Louis-Fabrice Latour, le vigneron
Troisième de notre série de portraits d’hommes et de femmes qui donnent vie, au quotidien, aux traditions gastronomiques françaises, découvrez le vigneron Louis-Fabrice Latour, onzième du nom à présider la maison Louis Latour. Entre terroir et luxe, plongez-vous sans modération dans un monde viticole à cheval entre la Bourgogne et Paris.
Par Laurence Bekk-Day (promo 18)
Baudelaire nous le scande, le vin tient du divin : « Pour noyer la rancœur et bercer l’indolence de tous ces vieux maudits qui meurent en silence, Dieu, touché de remords, avait fait le sommeil ; L’Homme ajouta le Vin, fils sacré du Soleil ! » Louis-Fabrice Latour en sait quelque chose. Ce Bourguignon de 55 ans, aux épaules carrées et à la poignée de main franche, est le onzième du nom à présider la maison Latour. Des négociants en vin, établis à Beaune depuis 1797, qui possèdent aussi des vignobles en propre produisant des cuvées réputées, en Bourgogne et en Ardèche.
Sous les auspices de Beaune
Une success story qui remonte à la Révolution. Sous la monarchie, la culture du raisin est surtout l’apanage des seigneurs et du clergé ; Louis XV prend même la décision d’interdire la plantation de nouvelles vignes, figeant le marché. Mais en 1791, la liberté de culture de la vigne est décrétée. Les ancêtres de Louis-Fabrice, alors tonneliers, saisissent l’occasion en achetant des terres. 220 ans plus tard, la maison réalise un chiffre d’affaires de près de 50 millions d’euros annuels, et exporte à 85 %. « La Bourgogne a une vraie tradition de vente à l’étranger. Nous exportons depuis 1820 ! J’ai des vieilles factures du duc de Wellington, quelques années après la bataille de Waterloo, achetant nos bouteilles. »
Le vigneron reconnaît viser une clientèle plutôt huppée : « On préfère vendre aux restaurants et aux cavistes. » C’est que le vin, entre terroir et luxe, est à cheval sur deux mondes. L’image du viticulteur assigné à résidence dans sa campagne a collé à la peau de Louis-Fabrice Latour, il y a 30 ans. Lorsqu’il débarque à Paris, il fait Sciences Po, comme son père et son grand-père, mais ses camarades de classe lui lâchent : « Tu fais dans le vin, pourquoi es-tu à Sciences Po ? Tu devrais faire une école d’agriculture ! » Il ne s’en est finalement pas formalisé : s’il est retourné vivre à Beaune pour reprendre les rênes de l’affaire, c’est dans la capitale qu’il a rencontré celle qui est devenue sa femme.
Même s’il est solidement ancré dans sa Bourgogne natale, ce patron passe trois mois par an à voyager hors de France. Le marché du vin est devenu mondial et les prix des grands crus ont doublé. Une situation qu’il n’apprécie pas particulièrement, craignant d’être « coincé dans le ghetto du luxe ». Les grands vins deviennent objets de spéculation et non de consommation : « Quand les gens achètent des bouteilles à 300 euros, ils les stockent, les mettent aux enchères, et n’osent pas les déboucher. Nous, nous voulons que les gens boivent les grands vins, pas qu’ils les gardent chez eux ! »
Alors le chef d’entreprise n’a pas peur d’expérimenter. Il veut produire « des vins fins, élégants, plutôt que des vins agressifs, tanniques, ou trop boisés ». Sa maison propose plus de 120 références (qu’il connaît toutes sur le bout des doigts), mais Louis-Fabrice Latour redoute pourtant une nouvelle génération de consommateurs moins friands de vin, ou friands différemment, peut-être découragés par un milieu trop hermétique ou tentés par d’autres boissons. Si la mode du rosé, frais, fruité et très prisé des trentenaires, ne l’a pas convaincu – sa maison n’en vend d’ailleurs pas – il a tout de même mis de l’eau dans son vin en faisant l’acquisition de quelques parcelles dans le Var, pour y planter du chardonnay, variété exogène.
Le rêve de la relève
Cette audace, Louis-Fabrice Latour peut se la permettre : le vigneron sait qu’il a derrière lui une famille qui porte son nom, une puissante dynastie qui figure au palmarès des 500 plus grandes fortunes de France selon le magazine Challenges. Quand on lui demande si sa descendance prendra sa suite, il compte bien sur l’un de ses quatre enfants pour reprendre le flambeau… sans trop oser le dire. « J’espère que l’un de mes enfants s’y intéressera. C’est vrai que l’obsession familiale existe. Après, il faut des gens motivés ! Il faut avoir la vocation. » ●
Quatre questions à Louis-Fabrice Latour
Un produit emblématique de la France ?
Je reste dans mon domaine, mais je vais vous répondre : les tonneaux ! Les Français sont champions du monde dans la fabrication des fûts. Même aujourd’hui, le vin reste stocké en tonneaux.
Si vous aviez à composer une table idéale ?
Avec des amis que je n’ai pas vus depuis longtemps. L’hiver est long en Bourgogne, alors je ne veux pas trois feuilles de salade qui se battent en duel ! Je servirais une bonne blanquette de veau, des œufs en meurette, et puis des gougères avec une bonne coupe de champagne. Un grand plateau de fromages, avec du morbier ; rien de trop ésotérique. Enfin, en dessert, une vraie tarte comme on en faisait autrefois.
Selon vous, le repas est-il vécu différemment à l’étranger ?
Oui, même si la très belle clientèle particulière, surtout aux États-Unis, est imprégnée de culture française. Les Anglo-Saxons sont même parfois plus obsessionnels que nous le serions, avec cette volonté de matcher à tout prix le vin parfait avec un mets donné !
C’est quoi, l’art de vivre à la française ?
C’est l’art de savoir se tenir ; un mélange d’éducation, de maintien, de finesse… c’est une façon d’être.