L’Élysée, au cœur du pouvoir
Pour clôturer cette campagne présidentielle, jalonnée de rebondissements, Émile vous emmène dans les coulisses de l’Élysée, à la rencontre de ceux qui y travaillent. Qui sont les personnes clés et quelles sont leurs responsabilités dans les décisions prises au sommet de l’État ? Quelles relations le président entretient-il avec ses collaborateurs ? Le président façonne-t-il l’Élysée à son image ou bien le château est-il un lieu immuable où l’on ne fait que passer ?
Première étape de ce voyage au cœur du pouvoir : le bureau du secrétaire général de la présidence de la République, véritable sentinelle de l’Élysée et de la politique présidentielle. Pour notre magazine, Frédéric Salat-Baroux, ancien secrétaire général de Jacques Chirac, et Jean-Pierre Jouyet, secrétaire général de François Hollande, ont accepté de se rencontrer et d’échanger sur leur rôle auprès du chef de l’État.
Propos recueillis par Alain Genestar, Anne-Sophie Beauvais et Maïna Marjany
Frédéric Salat-Baroux, au moment où vous avez été nommé secrétaire général auprès de Jacques Chirac, en juin 2005, vous étiez déjà à l’Élysée, puisque vous occupiez le poste de secrétaire général adjoint. Vous étiez donc finalement très bien préparé à cette fonction ?
Frédéric Salat-Baroux : On n’est jamais préparé ! J’étais en effet à l’Élysée depuis cinq ans et, pourtant, au moment où j’ai changé de bureau et que la porte s’est refermée, c’était terrifiant. Vous passez de numéro 2 à numéro 1. Et personne ne peut savoir à l’avance s’il en est capable ou non. C’est un choc absolument radical, la charge est lourde. Ce sont les mêmes dossiers, le même lieu, le même président de la République, mais c’est une histoire complètement différente qui commence. À ce moment-là, simplement, je fais partie de ces rares privilégiés qui ont strictement réalisé leur rêve d’enfance… puisque, depuis mon enfance, je voulais être le plus proche collaborateur de Jacques Chirac.
Jean-Pierre Jouyet, de votre côté, comment s’est passée votre prise de fonction ?
Jean-Pierre Jouyet : J’ai servi l’État pendant près de 40 ans, principalement dans les domaines économique et financier, et également européen. Je ne connaissais pas l’Élysée et, malgré mes liens d’amitié très forts avec François Hollande, je n’avais jamais vraiment travaillé avec lui, sauf lorsque nous donnions des cours à Sciences Po. Le président m’a appelé pour le rejoindre, et j’ai accepté sans hésiter. Et en arrivant à l’Élysée, j’ai découvert un autre fonctionnement de l’État que celui que je connaissais jusque-là. La fonction de secrétaire général est une fonction en grande partie régalienne, c’est-à-dire que vous devez être informé de tout et avoir des relations extrêmement étroites avec l’Intérieur ou la Défense, ce qui était nouveau pour moi.
La fonction de secrétaire général n’est pas vraiment définie, elle est finalement très liée à la personnalité du président de la République en exercice et à celle du secrétaire général. Par rapport à ce que vous avez vécu, comment définiriez-vous cette fonction ?
Jean-Pierre Jouyet : Il y a trois dimensions. La première, qui est la plus forte, est la relation avec le président de la République : il faut l’informer, lui apporter des solutions face à un certain nombre de problèmes, politiques ou quotidiens… La seconde dimension est tout ce qui a trait à l’étude des dossiers : dégager les priorités et veiller à la séparation des pouvoirs entre ce qui relève du Premier ministre et de l’Élysée. Enfin, une troisième tâche est celle du management, puisque le secrétaire général est à la tête d’une équipe de collaborateurs, qu’il faut gérer.
Frédéric Salat-Baroux : C’est exactement cela. Dans ce poste, il existe une dimension institutionnelle et une dimension plus personnelle. Le secrétaire général est d’abord le premier collaborateur du président. Il est là, dans son ombre, pour lui faciliter la tâche et lui permettre d’exercer pleinement ses fonctions, pour prendre les grandes décisions et incarner la France. Il doit absorber l’essentiel des difficultés au quotidien. Le président et le secrétaire général forment un couple, qui fonctionne uniquement quand le secrétaire général est totalement au service du président et qu’il est capable de comprendre ce qu’il veut, ce dont il a besoin, même sans que celui-ci ait à parler ou à nommer les choses.
L’équipe de l’Élysée est constituée de combien de personnes ?
Jean-Pierre Jouyet : Dans tous les services de la présidence de la République, il y a environ 800 à 900 personnes, c’est une grosse PME ! Une grande partie de cette équipe s’occupe de l’intendance de l’Elysée, qui reste une maison militaire, puisque la majorité des personnels sont des militaires ou des policiers.
Vous écrivez les discours du président de la République ?
Frédéric Salat-Baroux : Personnellement, j’étais très attaché aux mots du président, et j’ai écrit avec lui nombre de ses discours. On se mettait d’accord sur les principes. Ensuite, selon les niveaux, soit il y avait une première trame écrite par des conseillers, soit je commençais directement à les écrire. Puis, Jacques Chirac les reprenait. Je n’ai jamais pensé qu’un texte que j’avais pu écrire pour lui était un texte de moi. J’ai toujours écrit en ayant en tête sa voix. J’y passais un certain temps, car chaque mot compte dans la parole présidentielle.
Jean-Pierre Jouyet : Les discours, c’est ce que j’ai découvert ici. Au départ, j’ai essayé d’écrire pour le président, mais il est tellement attaché à ses propres mots, que les discours de François Hollande sont extrêmement personnalisés. Lors d’événements importants, par exemple, lorsque le Congrès a été réuni à Versailles, après les attentats de Paris, en novembre 2015, nous avons travaillé ensemble à son discours. Mais sur d’autres sujets, comme lors de l’inauguration d’une gare d’autocars, il me fallait expliquer au chef de l’État que ce n’était pas nécessaire d’y passer autant de temps… mais le président attache vraiment une importance toute particulière à tous ses discours.
Jean-Pierre Jouyet, lorsque François Hollande décide de ne pas se représenter à l’élection présidentielle, vous a-t-il informé en premier de cette question, et vous a-t-il peut-être même demandé conseil ?
Jean-Pierre Jouyet : Notre relation personnelle est très forte. Peu après le 11 novembre, le président m’avait informé qu’il ne se représenterait pas, ce qu’il a annoncé le 1er décembre, en raison de la tenue des primaires et de la volonté du Premier ministre de s’y présenter. J’ai compris sa décision.
Quand sa décision est prise, il n’y a plus de débat ?
Jean-Pierre Jouyet : Quand sa décision est prise, il n’y a en effet plus de débat, et c’est assez logique. Après, il faut l’expliquer à l’équipe, en faisant en sorte qu’elle reste mobilisée. Comme vous l’avez vu, il y a eu quelques départs après son annonce. Il faut gérer cela.
Par vos fonctions, il se crée forcément une grande proximité avec le président, au point de devenir intime…
Frédéric Salat-Baroux : À la fois oui et jamais. On vit avec le président au quotidien, sept jours sur sept, une relation de proximité se développe nécessairement. De plus, les épreuves rapprochent. Mais quel que soit leur caractère, ouvert, agréable – et François Hollande comme Jacques Chirac ont ce tempérament – les présidents de la République demeurent des monstres d’opacité. On peut vivre avec eux, parfaitement les connaître en apparence et, en fait, ne rien connaître d’eux. Je crois que pour devenir président de la République, il faut être fait dans un tel métal, avoir subi et surmonté de tels coups, qu’en réalité, on est au fond totalement étranger à son environnement. Plus on apprend à les connaître, plus on comprend qu’en réalité on ne les connaîtra jamais.
Vous l’appeliez Monsieur le président ?
Frédéric Salat-Baroux : Oui, toujours.
Jean-Pierre Jouyet : Je l’appelle Monsieur le président également, car j’ai un immense respect pour la fonction présidentielle. En revanche, lorsque je suis en tête à tête avec François Hollande, on se tutoie. Je vais revenir sur ce que disait Frédéric. Les deux présidents se ressemblent en effet. D’une part, Jacques Chirac et François Hollande ont une très grande empathie et sont de grands travailleurs. D’autre part, on croit les connaître, alors qu’ils sont insaisissables. Il y a toujours une zone d’opacité.
Frédéric Salat-Baroux, vous avez une histoire particulière avec la famille Chirac, puisque vous êtes amoureux de sa fille… D’ailleurs, à quel moment en êtes-vous tombé amoureux ?
Frédéric Salat-Baroux : Je l’ai probablement été dès la première seconde ! Mais puisque vous m’incitez à des confidences… c’est vrai que, petit à petit, son regard est devenu presque aussi important que le regard que pouvait avoir le président sur mon travail. En revanche, notre histoire ne commence qu’après la fin de l’Élysée. Il n’aurait pas pu en être autrement, parce qu’en permanence le secrétaire général doit arbitrer, trancher, ne pas être d’accord avec les uns puis les autres.
Vous avez connu tous les deux des épreuves pendant votre présence à l’Élysée. Pour la présidence de François Hollande, ce sont les attentats. Jean-Pierre Jouyet, quand c’est arrivé, est-ce vous qui êtes allé prévenir le président ?
Jean-Pierre Jouyet : Pour l’attentat de Charlie Hebdo, nous l’avons appris dans ce même bureau, avec Gaspard Gantzer. Nous sommes allés trouver le président qui devait recevoir un grand dirigeant d’entreprise, et nous lui avons conseillé de se rendre sur les lieux, car nous savions que c’était grave, mais nous ne savions pas encore vraiment ce qu’il s’était passé. Le président y est allé tout de suite. Pour l’Hyper cacher, nous étions tous ensemble avec le Premier ministre, le ministre de l’Intérieur et la garde des Sceaux. Pour les attentats du 13 novembre, c’était différent, puisque le président se trouvait au Stade de France, il a donc été prévenu directement.
Une épreuve d’un autre genre a marqué la présidence de Jacques Chirac : son hospitalisation, en 2005, après un accident vasculaire cérébral. Frédéric Salat-Baroux, vous êtes alors son plus proche collaborateur, comment avez-vous géré cette situation ?
Frédéric Salat-Baroux : Tout converge en même temps. Il y a d’abord la dimension personnelle, avec l’inquiétude, l’image de sa fille en larmes… Ensuite, les faits : Jacques Chirac a eu un AVC, mais cet AVC n’est pas invalidant, il a eu beaucoup de chances. À ce moment-là, il faut gérer les urgences, et le fait d’être issu d’un milieu médical m’a beaucoup aidé. Avec les journalistes, qui imaginent tous les scénarios et souvent les pires, il faut être à la fois précis et transparent, tout en ne basculant pas dans l’indignité ; il était, par exemple, hors de question de montrer une photo du président dans son lit d’hôpital. Enfin, il y a la dimension institutionnelle : pendant l’hospitalisation, les choses ne doivent pas s’arrêter de tourner. Mais c’est vrai que cet accident signe la fin d’une ère politique. Pour tous, il est clair que Jacques Chirac ne sera pas candidat à un autre mandat. Il faut donc écrire une autre histoire, réfléchir à la façon de continuer à agir alors qu’on est sorti du jeu politique…
Le point commun, c’est que vous avez tous les deux été des secrétaires généraux de fin de mandat. Est-ce qu’il y a un vrai changement dans l’entourage du président, au moment où l’on sait qu’il n’est plus candidat ?
Jean-Pierre Jouyet : Une fois que le président annonce qu’il ne se représentera pas, on voit tout d’abord apparaître d’autres responsables politiques qui se déclarent candidats. Certaines rencontres politiques disparaissent de l’agenda. Et il est évident que les médias ont soudainement moins d’intérêt pour le président, et se focalisent sur l’élection présidentielle à venir. Forcément, à ce moment-là, vous ressentez tout cela et vous en êtes affecté. Pourtant, vous continuez jusqu’au bout, et faites en sorte que le président soit occupé tous les jours, sans vide dans son emploi du temps. En fin de mandat, il faut aussi valoriser ce qui a été fait et éviter les caricatures. C’est aussi l’un des rôles du secrétaire général.
Frédéric Salat-Baroux : Les fins de mandat sont des périodes où l’on voit tout de la nature humaine : le pire, avec des personnes qui trahissent, mais aussi le meilleur, avec des personnes qui restent fidèles jusqu’au bout, sans se préoccuper de leur propre sort pour la suite. Mais ces périodes ne sont pas non plus un moment triste. C’est au contraire un moment très intense, car le président veut continuer à agir pendant les mois qu’il lui reste. Par exemple, le président Chirac avait trois ou quatre sujets qu’il voulait achever : il voulait constitutionnaliser l’interdiction de la peine de mort, faire passer la loi sur le dialogue social préalable à toute loi en matière de modification du droit du travail, et faire adopter aussi la loi sur le logement opposable. Il a fallu se battre, car c’est très compliqué d’obtenir les derniers textes, les derniers votes.
Jean-Pierre Jouyet : Tout cela est juste. De son côté, le président François Hollande a voulu clôturer les dossiers « sécurité » et « état d’urgence ». Au niveau européen, il a souhaité définir avec ses partenaires des positions claires par rapport au Brexit et jeter les bases d’une nouvelle Europe lors du 60e anniversaire du traité de Rome. Ensuite, il a voulu qu’un certain nombre d’opérations industrielles soient bien finalisées. On a essayé également, avec le ministre de l’Économie, de laisser des finances raisonnables, au regard des critères européens. Après, nous avons eu à gérer des projets auxquels le président est attaché, comme par exemple, l’inauguration du nouvel aéroport Charles de Gaulle et le CDG-Express ou la mise en œuvre du canal Seine-Nord ainsi que la pérennité des chantiers de Saint-Nazaire. Nous souhaitions également faire en sorte que le Grand Palais soit rénové. Lorsque vous terminez, vous cherchez aussi à achever ce qui vous paraît important.
Comment se sont déroulées, pendant vos présidences respectives, les relations avec le Premier ministre ? Plutôt rudes ou harmonieuses ?
Frédéric Salat-Baroux : Tout d’abord, il y a une vraie question : est-ce qu’il faut conserver, avec le quinquennat, le président et le Premier ministre ? Je suis désormais convaincu du contraire. Le quinquennat accélère le temps et remet en cause ce bicéphalisme. Même quand il y a une grande proximité entre le président et le Premier ministre, ce qui était le cas avec Jacques Chirac et Dominique de Villepin, le système finit par les mettre en opposition. J’avais moi-même été le collaborateur de Dominique de Villepin auparavant, et je l’ai beaucoup apprécié, mais à la seconde où je suis devenu secrétaire général de l’Élysée, ma seule fonction était de servir Jacques Chirac, ce qui signifiait être capable d’entrer dans une logique d’affrontement quand il le fallait, même si nous étions d’accord dans la majorité des cas. Cependant, à aucun moment, sur les grandes questions, il n’y a eu d’interférence politicienne. Je n’ai jamais vu de bassesse dans les moments importants de décision.
Jean-Pierre Jouyet : Je partage totalement l’avis de Frédéric. Dans les grandes décisions, il n’y a aucune bassesse entre le président et le Premier ministre. Sur le plan personnel, pour ce qui me concerne, les relations étaient bonnes avec le Premier ministre et son entourage, et on travaillait bien. Mais quel que soit le Premier ministre, vous n’avez plus les mêmes relations lorsque chacun est dans son rôle. Et au vu de ce que j’ai vécu ces derniers mois, avec des primaires dans chaque parti qui viennent allonger le temps des campagnes, je pense qu’à un certain moment il faut s’interroger sur nos institutions. En exerçant ces fonctions, j’ai changé d’avis et j’estime que le processus de décisions politiques et administratives n’est plus en cohérence avec le quinquennat, surtout lorsque celui-ci est accompagné de primaires, et donc de campagnes électorales plus longues.
Le président aide sans doute certains conseillers fidèles à trouver une solution pour la suite. Est-ce votre cas ?
Frédéric Salat-Baroux : Au moment de mon départ de l’Élysée, un certain nombre de journalistes ont écrit que je m’étais fait récompenser par le président en étant nommé conseiller d’État. C’est faux. J’étais entré au Conseil d’État après l’ENA, et il se trouve que lorsqu’on est en cabinet, on continue à progresser et je suis passé de maître des requêtes au Conseil d’État à conseiller d’État, mais grâce à l’ancienneté.
Par ailleurs, le président avait senti que le poste de directeur de la Caisse des dépôts m’intéressait, sans que je le dise, il avait donc cette idée pour moi, mais avant la fin de son mandat. Je n’ai pas voulu partir avant la fin, c’était impossible pour moi. Quand on a la chance unique d’exercer ces fonctions, rien d’autre ne doit compter. Quand je suis parti, au moment de ranger mon bureau, j’ai compris ce qu’était le poids de la présidence de la République. Vous quittez l’Élysée, et là, votre ego disparaît, et il ne reste que l’intensité formidable de l’institution. Ensuite, on redevient ce que l’on était. Il y avait une existence avant, il y en a une après… elles sont évidemment moins intenses.
Et vous, Jean-Pierre Jouyet, que ferez-vous cet été ?
Jean-Pierre Jouyet : Je n’en sais absolument rien, à part quelques vacances ! En tous les cas, je ne demanderai rien au président.