Apollonia Poilâne, la boulangère

Apollonia Poilâne, la boulangère

Deuxième de notre série de portraits d’hommes et de femmes qui donnent vie, au quotidien, aux traditions gastronomiques françaises, découvrez le destin singulier d’Apollonia Poilâne, troisième du nom à diriger la boulangerie familiale. À la tête de la maison depuis ses 18 ans, l’héritière n’a rien changé au façonnage du pain, tout en exportant à l’international.

Par Laurence Bekk-Day (promo 18)

Apollonia Poilâne dans la boulangerie familiale (Crédits photo: Baudouin Photography)

Apollonia Poilâne dans la boulangerie familiale (Crédits photo: Baudouin Photography)


Les Français ont la manie de tout intellectualiser, même le pain. Dans une France affamée par l’Occupation, le poète Francis Ponge le décrivait avec lyrisme : « Sa surface est merveilleuse, d’abord à cause de cette impression quasi panoramique qu’elle donne : comme si l’on avait à sa disposition sous la main les Alpes, le Taurus ou la cordillère des Andes. La mie a son tissu pareil à celui des éponges, comme des sœurs siamoises soudées par tous les coudes à la fois. »

Nous consommons 25 % de moins de pain qu’il y a 10 ans.

Et pourtant, la consommation française de pain ne cesse de s’émietter. Face à de nouvelles habitudes alimentaires et de nouveaux régimes à la mode qui proscrivent le pain, nous en consommons 25 % de moins qu’il y a 10 ans. Et les boulangers artisanaux sont dans le pétrin : 45 % du pain que nous achetons est d’origine industrielle.

Une histoire de famille

Pierre Poilâne, grand-père d’Apollonia, devant sa boutique, rue du Cherche-Midi.

Pierre Poilâne, grand-père d’Apollonia, devant sa boutique, rue du Cherche-Midi.

Le pain Poilâne a réussi à échapper à cette malédiction : voilà près de 100 ans qu’il est apprécié du Tout-Paris, qui se presse à l’entrée de la petite boulangerie familiale, rue du Cherche-Midi. On y trouve leur produit phare, la miche Poilâne : un pain bis, ni complet ni blanc. Un pain artisanal au levain légèrement acidulé et aux notes torréfiées de café, à la mie goût noisette et à la croûte craquante, qui varie en fonction de l’inspiration du boulanger, de la température du four et des caprices de la météo.

À la tête de la boulangerie depuis 16 ans, Apollonia Poilâne, troisième du nom. Cette Franco-Américaine se considère comme « assurément parisienne ; pire que ça, germanopratine ! » Avec ses 34 printemps au compteur, elle n’a décidément rien d’un vieux croûton. Mais ne vous laissez pas leurrer par sa silhouette filiforme et ses yeux gris-bleu qui ont cristallisé quelque chose d’enfantin. Se tenant droite comme un « i », elle est animée par une volonté de fer qui force le respect. Une nécessité face au destin : c’est une tragédie qui l’a propulsée à la tête de l’entreprise familiale.

En 2002, alors que ses parents se rendent dans leur propriété familiale sur l’île des Rimains, au large de Cancale, leur hélicoptère s’écrase en pleine mer. Face à la disparition brutale de son père et de sa mère, Apollonia trouve la discipline et la force morale de prendre, au pied levé, les rênes de l’entreprise familiale. Et elle le fait en parallèle de ses études d’entrepreneuriat à Harvard, malgré le décalage horaire, la fatigue et le chagrin.

La mie des VIP

Une miche de pain Poilâne.

Une miche de pain Poilâne.

Depuis, la chef d’entreprise, qui gère son affaire « comme un boulanger sa fournée », a suivi son petit bonhomme de chemin. L’on trouve maintenant des croques Poilâne à la carte de toutes les brasseries un peu chics de Paris et de France. La légende veut même que Robert de Niro et Steven Spielberg se fassent livrer des miches Poilâne, à grands frais, par avion. Cette étiquette de « pain des stars » pourrait le faire passer pour un produit pour riches ; pourtant, au kilo, il se paye le luxe d’être parfois moins cher que du pain complet de supermarché.

Si deux boutiques ont vu le jour à Londres, Apollonia aime à dire que son échoppe est restée une boulangerie de quartier.

Si deux boutiques ont vu le jour à Londres, Apollonia aime à dire que son échoppe est restée une « boulangerie de quartier ». L’entreprise s’accorde tout de même une production plus industrielle avec la manufacture de Bièvres, qui fabrique le pain permettant d’achalander les Monoprix de France et de Navarre. Et si la maison est en adéquation avec les nouvelles modes, c’est par hasard, assure Apollonia : « Si nos produits sont locavores, c’est parce que lorsque mon grand-père a commencé, en 1932, il n’y avait même pas l’option d’aller chercher de la matière première à l’autre bout du monde ! »


Cinq questions à Apollonia Poilâne


Comment s’apprécie le pain ?

Un beurre salé sur une tartine de pain frais que vous venez d’acheter : c’est juste merveilleux.

Un produit emblématique de la France ?

Le pain, le vin et le fromage. Il est d’ailleurs curieux de constater qu’on associe la France au pain, alors que c’est un ingrédient premier qu’on retrouve partout à travers le monde…

Si vous aviez à composer une table idéale ?

Dans un espace vert pour profiter des dernières lueurs de l’été, une miche sous le bras, du fromage, une salade verte, du chocolat à grignoter pour le dessert, avec des copains, pour partager le moment sans autre forme de décorum !

Selon vous, le repas est-il vécu différemment à l’étranger ?

Un Britannique m’avait fait cette réflexion : « Ce que j’adore chez vous, les Français, c’est que vous prenez le temps de déjeuner ! » Je sais que c’est de moins en moins le cas, mais n’empêche : on a en France cette notion d’un repas partagé.

C’est quoi, l’art de vivre à la française ?

J’ai en tête ces salles de vente où il y a des montagnes de vaisselle familiale qui n’intéresse plus personne. Elle symbolise les restes d’un art de vivre que l’on a totalement perdu : on ne vit plus comme ça, de nos jours… L’art de vivre, c’est peut-être le regard que porte la nouvelle génération sur la manière dont la génération précédente a vécu.



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