Entretien - Nicolas et Philippine Beytout font dialoguer presse et justice
Nicolas Beytout est journaliste. Directeur des Échos pendant huit ans, puis du Figaro pendant trois ans, il a créé le quotidien L’Opinion, en 2013. Sa fille, avocate pénaliste, exerce au sein du cabinet Fedida, après être passée par ceux d’Olivier Metzner et de Hogan Lovells. Leurs univers professionnels ne cessent de se croiser, notamment lors des procès médiatiques ou des « affaires » qui ont récemment secoué la classe politique.
Propos recueillis par Anne-Sophie Beauvais et Maïna Marjany
Photos : Manuel Braun
Nicolas Beytout, votre vocation de journaliste était presque un héritage familial ?
Nicolas Beytout : C’est vrai, mes grands-parents étaient propriétaires du journal Les Échos, et il m’a toujours paru naturel de penser à cette profession. Après mon bac scientifique, j’ai fait du droit public, avec l’idée de garder ouverte la gamme de choix la plus large possible : carrière dans le journalisme ou dans la fonction publique. Finalement, je suis resté sur mon idée première, et j’ai intégré Sciences Po dans le but précis de me former au métier de journaliste. Je n’ai jamais arrêté depuis.
Et vous, Philippine, avez-vous choisi le droit pour vous émanciper justement de cet héritage ?
Philippine Beytout : Pas vraiment, puisque le droit est aussi une forme d’héritage familial, mais plutôt du côté maternel, puisque ma mère et ma grand-mère étaient toutes deux juristes. Mais mon choix n’était pas du tout un rejet du journalisme, même si mon père nous a toujours dit que ce métier était très difficile…
Nicolas, vous avez quatre enfants, les autres se sont-ils tournés vers le journalisme ?
N. B. : Non, ils y ont tous échappé (rires). Mais assez vite, c’est vrai, quand mes enfants ont été en âge de choisir un métier, je leur ai expliqué que le journalisme était un secteur compliqué. Il est traversé par des mutations profondes, et les carrières y sont désormais très peu linéaires. En tant que journaliste qui aime profondément son métier, j’avais forcément envie qu’un de mes enfants le fasse sien, mais en tant que père, je me disais que ce n’était pas l’option la plus facile. D’autant que le journalisme est un domaine – ce n’est pas le seul – où le nom est une partie du capital professionnel. Être « fils de » ou « fille de » quelqu’un qui a installé, modestement, une signature, c’est forcément compliqué pour celui qui veut se lancer.
Avez-vous l’impression que les métiers de journaliste et d’avocat sont aujourd’hui de plus en plus liés ?
N. B. : Le journalisme judiciaire a toujours existé, mais avec ce que l’on appelle la montée des « affaires », les liens entre le journalisme et la justice ont très profondément évolué depuis une quinzaine d’années. Cela fait partie du grand mouvement de moralisation de la vie publique, qui n’a pas touché que la France. Et, naturellement, les magistrats se sont servis de la presse pour rendre leur combat parfois plus efficace, tandis que les journalistes se sont servis de leur lien particulier avec les magistrats, en dépit des règles du secret de l’instruction, pour faire progresser leurs enquêtes et leurs informations. On peut le regretter, parce qu’un certain nombre de règles éthiques sont nécessaires. Mais tous ceux qui bousculent ces règles disent qu’ils le font au nom de la transparence. La vérité doit certainement se situer dans un entre-deux.
Emmanuel Macron avait déclaré, dans son discours devant le congrès, à Versailles, qu’il y avait un « viol permanent de la présomption d’innocence ». Êtes-vous d’accord, ou va-t-il trop loin ?
P. B. : En tant qu’avocat, la relation entre journalistes et justice est une relation que l’on redoute, notamment lorsqu’il y a violation du secret de l’instruction et que l’on retrouve certains procès-verbaux dans la presse. Mais nous pouvons aussi avoir besoin des médias, pour communiquer et protéger l’image de nos clients, notamment en matière de droit pénal des affaires. C’est donc à double tranchant.
N. B. : Ce qui est vrai, c’est que le principe de la présomption d’innocence n’existe plus ou quasiment plus. Cela n’est pas dû simplement aux magistrats, mais aussi aux réseaux sociaux et à ce que sont devenus les médias. Personnellement, je ne parlerais pas de viol de la présomption d’innocence, même si je considère qu’il y a un affaiblissement d’un certain nombre de règles démocratiques.
Est-ce que vous discutez parfois avec votre père pour lui demander conseil sur le rapport entre médias et justice ?
P. B. : On échange sur les sujets de justice. Par exemple, lorsque le verdict de Jérôme Cahuzac est tombé en première instance et en appel, on a discuté des implications de cette décision… Même chose au moment du procès de La Faute-sur-Mer, où nous avons échangé sur la pression médiatique.
N. B. : Mais Philippine ne m’a jamais demandé conseil sur le comportement à avoir vis-à-vis d’un journaliste.
Pendant longtemps, on n’ouvrait pas d’enquête judiciaire en plein milieu d’une période électorale, pour ne pas prendre le risque d’entacher un processus démocratique sans être certain d’une culpabilité. Pensez-vous que les médias ont eu raison de sortir l’affaire Fillon à ce moment-là, et de provoquer ainsi un processus judiciaire qui a conduit à sa mise en examen à quelques semaines seulement du premier tour de la présidentielle ?
N. B. : Avec le recul, je pense que l’histoire n’aurait pas pu être différente. L’élection de François Fillon étant quasiment acquise quelques semaines plus tôt, le retournement incroyable qui s’est produit a donné une valeur dramatique à la situation, et a créé tout ce qu’il fallait pour que ça devienne tout à la fois une vraie affaire journalistique, politique et judiciaire. Mais ce qui est certain, c’est que des affaires comme celles de François Fillon se déclenchent parce que certains, magistrats ou autres, le veulent ou y ont intérêt. Je ne dis pas pour autant que c’est un complot, mais un des protagonistes de l’affaire des costumes s’est vanté d’avoir clairement et sciemment voulu faire tomber François Fillon. Personne ne peut donc dire aujourd’hui que c’est arrivé par hasard ni s’étonner que les médias aient, comme vous le dites, sorti l’affaire.
Avez-vous l’impression qu’il existe une violence particulière à l’encontre de la classe politique, qui rend parfois plus difficile de faire entendre de grands principes de droit ?
N. B. : De façon générale, la vie politique est violente. Les relations entre les acteurs y sont brutales. C’est d’ailleurs ce que beaucoup de gens ont découvert en entendant les propos de Laurent Wauquiez, lorsqu’il s’est exprimé devant ses étudiants, sans savoir qu’il était filmé. Il a tenu des propos très durs sur certaines personnalités appartenant à sa propre famille politique. Or cette violence, qui existait déjà au cœur de l’univers politique, provient maintenant aussi des citoyens. Elle correspond à la montée de l’insatisfaction, à une exigence de résultat, à l’accumulation des échecs des différentes équipes qui ont gouverné… Et la montée du populisme nourrit tout ça. Je trouve frappant de voir à quel point les hommes politiques, aujourd’hui, n’ont plus le droit au respect. Dans la rue, ils sont interpellés de façon plus sèche et plus brutale que n’importe qui d’autre.
La presse a-t-elle eu un rôle à jouer, notamment avec l’arrivée de l’information en continu, qu’il faut nourrir sans cesse de nouvelles affaires ?
N. B. : Cela joue, en effet, mais un autre élément entre en jeu : tous les filtres ont disparu. Les réseaux sociaux donnent un accès direct à l’universalité : chaque personne peut savoir ce que Monsieur Tout-le-Monde pense ; et chacun peut dire ce qu’il pense de tout, ce qui est évidemment nouveau. Et grisant. Surtout avec l’anonymat, qui a nourri la violence des propos circulant sur ces plateformes. La disparition des filtres donne une sorte de permissivité pour s’adresser aux hommes politiques comme s’ils devaient, immédiatement et personnellement, rendre des comptes.
P. B. : Aujourd’hui, les hommes politiques sont également beaucoup plus susceptibles d’être condamnés par la justice qu’il y a quelques années. Tout le monde se fait donc juge de leur exemplarité, et une sorte de tribunal populaire permanent s’est mis en place. La violence des réactions et des commentaires vis-à-vis des politiques peut être parfois plus forte que pour des crimes de droit pénal beaucoup plus sordides qu’une fraude fiscale ou un acte de corruption, aussi graves soient-ils. Les infractions financières perpétrées par les politiques marquent beaucoup plus l’opinion publique.
Pensez-vous que la création du Parquet national financier, il y a quelques années, a été un véritable bouleversement dans notre système judiciaire ?
P. B. : Oui, c’est certain. Le Parquet national financier (PNF) a un pouvoir politique très fort. Et le nombre d’affaires qu’il traite est exponentiel. Je dirais que la création du PNF a révolutionné une partie de la justice et notre travail en tant qu’avocat. Il s’est révélé une autorité de poursuite extrêmement sévère pour les affaires financières. Les peines sont d’ailleurs souvent révisées à la baisse, en appel, par le parquet général.
N. B. : Concernant l’affaire Cahuzac, personnellement, j’avais été choqué par la dimension morale qui émanait des termes du jugement de première instance. Dans mes études de droit, j’avais appris la nécessité pour la justice de juger sereinement, et donc de s’extraire de la vision morale des choses. On en avait parlé avec Philippine, à l’époque. Et je voyais bien que, dans mon métier, nous étions peu nombreux à fonctionner ainsi, en gardant un regard critique. Beaucoup de journalistes traitent ces sujets en intégrant, eux aussi, la morale dans leur jugement. Et par voie de conséquence, les auditeurs, les téléspectateurs font de même.
Comment décidez-vous de traiter une telle affaire à L’Opinion ? Donnez-vous des indications à vos journalistes ?
N. B. : Nous n’avons pas de chroniqueur judiciaire à L’Opinion, et le journal essaye de ne pas être entraîné dans le mainstream, cette espèce de vision générale partagée facilement par le plus grand nombre. Sur l’affaire Cahuzac, j’ai écrit deux éditos, l’un au moment de sa condamnation en première instance, l’autre pour sa condamnation en appel. À chaque fois, j’ai souligné le fait qu’il fallait précisément ne pas punir plus gravement cet homme au nom d’une exemplarité illusoire, et uniquement parce que tout le monde pensait qu’il était un horrible personnage.
Nicolas Beytout, vous avez créé L’Opinion en 2013. À une époque où on annonce la mort de la presse papier, n’avez-vous pas eu peur de vous lancer dans une telle aventure ?
N. B. : Je n’ai pas eu peur, au contraire. Je me suis servi du papier pour installer le titre. Ma conviction est qu’Internet, c’est l’audience, tandis que le papier, c’est l’influence. Quand on a lancé le quotidien, cela a permis à L’Opinion d’apparaître rapidement dans les revues de presse, de voir la marque relayée par les grands médias, ce qui nous a placés assez vite au-dessus de notre condition. Cela nous a servi d’accélérateur de notoriété, et c’est encore le cas. Nous avons fait le choix de créer un média avec deux types de diffusion de l’information : une information en continu, via le web, et une information diffusée dans un cadre limité, sur papier ou dans un format PDF. Ce cadre limité, contraint, oblige à faire ce qui est à la base du métier de journaliste : la sélection et la hiérarchisation.
Et comment avez-vous conçu votre équipe, en recrutant plutôt des jeunes à l’aise avec le digital ou des personnalités déjà reconnues du journalisme ?
N. B. : L’une de mes obsessions, c’était de faire différent. Je voyais la presse décliner, et je me disais que si je faisais comme les autres, j’allais décliner aussi. On pouvait notamment observer la création d’un nouveau modèle de médias digitaux, où de jeunes journalistes sans expérience reprenaient de l’information « googlisée », et la poussaient sur les réseaux sociaux. J’ai, à l’inverse, construit un journal qui était fondé sur la création de valeur ajoutée. Pour ajouter de la valeur, et prétendre la vendre, il faut proposer aux lecteurs un contenu qu’ils ne peuvent pas trouver ailleurs, ce qui nécessite d’avoir des journalistes très expérimentés. Sur les 30 journalistes recrutés à L’Opinion, seulement trois sortaient tout juste de l’école – Sciences Po en l’occurrence. Au bout de cinq ans, je peux dire que le pari de l’expérience était le bon.
Philippine Beytout, dans votre profession, observez-vous de vraies différences entre les générations d’avocat ?
P. B. : Complètement. D’un côté, il y a les grands ténors du barreau qui, malheureusement, commencent à disparaître, comme Thierry Lévy ou Paul Lombard. Des avocats dont la façon d’exercer passe principalement par les grandes plaidoiries et les faits d’armes dans les procès. Quant à la nouvelle génération, elle se concentre sur un travail très méticuleux de procédure, qui peut aussi se clôturer, d’ailleurs, par une belle plaidoirie. Et bien évidemment, notre métier est de plus en plus connecté, avec une utilisation accrue des réseaux sociaux pour se renseigner ou s’exprimer, même si mon domaine, le droit pénal, reste certainement l’un des derniers bastions du droit à l’ancienne.
Et avez-vous le sentiment que les métiers du droit sont très hiérarchisés, au sens où il faut attendre que vos aînés vous laissent la place, ou cela évolue-t-il ?
P. B. : Ce qui est drôle, c’est qu’à l’époque où je suis arrivée au cabinet d’Olivier Metzner, les jeunes devaient commencer à la cave – au sens propre – et progressaient au fil du temps dans les étages du bâtiment. Ce qui est assez représentatif de la non-évolution de l’avocature. Autre fait notable : c’est une profession qui est extrêmement féminine en sortie d’école, mais au moment des procès médiatiques, les femmes sont très peu sur le devant de la scène. C’est un métier qui a du mal à donner de la place aux femmes en tant qu’associées… Notamment parce que cela exige d’énormes sacrifices concernant la vie de famille, que toutes ne veulent pas faire.
Finalement, dans vos deux métiers, il existe certainement un point commun, c’est le fait d’avoir des mentors. Olivier Metzner a-t-il été ce mentor-là pour vous, Philippine ?
P. B. : Effectivement, dans le droit pénal, il y a une transmission des anciens qui est très importante, et donc une recherche de mentor. Pour ma part, ce n’était pas Olivier Metzner, car je suis arrivée au cabinet après son décès. Ensuite, j’ai travaillé avec Antonin Lévy et, aujourd’hui, avec Jean-Marc Fédida. Ils ont une excellente connaissance à la fois de l’art de la plaidoirie et des enjeux de procédure. Cela rend passionnante ma formation à leurs côtés.
Et vous, Nicolas Beytout, était-ce votre famille, qui dirigeait Les Échos, qui vous a inspiré une façon d’exercer votre métier ?
N. B. : Pas vraiment, puisque mes grands-parents étaient propriétaires des Échos et non pas journalistes. En fait, jusqu’à aujourd’hui, j’ai toujours considéré que ceux avec qui je travaillais étaient meilleurs que moi. Ce sont eux mes mentors. Pour diriger une rédaction, il faut la respecter, l’aimer, et se dire qu’elle est meilleure que ce que vous pouvez donner seul.
P. B. : La différence entre nos deux métiers réside certainement dans la dimension collective : ton travail, au sein d’une rédaction, est beaucoup plus un travail d’équipe, alors que le métier d’avocat est assez solitaire, même si on exerce dans des cabinets.
Nicolas Beytout, quel conseil auriez-vous à donner à un jeune journaliste ?
N. B. : À l’époque où je me suis lancé dans le journalisme, personne ne se demandait ce que seraient les médias dans 20-30 ans. Aujourd’hui, ceux qui débutent doivent avoir conscience que le métier a totalement changé, qu’il aura peut-être même disparu sous sa forme actuelle dans quelques dizaines d’années. Ils doivent donc se préparer à une profession dont on ne sait pas ce qu’elle sera à l’avenir.
Et vous, Philippine, que conseilleriez-vous à de jeunes étudiants de Sciences Po qui préparent le barreau ?
P. B. : Il est difficile aujourd’hui de se faire une place au vu du nombre d’avocats qui exercent, surtout à Paris… il faut donc choisir une bonne spécialisation, et éventuellement, ne pas avoir peur de travailler dans des niches.