Rétro - Sciences Po au temps des colonies
La fenêtre de son bureau surplombe Sciences Po… Il n’y a pas meilleur poste d’observation pour savoir ce qui se passe rue Saint-Guillaume. En avait-il besoin pour tout nous raconter ? Pas vraiment. Sciences Po est une maison qu’il connait bien, et depuis longtemps : David Colon y a été élève, puis est revenu y enseigner, après son agrégation d’histoire. Il a même dirigé, il y a quelques années, le campus de Paris. Cette chronique lui donne la parole.
Inspiré par l’exposition "Sciences Po, une histoire coloniale", il a choisi de revenir, dans ce numéro, sur la formation délivrée par l’Ecole libre des sciences politiques aux cadres coloniaux mais aussi à des militants anticoloniaux, tels que Habib Bourguiba.
Des années 1880 aux années 1960, Sciences Po a pleinement participé à l’entreprise coloniale de la France. Ce fait oublié ou méconnu a été mis en valeur ce printemps par l’exposition par les étudiants du master d’histoire de Sciences Po, aidés de leurs professeurs, Pap Ndiaye et Jakob Vogel, ainsi que des bibliothécaires et des archivistes de Sciences Po.
Dès 1886, Emile Boutmy a créé au sein de l’Ecole libre des sciences politiques une section coloniale, vouée à former des cadres pour l’empire colonial alors en pleine expansion. La section est supprimée en 1892 du fait de la concurrence de l’Ecole coloniale fondée trois ans plus tôt, mais l’ELSP n’en continue pas moins de former une partie des fonctionnaires coloniaux, en particulier en Algérie et dans les protectorats. Le conseil d’administration de l’Ecole compte alors dans ses rangs plusieurs membres éminents du « Parti colonial », et les enseignements dispensés, ceux notamment de Paul Leroy-Beaulieu, sont imprégnés d’un colonialisme libéral conforme aux intérêts du patronat colonial ainsi qu’à l’idée d’une « mission civilisatrice de la France ». En 1928, alors que l’Empire est à son apogée, l’ELSP se dote d’un certificat d’études coloniales et recrute même le directeur de l’Ecole coloniale, Georges Hardy, pour enseigner un cours très recherché sur le Maroc. Ce certificat est délivré jusqu’en 1941-1942, lorsque l’ELSP créé à Alger, avec le soutien du régime de Vichy, le Centre d’études politiques et administrative (CEPA), qui vise à former des cadres pour l’Algérie, la Tunisie et le Maroc, et devient en 1949 l’IEP d’Alger.
L’ELSP a ainsi formé de nombreux cadres de l’administration de l’empire, mais a en même temps été le lieu de formation de plusieurs militants anticoloniaux : Habib Bourguiba, par exemple, intègre Sciences Po en 1926 et s’appuie sur l’enseignement qu’il y reçoit pour contester l’ordre colonial, avant de créer le Néo Destour en 1934. Au lendemain de la seconde guerre mondiale, les professeurs de l’IEP sont partagés entre les partisans de la colonisation, comme André Siegfried, qui enseigne jusqu’en 1955, et les premiers enseignants ouvertement anticolonialistes, Georges Balandier et Charles-André Julien. Dans les années 1950, une fois acquises les premières indépendances, celle de la Tunisie et du Maroc, Sciences Po entreprend de former une partie des élites post-coloniales en accueillant, comme le fait l’ENA, des stagiaires de pays nouvellement indépendants. Sciences Po entreprend ainsi de contribuer au rayonnement de la France dans ses anciennes colonies.
Le dossier de l’exposition est consultable en ligne ici