Correspondance politique - "Je crois que la Ve République brûle de ses derniers feux"
Cette semaine, notre plume de gauche, John Palacin, répond à Erwan le Noan qui dans sa dernière lettre qualifiait l'élection présidentielle de "gâchis".
Cher Erwan,
A quelques jours d’un premier tour plus qu’incertain, étrangement, je crois que nous tombons d’accord sur de nombreux sujets.
Tout d’abord, sur la faiblesse insigne de la campagne : un débat national déstructuré par les affaires, les règlements de compte et les faux semblants. Même la candidate du Front national dont il était devenu un poncif de dire que rien ne pouvait l’arrêter et qu’elle serait sans aucun doute présente au second tour, voit son discours s’éroder et ses certitudes de qualification remises en cause. Sous les coups d’argumentations solides et de propositions convaincantes de ses adversaires ? Non. Sous l’usure d’une campagne qui au lieu de distinguer les candidats, les aligne dans le brouhaha ambiant. Je crois que la Ve République brûle de ses derniers feux.
Je compte deux candidats libéraux : l’un libéral et conservateur radical, François Fillon qui entend faire entrer "Sens commun", les catholiques radicaux, dans son gouvernement, et l’autre Emmanuel Macron, le candidat météore qui a écrasé la campagne par le flou de son action éventuelle ; sur la forme, il a réalisé un formidable tour de passe-passe : être perçu comme un candidat de gauche tout en étant soutenu par Alain Madelin, Philippe Douste-Blazy, François Bayrou, Alain Minc etc. A ce stade il propose les recettes toutes faites de leçons libérales données depuis Paris ou Bruxelles par des gens qui ne se les verront jamais appliquées à eux-mêmes (conséquence des économies budgétaires, durcissement des conditions d’indemnisation du chômage, etc.). Il reprend toutes ces propositions énoncées comme évidentes depuis 30 ans par le « cercle de la raison », malgré le référendum de 2005, malgré les inégalités, malgré les conséquences de la dérégulation etc.
Benoit Hamon, le candidat socialiste, le seul qui avait avancé quelques idées nouvelles, est écrasé par le fracas des règlements de compte de la fin de quinquennat de François Hollande : à gauche, la discipline qui est inscrite dans notre histoire depuis Jaurès comme une leçon à ne jamais oublier, aurait dû être cruciale. Manuel Valls, Jean-Yves Le Drian et tant d’autres ont trahi le devoir des socialistes de toujours rester unis pour gagner : ils ont préféré courir l’aventure, faire des paris hasardeux sur un avenir où des ruines les attendent. Honte à eux. Quel que soit le résultat de l’élection, la fracturation opérée par Emmanuel Macron dans la gauche est irréversible et pèsera sur la recomposition politique qui suivra.
Dans ce chaos dont les débats ont donné l’image, Jean-Luc Mélenchon réalise une belle campagne : il devient jour après jour le totem de la gauche dans cette élection. Aucune union n’étant possible, les citoyens affluent à ses meetings par dizaines de milliers. Ceux-qui déclarent vouloir voter Mélenchon me disent : « je ne suis pas d’accord sur tout, mais il est de gauche, il l’incarne, il a impulsé un mouvement et il rassemble. Il est le contrepoint à Emmanuel Macron. »
Les candidats libéraux ont ceci en commun qu’ils partagent, sans aucune critique, une vision néolibérale du monde, et c’est contre cette vision que se bâti la dynamique de Jean-Luc Mélenchon. Si vous ne savez pas encore ce qu’est le néolibéralisme, je me permets de vous recommander les sublimes cours que Michel Foucault y a consacré au Collège de France en 1978 : les grands penseurs néolibéraux (Hayek et l’école autrichienne, Von Mises, Becker) ont forgé dans les années 40 des théories et des projets qui ont prévalu après le règne de la pensée critique (jusqu’au milieu des années 70) et se sont imposées au pouvoir avec Margaret Thatcher (« there is no such thing as society ») et Ronald Reagan. Geoffroy de Lagasnerie, dans un livre qui a fait polémique, analyse les cours de Foucault et estime qu’il a « fait voler en éclats la barrière symbolique érigée par la gauche intellectuelle » contre cette idéologie. Le néolibéralisme est une vision du monde qui s’appuie sur une anthropologie de l’homo oeconomicus, sur le calcul rationnel, la maximisation de l’utilité comme règle de conduite universelle sans contestation possible, etc. Une telle vision a colonisé le monde : on parle aujourd’hui de capital santé, de calculs permanents, nous utilisons des comparateurs pour tout, nous vivons dans un monde de choix, d’options (jusqu’à l’excès, plus rien n’est simple), mais aussi de violence, d’inégalité et d’écrasement des uns par les autres dans la compétition généralisée, érigée en modèle de vie. Contrairement à ce que vous affirmez, même s’il a l’air omniprésent et puissant, l’Etat est une institution extrêmement faible aujourd’hui : nous payons nos infirmières, nos aides-soignantes, nos policiers, nos instituteurs, l’ensemble des fonctionnaires qui sont en première ligne, des traitements trop bas pour leur contribution à la cohésion de la société. Mais nous ne serons pas d’accord là-dessus, donc passons, concentrons-nous sur nos points d’accord.
Je vous rejoins lorsque vous indiquez que nous vivons une époque passionnante en raison des transformations, des libertés, des nouvelles opportunités, des technologies, des nouvelles solutions économiques, sociales, civiques. Je partage votre enthousiasme et regrette, comme vous, que les candidats n’aient pas débattu ces sujets : quelle régulation du monde du travail ? quel financement pour les nouvelles solutions ? Quelles nouvelles formations, non pas seulement initiales mais pendant toute la vie dès lors qu’il n’a jamais été aussi facile d’apprendre, d’avoir accès aux informations, aux connaissances ? Comment diffuser les nouveaux outils ? Comment donner leur chance aux nouvelles solutions, aux nouvelles méthodes ? Nous pourrions entrer dans une formidable ère de progrès si nous savions discuter les conditions d’équilibres nouveaux et réaffirmer les valeurs communes de notre République.
Là où je serais en désaccord avec vous, c’est lorsque vous indiquez que l’ancien monde est caractérisé par l’Etat providence. L’ancien monde qui se disloque aujourd’hui est constitué non pas seulement de l’Etat providence mais de l’ensemble des structures que le XXe siècle avait bâti à l’ère fordiste, les paquebots institutionnels construits à l’ère de la production et de la consommation de masse (les super et hypermarchés), de la standardisation (l’automobile), des grandes séries et de l’automatisation. La croissance et le progrès reposait sur les gains de productivité à l’usine, et, en regard pour partager ces gains, sur le travail des syndicats, les grilles de salaires négociées, les carrières rectilignes. Pour assurer la protection sociale de masse a été créée la Sécurité sociale, gérée par les syndicats de patrons et de salariés (et non par l’Etat). La vie politique était structurée par les grands partis qui atteignent leur apogée sous la Ve République et ses monolithes institutionnel. Toutes ces institutions économiques, politiques, sont aujourd’hui au mieux remises en cause, au pire détruites, le plus souvent désavouées. L’ancien monde s’efface et le nouveau est en train de naître [1] (« dans les clairs obscurs surgissent les monstres »), animé déjà par toutes les possibilités offertes par les réseaux, le numérique, les objets connectés, les nano et biotechnologies. L’individualisation des produits, des pratiques, des choix (le sur-mesure) qui étaient hier si coûteux, sont accessibles aujourd’hui dans tant de domaines pour un coût marginal quasi nul. Les réseaux de distribution (commerces, courrier, objets, électricité, etc.) sont tous bouleversés. La robotisation (la voiture autonome et son modèle économique bouleversé viendra remplacer l’automobile de papa), l’intelligence artificielle, les nouveaux matériaux, la nouvelle santé dessineront demain un monde radicalement nouveau, où les coûts seront plus bas et l’homme libéré pour consacrer son travail et son temps à des taches plus épanouissantes. Dans ce monde à venir, seront nécessaires des conservateurs de droite intelligents et des militants de gauche habiles pour reconstruire les institutions, établir des compromis sociaux durables, des équilibres territoriaux, assurer la préservation des ressources, asseoir des règles nouvelles pour que le nouveau monde soit conforme à nos préférences collectives historiques au premier rang desquelles figurent la liberté et l’égalité.
En attendant, nous devons faire face aux périls et aux tragédies qui accompagnent les périodes de transition entre deux équilibres : les régimes autoritaires s’affirment, la guerre fait rage à nos portes, les migrants se noient sous nos yeux en Méditerranée, la Turquie vient de donner les pleins pouvoirs à Erdogan, Donald Trump a choisi une ligne militaire dure, les terroristes islamistes frappent régulièrement le cœur de nos villes, les désastres écologiques peinent à être endigués, l’accord multilatéral de Paris sur le climat pourrait être affaibli… Je vous rejoins : les enjeux que le prochain président devra affronter sont sans commune mesure avec les aptitudes que les candidats auront démontré pendant cette campagne.
[1] « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres. » Antonio Gramsci, Cahiers de Prison.