Périco Légasse : "Le terroir dit toujours la vérité"
Journaliste à Marianne et gastronome français, amoureux de la bonne chère et pourfendeur de la malbouffe, Périco Légasse a rédigé, pour Émile, un vibrant plaidoyer pour le terroir, dans lequel s’ancre la cuisine française.
Depuis qu’Emmanuel Berl, célèbre intellectuel de gauche, fondateur du premier Marianne, en 1932, fit dire au maréchal Pétain « la terre, elle, ne ment pas » dans un discours prononcé le 25 juin 1940, toute évocation du concept terrien est suspecte de dérive maurassienne. Nous disposons, dans notre vocabulaire, du terme « terroir », intraduisible en d’autres langues, notamment l’anglais, si l’on veut vraiment en respecter l’esprit. Même s’il a été accepté, voire adopté dans le langage courant pour désigner l’entité géographique dont provient un produit alimentaire façonné par son environnement, il n’en est pas moins vrai que l’abus dialectique du terroir peut facilement virer à cet éloge de la terre, avec tout ce que cela sous-entend, qui inspire méfiance à une certaine intelligentsia.
Un humanisme écologique
Érigé en référence gustative, le terroir rassure. Présenté comme un socle sociologique, il devient rétrograde, voire réac. La terre qui ne ment pas colle toujours aux semelles du terroir lorsque l’on parle de patrimoine menacé par la mondialisation, de valeurs en perdition…
Insupportable confusion, odieux amalgame provenant de cette élite détentrice de la vérité, celle du camp du bien, qui voit dans les inquiétudes de ceux qui refusent la disparition des campagnes et des villages, des paysans et des artisans, en un mot, d’un ancien monde gravé sur une image d’Épinal, un affreux repli sur soi, forcément identitaire, probablement xénophobe. C’est pourtant à ce niveau-là de crétinerie – le mot est pesé – que sont confrontés ceux qui ont le malheur de croire que l’ancien monde, où tout n’est pas bon, recèle de précieuses promesses d’avenir, et que le nouveau monde, où tout n’est pas mauvais, nous conduit au chaos s’il se coupe de ses racines.
Le terroir n’est ni passéiste ni progressiste, ni de gauche ni de droite : il relève de la pure écologie. S’il faut lui trouver une approche politique, elle portera sur l’engagement d’hommes et de femmes soucieux de transmettre une richesse dans l’état où ils l’ont trouvée. Sur le plan philosophique, le terroir est un humanisme, puisqu’il est la prise de conscience par l’être humain que la nature offre des bienfaits que le savoir et la tradition permettent de restituer dans leur vertu. C’est un bien commun, destiné à être partagé avec l’humanité tout entière. Produits emblématiques du terroir, le melon de Cavaillon, le poulet de Bresse, le camembert de Normandie et le saint-émilion relèvent désormais, même s’ils ne sont pas officiellement classés comme tels, du patrimoine mondial. Raison pour laquelle, chaque année, des millions de voyageurs viennent en France pour les savourer. Au pire, le terroir implique-t-il un minimum de conservatisme, non par rejet de la modernité, mais par le besoin de protéger un trésor. On peut y lire une certaine idée de la France dans ce qu’elle a de plus intime.
La volonté du produit juste
Le terroir n’est pas seulement géographique : il est aussi social et culturel. Il définit l’ensemble des paramètres sensoriels issus d’un milieu doté de caractéristiques spécifiques. Assimilé en priorité au vin, le terroir n’englobe pas seulement les sols, donc la géologie, mais aussi le climat, donc l’air, la végétation, donc la plante, à savoir la vigne, et enfin la méthode de culture ou de production, c’est-à-dire l’homme. Un vin de terroir (ou un fromage, ou une charcuterie, ou une viande) doit refléter, à la dégustation, tout ce qui compose le milieu ambiant où le vignoble est situé, plus le rituel local de transformation.
La formule la plus adéquate pour bien en cerner l’idée est celle de Jacques Puisais, fondateur de l’Institut français du goût, qui dit ceci : « Un produit ou un vin du terroir n’est ni bon, ni mauvais, il est juste, c’est-à-dire qu’il doit avoir la gueule de l’endroit et du moment où il est né, et les tripes de celui ou de celle qui l’a fait ». Une autre façon d’expliquer simplement ce qu’est l’appellation d’origine. Il n’y a donc pas de terroir sans la dimension humaine, sinon un territoire. Nuance gigantesque entre les deux termes : on occupe ou on conquiert un territoire, alors que l’on travaille le terroir. On prend possession d’un territoire, alors que le terroir se partage. Le territoire se délimite par des frontières, alors que le terroir est universel. Il en existe sur toute la planète, avec ses variantes et ses évolutions.
La France n’en a, en aucun cas, le monopole. Tout au plus sa situation sur terre, à hauteur du 45e parallèle, et sa configuration géoclimatique, la dotent d’une formidable biodiversité dont la lecture aboutit à la multiplicité des terroirs. Attentifs à cet univers, nos paysans ont cultivé la terre pour dresser un vaste inventaire de denrées uniques. De cet inventaire est née la cuisine française, grâce à des « mères » et des chefs respectueux de l’origine. Cette réalité ne se décrète pas, elle se constate.
Le terroir est donc bien la connaissance du réel. Il s’offre à nous tel qu’il est, mais on peut aussi l’oublier, le renier, le trahir, l’ignorer, l’abîmer. Quel que soit le cas de figure, lui nous dira toujours la vérité. ●