pas il y a une dizaine d’années de l’abbé Pierre en soutane à l’Assemblée nationale.
Rama Yade : Parce que c’était un religieux !
Jean-Louis Bianco : C’était un député de la nation et il avait une soutane.
Rama Yade : Mais justement, je fais tout à fait la différence entre des religieux qui portent le voile, des croix, et des citoyens civils.
Propos recueillis par Sophie Gherardi (promo 76) et Maïna Marjany (promo 14)
Crédit Photos : Manuel Braun