Entretien croisé - La transparence, une quête sans limite ?
Anne-Sophie Mercier, journaliste au Canard Enchaîné, et Dominique Lecourt, philosophe, échangent autour de la notion de transparence en politique. Une thématique qui, du fait de l'affaire Fillon, a été au centre de la campagne que nous venons de vivre.
Anne-Sophie Mercier est journaliste au Canard enchaîné, l’hebdomadaire à l’origine des révélations sur les emplois présumés fictifs de l’épouse du candidat de la droite à la présidentielle, François Fillon. Elle a elle-même travaillé sur des affaires impliquant Marine Le Pen. Dominique Lecourt est philosophe, professeur émérite à l’université Paris Diderot-Paris 7. Il a critiqué dans un entretien au Figaro la « tyrannie souriante » à laquelle conduit l’exigence de transparence en politique.
Le Canard enchaîné a sorti récemment plusieurs affaires concernant les emplois présumés fictifs de l’épouse de François Fillon. Qu’est-ce qui vous a poussé à enquêter là dessus ?
Anne-Sophie Mercier : Ce qui a poussé les enquêteurs du Canard, à l’origine, c’est une banale demande de renseignements sur le patrimoine de François Fillon, il y a plusieurs mois de cela. C’était un questionnement légitime qui ne s’appliquait pas qu’à François Fillon, et il y a eu de sa part des réponses considérées comme curieuses, longues à venir. Les enquêteurs ont voulu en savoir plus. Le déclenchement de l’affaire est extrêmement banal, en somme. On n’avait pas le sentiment de provoquer une guerre mondiale.
Quand était-ce?
Anne-Sophie Mercier : Cela commence vers fin novembre. À ce moment-là, François Fillon est le candidat de la droite, et assez naturellement les questions lui sont posées. Nous avons fait la même chose pour Marine Le Pen : nous avons travaillé sur ses déclarations. Aujourd’hui le fisc s’y intéresse et nous n’y sommes pas étrangers.
Cette affaire Fillon concerne des faits vieux de plusieurs années. Or, beaucoup se sont demandés pourquoi ces révélations sortaient maintenant. Avez-vous délibérément attendu que le candidat Fillon « prenne du poids » pour sortir ces affaires, et faire plus de vente?
Anne-Sophie Mercier : C’est le temps de vérifier, c’est toujours pareil. On n’a pas attendu qu’il soit le candidat de la droite, c’est parce qu’il était le candidat de la droite qu’on a regardé sa déclaration à la haute autorité à la transparence. J’ai beaucoup entendu cette idée de « ils l’avaient sous le coude ». Mais non, les journalistes ne sont pas si malins que ça. Ils enquêtent parce qu’il y a une raison d’enquêter. François Fillon a été soudain sous les projecteurs. Et à ce moment-là, il y a des gens qui sont prêts à ouvrir les portes, des gens qui n’auraient pas ouvert ces portes avant.
Dominique Lecourt : En politique rien n’arrive tout à fait par hasard. Chaque fois qu’ « une affaire sort », c’est qu’elle avait quelques raisons de sortir. Qui détient donc le secret de la programmation de cette tragicomédie ? Il faudrait être plus introduit que moi dans les services pour vous répondre. À mes yeux, l’intégrité des journalistes n’est pas en cause. Le Canard remplit cet office depuis un siècle. Et c’est tant mieux. En revanche, il serait utile pour notre démocratie de pouvoir retracer le parcours des documents qui ont été successivement révélés.
Mais pouvez-vous comprendre que certains soient choqués par les pulsions basses sur lesquelles cela repose ?
Anne-Sophie Mercier : Oui, mais c’est pareil dans toutes les affaires politiques. Il n’est pas si fréquent que les pulsions des gens qui donnent des infos soient de magnifiques pulsions humaines. Il faut aussi savoir que le Canard enchaîné s’en est plusieurs fois pris à François Fillon quand il était Premier ministre, sur des histoires d’argent justement. Qu’est-ce qui fait qu'une affaire sort ? C’est parce qu’il y a de la jalousie, des rivaux, mais aussi parce que quelqu’un bouge dans la machine administrative, et se retrouve à un poste où il a du pouvoir, des documents. C’est bête comme chou, ce sont des histoires humaines. Ce sont des gens souvent extrêmement corrects et respectables. Mais à un moment, ils en ont trop vu, et disent « trop c’est trop », et vous balancent tout un dossier.
Dominique Lecourt : « Pulsions basses », en effet, car nous sommes à la limite de la délation…
Anne-Sophie Mercier : On n’est pas à la limite, on est dans la délation. C’est un problème du journalisme d’investigation. Quelquefois il y a de la jalousie et de la haine, et parfois il y a même du faux. C’est pour cela qu’il faut faire très attention…
Le Canard enchaîné est aujourd’hui accusé d’avoir orchestré ses révélations à un moment choisi pour faire mal : est-ce que c’est la transparence qui se retourne contre ses promoteurs ?
Anne-Sophie Mercier : C’est vrai, et c’est dû au fait que beaucoup d’électeurs de François Fillon ont le sentiment qu’on leur vole leur élection. Ils voient le candidat exploser en plein vol. Il y a un sentiment d’injustice, une colère et une profonde rancune pour certains d’entre eux, et c’est eux qu’on a le plus de mal à convaincre qu’il n'y a pas de complot contre François Fillon.
Dominique Lecourt : La transparence apparaît comme la seule valeur qui résiste à la tempête actuelle. Tout le monde s’accorde, semble-t-il, sur sa valeur morale. Mais la morale n’est pas la politique. Et la politique n’est pas la morale. Mais la transparence n’est pas un but, un objectif ou un idéal – dont nous manquons cruellement. La transparence est le moyen de satisfaire aux exigences du but que nous nous fixons. Si vous concevez la transparence comme un but, vous faites un pas vers la logique totalitaire réduisant l’individu à l’inconsistance, qu’elle soit brutale allant jusqu’à la Terreur ou au contraire souriante, telle que l’industrie médiatique la promeut. Le mot de transparence révèle toute son ambiguïté lorsqu’on le confronte aux autres valeurs dont il peut être porteur : diaphane, translucide… autant dire, variation sur le vide ! Et qu’on ne me dise pas que je fais l’éloge du mensonge et de la corruption. J’alerte sur le danger de la tyrannie de la transparence. Le vide ne désigne rien de consistant qui puisse mobiliser la collectivité vers un but commun.
Anne-Sophie Mercier : La quête de la transparence a tout de même ses limites dans notre société, car un certain nombre de journaux se refusent de travailler sur la vie privée. De moins en moins, mais il y a des lignes très claires, pour Le Monde, Le Point, etc. Au Canard, on reçoit sans arrêt des informations sur la vie privée des hommes politiques, et il y a parfois une forme de nausée qui peut vous prendre. Mais il y a une digue : mon journal n’ira jamais sur ce terrain-là. Y compris quand on pourrait dire que c’est une question politique : quand un candidat fait profession de vertu familiale, qu’il participe à la Manif pour tous, et que sa vie privée n’est pas du tout en cohérence avec cela...
Vous affirmez, Dominique Lecourt, que la politique a « laissé place à une morale agressive ». Mais le fait que les citoyens soient plus exigeants en matière de moralité, n’est-ce pas aussi une bonne nouvelle ?
Dominique Lecourt : Ce qui me paraît grave aujourd’hui, c’est l’atteinte portée à la politiqueelle-même. Le « dégagisme », prôné par Mélenchon, est à l’œuvre. Jamais, une telle autodestruction méthodique ne s’est ainsi présentée. On appelle à la transparence absolue des actes, des pensées, des actions. Dans les faits, on agite le peuple pour mieux s’en servir. La politique n’est pas la morale appliquée. Elle compte le mensonge au nombre de ses ressources techniques dès lors que son but est l’intérêt général et non le seul bien-être privé. Les moralistes de l’âge classique l’avaient bien compris. Il suffit de relire le Cardinal de Retz et, avant lui, Machiavel, grands théoriciens de l’art politique. C’est toujours sur un rapport de force que s’exerce cet art en faveur ou non de l’intérêt général. L’ignorer, c’est prendre le risque de laisser la violence et les troubles civiles se donner libre cours.
Anne-Sophie Mercier : Personne ne demande la transparence des pensées des politiques ! Ils ont le droit de ne pas dire tout ce qu’ils pensent, et c’est très bien.
Dominique Lecourt : Encore une fois, je ne défends pas le mensonge. J’alerte sur le fait que la transparence ne peut par lui-même constituer un objectif politique satisfaisant. Souvenons-nous de la fin de l’Union Soviétique. Mikhaïl Gorbatchev a fait de la transparence (glasnost) un slogan omniprésent. On a vu le résultat avec le temps des oligarques et le pillage en règle du pays. Qu’on le veuille ou non, on ne peut comprendre le soutien du peuple russe à Vladimir Poutine sans prendre en compte cette période de leur histoire.
Anne-Sophie Mercier : On ne pourra pas revenir en arrière, à moins de transparence, à cause des réseaux sociaux notamment. On vit dans une société où tout se sait. Ou bien on ne le supporte pas et alors on fait une carrière à l'abri des regards, ou bien on fait une carrière politique et on n’a pas d’autre choix que d’accepter les règles. On ne pourra plus se faire payer des costumes chez Arnys, c’est fini. Et sans doute on ira vers un toilettage des conditions de travail des parlementaires, parce que vivre place du Palais-Bourbon, avoir une retraite précoce et à taux plein, des prêts à taux zéro, etc. cela les conduit à n’être plus dans la vie.
Dominique Lecourt : Je vais vous faire bondir, mais en vous écoutant je me dis qu’on passe très vite de la légitime dénonciation à la jalousie ; le pire des sentiments humains. La transparence invite à la comparaison et la comparaison pousse à la jalousie.
Après l’affaire Cahuzac, plusieurs personnalités avaient décidé de publier leur patrimoine pour contrer le « Tous pourris ». Le député écolo Noël Mamère avait quant à lui critiqué une « course à la vertu », affirmant : « Cela pose les jalons d’une société de l’inquisition. » Les candidats à la présidentielle doivent aujourd’hui publier leur patrimoine. Qu’en pensez-vous?
Dominique Lecourt : Chacun sait, surtout dans le milieu cité, ce que valent ces publications de patrimoine. Il suffit d’un bon fiscaliste et d’une collection de timbres (ou de montres) pour esquiver le problème. La question est de savoir si l’on veut substituer le pouvoir des nuls au pouvoir des pourris… Il est vrai qu’on peut être nul et pourri à la fois.
Anne-Sophie Mercier : Je ne considère pas que l’argent soit tabou. Je suis diplômée d’HEC, j’ai beaucoup de copains qui ont fait de l’argent dans la banque et ailleurs, cela ne me choque pas. Mais je ne sais pas s’il faut accepter quelqu’un qui s’enrichit au moment d’une carrière politique. Ce sont deux choses différentes. Je ne suis pas d’accord avec votre raisonnement qui consiste à dire qu’avec trop de transparence, nous n’aurons que les nuls au pouvoir. Nous aurons des gens moins intéressés par l’argent, cela n’en fait pas des crétins des Alpes... Et quand on a été chef de l’État, on peut ensuite faire des conférences, le retour sur investissement est correct quand même ! Il ne faut pas pleurer non plus…
Dominique Lecourt : On se focalise sur l’argent dans une tradition bien française. Les promesses politiques n’ayant pas été tenues, la situation économique étant celle que l’on connaît, l’argent prend le pas sur tout autre domaine. Le fait d’accorder à la vertu des élus une place plus grande en politique a des effets positifs, mais aussi des effets secondaires, comme celui de mettre l’accent sur les personnes plutôt que sur les idées ou les programmes. Partagez-vous cette hypothèse?
Dominique Lecourt : Je crois en effet que ce qui compte, c’est de mettre l’accent sur les idées mais la vertu a souvent été l’abri de l’incompétence. Les exemples ne manquent pas dans l’actualité récente en France et à l’étranger.
Anne-Sophie Mercier : Mais l’absence de vertu ne garantit pas non plus la compétence… Est-ce que dans des sociétés qui ont peu de tolérance pour la corruption, comme en Allemagne ou en Scandinavie, nous avons affaire à des sociétés qui ne fonctionnent pas ? Au fond, comme vous, ce qui m’intéresse, c’est la compétence. Mais il n’y a pas besoin de se dire « ah ma foi il est pourri mais compétent », on peut avoir les deux sans doute… En Grande-Bretagne, depuis le scandale des notes de frais (des élus poursuivis pour avoir réclamé des remboursements de frais auxquels ils n'avaient pas droit, ndlr), est-ce que le travail des députés en a été affecté ?
On peut glisser d’une demande d’égalité en droits à une demande d’égalité sur le plan de l’intimité, des mœurs. Dans l’affaire Fillon, les deux se mélangent : ce n’est pas seulement le potentiel conflit d’intérêt qui choque, c’est le train de vie et le prix des costumes offerts, l’idée qu’il n’est pas « comme nous »...
Anne-Sophie Mercier : Je suis d’accord qu’il peut y avoir cette tentation totalitaire de demander aux uns et aux autres de vivre de la même façon, le « au nom de quoi Fillon aurait des costards à 13 000 euros et moi non ». Cette question est légitime mais je ne sais pas comment éviter cela.
Dominique Lecourt : De nombreux électeurs rêvent de choisir un représentant « comme eux ». C’est oublier qu’un président se doit de susciter la fascination. Il se trouve ainsi dans une situation de quasi-mysticisme afin de soutenir son autorité. Un président normal, ça ne marche pas. Nous avons pu observer le phénomène avec diverses variations durant cinq années… La Ve République est ainsi faite. Le « Monarque républicain », c’est ainsi que le juriste Maurice Duverger caractérisait les pouvoirs du chef de l’État par rapport aux pouvoirs des présidents des Républiques précédentes. L’expression est souvent reprise aujourd’hui par Jean-Luc Mélenchon. Avec ces questions, nous remontons aux présupposés mêmes de la politique. En réalité, vous aimeriez que la politique soit de la morale…
Anne-Sophie Mercier : J’aimerais bien, mais je sais que cela n’est pas possible. Toutefois, lorsqu’un individu a la responsabilité des fonds publics, on peut exiger d’attendre un peu plus de lui que lorsque vous postulez à une banque ou une entreprise de photocopies. On peut imaginer un cahier des charges nettement plus lourd...
Propos recueillis par Aude Lorriaux