Comment dynamiser l'entrepreneuriat des femmes ?
L’entrepreneuriat est aujourd’hui à la mode. Pourtant, il reste majoritairement l’apanage des hommes. Cela reflète-t-il une tendance plus générale dont notre société a du mal à se défaire ? Comment pallier ce déséquilibre ? Émile a organisé un dialogue entre Marie Georges, entrepreneure et présidente de l’incubateur Willa, et Anne Boring, chercheuse, spécialiste de l’économie du genre et responsable de la chaire pour l’entrepreneuriat des femmes à Sciences Po.
Propos recueillis par Alexia Luquet
Les femmes sont toujours moins nombreuses que les hommes à créer des entreprises : 40 % en 2016 et en 2017, selon l’Insee. Que vous évoquent ces chiffres ?
Marie Georges : 40 % ce n’est pas 50, mais ce n’est pas si mal ! Derrière ce pourcentage, il faut se demander de quel type de société on parle, car lorsqu’on le détaille, les choses se compliquent. Dès que l’on parle des entreprises dites « innovantes » – start-up, numérique, tech –, on tombe plutôt à 8-10 % de femmes, ce qui est beaucoup moins satisfaisant.
Anne Boring : Il y a eu une vraie volonté du gouvernement Hollande de faire grimper les chiffres, mais ils ont finalement peu évolué par rapport à ce que l’on aurait pu espérer. Le manque de femmes dans l’entrepreneuriat persiste.
La situation est-elle meilleure dans les autres pays européens ?
A. B. : Je porte un regard assez optimiste sur la situation. On critique souvent la France et, certes, des choses pourraient être améliorées, mais je trouve que l’on a parfois trop tendance à considérer les pays nordiques comme des sortes d’idéaux égalitaires alors que la réalité est à nuancer.
M. G. : Oui, d’autant plus qu’en observant ces pays de près, on constate bien un meilleur équilibre sur plusieurs sujets, comme le congé parental. En revanche, on remarque qu’il n’existe aucune structure de garde collective pour les enfants de moins de trois ans ! En réalité, leur modèle social est juste différent du nôtre. En France, nous avons les crèches, ainsi, ceux qui ont envie de travailler peuvent faire garder leurs enfants, c’est un véritable atout.
Alors, qu’est-ce qui bloque en France ?
A. B. : De multiples facteurs mais, d’une façon générale, le poids des mentalités reste un obstacle très important, surtout en ce qui concerne l’accès aux financements. Des études très intéressantes montrent, par exemple, que lorsque des investisseurs potentiels ou des business angels s’adressent à des femmes, ils ont tendance à leur poser des questions du type : « Prouvez-nous que vous n’allez pas échouer », alors qu’ils vont plutôt demander aux hommes : « Prouvez-nous que vous êtes la prochaine pépite et que vous allez réussir. » Ces différences se retrouvent dans les réponses des femmes qui vont utiliser la négation : « Je vais vous dire que je ne vais pas échouer », quand les hommes, eux, vont employer des tournures positives : « Je vais vous montrer que je suis le prochain Google. » Ces comportements sont tout à fait inconscients, tant du côté des hommes que du côté des femmes.
M. G. : Exactement. Chez les femmes, aussi, le poids culturel impacte fortement leur comportement. Elles demandent, par exemple, deux fois moins d’argent que les hommes à projet équivalent parce qu’elles ont moins confiance en elles et se projettent donc moins. Il y a une autocensure et une autodévaluation culturelle contre laquelle il est impératif de lutter.
Les étudiantes de Sciences Po et l’entrepreneuriat
“Le cours d’initiation à l’entrepreneuriat réunit chaque année entre 200 et 300 étudiants dont la moitié sont des femmes avec des résultats aussi bons que ceux des hommes. L’intérêt, au départ, semble donc similaire et pourtant, lorsque l’on regarde l’incubateur de Sciences Po, seulement 30 % des start-up sont cofondées par une femme. Ce chiffre reflète bien la perte de motivation de la part des jeunes femmes au moment de se lancer, un phénomène général en France puisque seules 26 % de femmes bénéficient du Statut national étudiant-entrepreneur. Sciences Po est donc assez proche de la moyenne nationale”
Anne Boring
Faut-il agir dès l’école ou l’université pour faire bouger les mentalités ?
A. B. : J’entends parfois qu’il est déjà trop tard pour agir lorsque l’on entre à l’université. C’est faux, bien au contraire ! Cette action est d’ailleurs au cœur de mon travail de chercheuse. J’essaie d’identifier quelles compétences nécessaires à l’entrepreneuriat sont moins développées chez les femmes que chez les hommes et je réfléchis aux solutions que l’université peut apporter pour combler ces lacunes.
D’après vos recherches, quelle compétence manque le plus aux femmes ?
A. B. : Une meilleure maîtrise de la prise de parole en public. Il existe des différences de genre évidentes sur ce thème, notamment parce que la société juge négativement une femme qui se met en avant. Or, prendre la parole en public est une façon de se mettre en avant, donc les filles sont moins bien entraînées à cette compétence. Et je parle bien de compétence parce que l’on peut se sentir plus ou moins à l’aise à l’oral, pour autant, cela s’apprend.
M. G. : Absolument. C’est pour cela que l’accompagnement de Willa est une véritable formation à l’entrepreneuriat, avec un accent sur les domaines où les femmes sont moins armées.
Justement, la nouvelle chaire pour l’entrepreneuriat des femmes, à Sciences Po, sera-t-elle uniquement un outil de formation ?
A. B. : Pas seulement. Dans un premier temps, nous allons observer les étudiantes de Sciences Po pour mener des programmes de recherche, avec deux objectifs : comprendre les causes qui freinent les femmes, identifier les compétences qui leur manquent pour se lancer dans l’entrepreneuriat, puis tenter de mesurer l’efficacité des formations mises à leur disposition. Dans un second temps, nous construirons d’autres programmes de formation, en fonction des résultats obtenus. Nous avons déjà quelques idées. Nous aimerions bien planter la graine de l’entrepreneuriat dès la première année à Sciences Po. Nous pourrions, par exemple, proposer aux étudiants des ateliers où ils prépareraient deux missions en vue de leur troisième année à l’étranger. La première consisterait à trouver un besoin ou un service insatisfait sur le marché local du pays d’accueil et d’y apporter une réponse. Une alternative serait d’identifier quelque chose qui existe sur ce marché, mais pas chez nous, pour ensuite chercher un moyen de transposer l’idée en France.
À qui s’adresse précisément cette chaire ?
A. B. : Nous ne visons pas à un groupe en particulier, mais l’ensemble des étudiants de Sciences Po, filles et garçons. Les formations que l’on proposera auront même vocation à se diffuser au-delà de la rue Saint-Guillaume, vers des professionnels ou d’autres universités intéressés par nos projets.
M. G. : Il ne faudrait pas oublier que cette chaire veut sensibiliser le plus grand nombre, c’est-à-dire les femmes, mais aussi les hommes, à toutes les problématiques que l’on vient d’évoquer. Ce type de démarche peut avoir des effets très forts sur les mentalités, bien au-delà du nombre d’entreprises créées par les femmes, car les changements ne se mesurent pas uniquement à travers des chiffres.
Quelle est l’entrepreneuse qui vous inspire le plus aujourd’hui ?
A. B. : C’est une bonne question dans la mesure où citer des femmes dans ce domaine n’est pas si facile. Les entrepreneuses ne sont malheureusement pas assez mises en avant alors qu’elles sont nombreuses à faire des choses géniales… mais on ne les voit pas ! Le premier nom auquel je pense est Céline Lazorthes, la créatrice du site de cagnotte en ligne Leetchi. Selon moi, c’est une des personnes qui ont le plus permis de féminiser l’image de l’entrepreneuriat en France.
M. G. : J’ai envie de dire : toutes les entrepreneuses ! Pour une raison : toutes les femmes en position de réussite dans le monde de l’entreprise ont toutes acquis ce statut après un parcours semé d’embûches. Pour moi, elles sont héroïques et j’aimerais que, demain, toutes les filles qui réussiront le fassent sans avoir besoin d’être héroïques. Là, on aura gagné.
Marie Georges en 5 dates
2003 Agrégation de lettres modernes
2005 Master en gestion des entreprises culturelles, Sciences Po
2006 Fonde sa première entreprise, l’agence Trois-Temps, spécialisée en conseil et communication RSE (Responsabilité sociale des entreprises)
2016 Devient la présidente de l’incubateur Paris Pionnières (désormais dénommé Willa)
2017 Associée Conseil en développement durable, Deloitte
Anne Boring en 5 dates
2004 Maîtrise en économie internationale, Université Paris-Dauphine
2012 Obtient son doctorat en sciences économiques, Université Paris-Dauphine
2017 Devient chercheuse associée à Sciences Po et maître de conférences à l’Erasmus University de Rotterdam
Publie une tribune dans Le Monde – « Au travail, les inégalités entre hommes et femmes apparaissent dès après l’université »
2018 Devient responsable de la chaire pour l’Entrepreneuriat des femmes, nouvelle chaire de recherche et d’enseignement à Sciences Po, lancée en partenariat avec le LIEPP (Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques) et le Centre pour l’entrepreneuriat, avec le soutien de Goldman Sachs et de la fondation CHANEL