Frédéric Mion : "Cet enracinement au centre de Paris se fait avec la volonté d’inventer l’université du XXIe siècle."
En décembre 2016, Sciences Po a fait l’acquisition de l’hôtel de l’Artillerie, ancien noviciat du 17e siècle, devenu propriété de l’armée au moment de la Révolution française. La restauration de ce lieu est l’occasion de repenser l’ensemble du campus parisien, qui fêtera ses 150 ans à l’ouverture du nouveau site, à la rentrée 2021-2022. Le choix du groupement architectes-promoteur qui réalisera ce projet, intitulé « Campus 2022 » a été annoncé le 11 janvier dernier. Le directeur de Sciences Po, Frédéric Mion, présente sa vision pour ce nouveau campus urbain, qui réaffirme l’ancrage de l’école au cœur de Paris.
En quoi le projet architectural de l’Artillerie – et avec lui, celui du Campus 2022 – permet-il de réinventer le projet académique et pédagogique de Sciences Po ?
Ce projet exprime deux choses. Un choix stratégique très fort, tout d’abord. Plus que jamais, nous pouvons nous définir comme une université de cœur de ville, avec un enracinement au centre de Paris, qui renforce notre identité et notre histoire. Mais cet enracinement se fait avec la volonté d’inventer l’université du XXIe siècle. Le projet que nous avons retenu porte en lui cette double ambition : il est respectueux de l’histoire des bâtiments qui nous accueillent, et il va nous permettre de créer des passerelles entre l’enseignement et la recherche, mais aussi entre nos différentes disciplines, et donc de rassembler, dans un même lieu, toutes les communautés qui composent Sciences Po : enseignants, chercheurs, employés, étudiants, anciens élèves, intervenants extérieurs… C’est une chance unique d’avoir la possibilité de dessiner des lieux qui soient adaptés à nos nouvelles méthodes d’apprentissage, afin de pouvoir amener, par exemple, la conférence de méthode à l’ère du numérique. On va pouvoir aussi imaginer de nouveaux espaces pour le travail en groupe qui est consubstantiel de l’identité de Sciences Po, et accompagner nos étudiants dans un domaine dans lequel ils commencent à exceller : la création d’entreprise, avec des espaces dédiés. C’est au travers de tout cela que nous allons pouvoir réellement inventer de nouvelles manières de faire de l’enseignement et de la recherche.
À quel point était-ce important pour Sciences Po de conserver son ancrage au cœur de Paris ?
Pour moi, c’est la définition même de ce qu’est Sciences Po. Notre école est un lieu qui forme les décideurs de demain, au contact des décideurs d’aujourd’hui. Or, nous savons que les lieux de décision se concentrent dans le cœur d’une ville comme la nôtre. Ici, nous sommes au contact de tous les pouvoirs : économique, politique et culturel. Cette localisation, pour Sciences Po, n’est donc pas simplement une opportunité géographique, c’est un choix stratégique.
Il est écrit, dans le dossier de presse, que les futures infrastructures « correspondent aux meilleurs standards mondiaux comparables aux grandes universités de cœurs de villes telles que la LSE, Columbia, NYU… ». En réalisant ce projet, est-ce aussi une manière de renforcer l’attractivité internationale de Sciences Po ?
Ces grandes universités sont pour nous des sources d’inspiration. Nous avons avec elles des liens et des partenariats forts et, en même temps, une forme de concurrence, puisque les étudiants qui peuvent venir chez nous sont aussi susceptibles d’être des candidats dans ces grandes universités. Nous devons donc nous interroger sans cesse sur nos capacités à pouvoir rivaliser avec elles. Dans ce projet, il y a une volonté de conforter les atouts qui font notre attractivité, en réaffirmant notre implantation en cœur de ville, et de nous situer au meilleur niveau de concurrence en offrant des conditions d’étude et de recherche qui correspondent aux meilleurs standards internationaux. C’est un élément très fort de rayonnement. Nos campus en région font pleinement partie de cet ensemble, avec des espaces magnifiquement restaurés à Reims, par exemple, ou le prochain déménagement du campus de Poitiers.
L’Artillerie est un lieu chargé d’histoire… comment Sciences Po compte-t-elle s’inscrire dans celle-ci ?
En étant respectueuse de l’héritage patrimonial et historique de ces lieux. Nous avons la chance de nous inscrire dans des bâtiments qui ont un passé, et nous les restituons d’ailleurs à leur vocation première, puisque ce fut un lieu de formation et d’étude. Avant de s’appeler l’Artillerie, c’était le noviciat des Dominicains de Saint-Thomas d’Aquin.
À l’origine, vous avez reçu 19 candidatures pour mener ce grand chantier architectural, quelles sont les raisons qui ont motivé votre choix du groupement lauréat ?
Il y a eu 19 candidats, mais nous en avons présélectionné quatre, qui ont été les seuls à présenter leur projet devant notre commission d’attribution. Nous avons retenu le candidat qui satisfait le mieux ce critère de restauration patrimoniale, et qui nous offre aussi la capacité de penser ce lieu dans le temps long grâce à des espaces modulables qui ne figent pas Sciences Po, mais qui nous réservent la possibilité de continuer de nous adapter au monde qui évolue autour de nous.
Je trouve également que le projet retenu est à la fois élégant et modeste, au fond, dans sa manière d’investir les lieux ; il n’a pas la prétention de poser une sorte de geste tonitruant dans cet espace, mais veut en conserver l’esprit. C’est aussi le projet qui s’est montré le plus soucieux de développement durable dans la manière de concevoir des bâtiments économes en énergie, et dans la manière de rendre le site le plus « vert » possible. Enfin, ce projet est celui qui correspondait le mieux à un programme extrêmement ambitieux : répondre à des besoins divers exprimés par nos communautés dans des espaces relativement réduits – car la surface totale dont nous disposons
à Paris ne va pas augmenter très sensiblement puisque, grâce à l’Artillerie, nous abandonnons une douzaine de sites en location –, tout en étant conforme à nos attentes en matière de prix et de délais.
Vous parliez de durabilité… quelles sont les mesures emblématiques en matière d’écologie de ce projet ?
Le groupement lauréat a effectué un grand travail pour définir ses ambitions en matière de performance énergétique et de matériaux utilisés. Il s’appuie sur les compétences d’un spécialiste très reconnu de ce secteur qui s’appelle Franck Boutté. Il se fonde sur l’existant, il n’a pas cherché à dénaturer les bâtiments historiques en souhaitant y introduire des climatisations, des faux plafonds, des isolations. Il utilise plutôt ce que ces vieilles pierres nous offrent déjà en termes de performance énergétique, de contrôle de la température… Autre élément important : nous nous inscrivons au cœur d’un VIIe arrondissement qui compte assez peu d’espaces verts publics. Avec l’Artillerie, nous aurons 5 000 mètres carrés d’espaces verts, qui seront soit arborés ou fleuris, soit destinés à des cultures potagères.
Vous avez également souhaité que ce nouveau campus soit le lieu de rencontres des différentes communautés de Sciences Po. Quelle sera la place accordée aux Alumni ?
Ce campus a vocation à être celui de nos Alumni, au même titre qu’ont pu l’être les différents bâtiments de Sciences Po au fil des époques. Nous aurons une Maison des Sciences Po qui se trouvera au milieu de la cour Gribeauval (cf. plan p. 58) dont la vocation serait d’être un lieu de rencontre et de dialogue entre nos anciens et nos étudiants actuels. J’espère aussi que nos Alumni seront nombreux pour l’inauguration des bâtiments à la rentrée 2021 !
Concernant le financement du projet Campus 2022 : quels sont les montants en jeu pour l’acquisition de l’Artillerie et les travaux de rénovation ?
Le coût global de l’opération – acquisition et travaux – est de l’ordre de 190 millions d’euros, qui se partagent, à peu près à équivalence, entre les deux parties du projet. Le financement est assuré à 80 % par un emprunt, souscrit sur 30 années, et dont le remboursement sera couvert par les loyers que nous n’aurons plus à acquitter pour les bâtiments que nous louons actuellement. Le reste de la somme, soit 30 millions d’euros, est un apport en fonds propres, composé pour l’essentiel (20 millions) du produit d’une campagne de levée de fonds, déjà entamée de manière discrète, mais qui va prendre une tournure plus publique dans les mois qui viennent. Et nous espérons évidemment que notre communauté d’anciens soutiendra ce beau projet.
Ce nouveau campus aura sans doute été le plus grand dossier qui vous a accompagné tout au long de votre premier mandat à la tête de Sciences Po… si vous deviez évoquer un autre sujet qui vous a rendu fier ou heureux, ces cinq dernières années, de diriger Sciences Po ?
Honnêtement, il est très difficile de choisir parmi la grande quantité de projets que nous avons menés. Cela reviendrait à vous dire que je suis plus fier d’avoir réformé les statuts de Sciences Po que d’avoir mené à bien l’acte II du Collège Universitaire, ou d’avoir parachevé la constitution de nos écoles de deuxième cycle, ou encore d’avoir poursuivi l’ouverture sociale et internationale de notre institution. Beaucoup de choses ont été réalisées, y compris d’ailleurs, et je m’en réjouis, au niveau de la consolidation des liens avec nos Alumni. En réalité, ce qui me permet d’éprouver une petite fierté à la fin de ces cinq années, c’est l’ensemble de ces chantiers menés à terme ou du moins bien entamés. C’est aussi la conscience que tout le travail ainsi accompli n’a pas reposé sur mes seules épaules, mais a été le fruit d’une mobilisation collective de toutes les équipes.
À l’inverse, est-ce que vous avez un regret, ou un projet qu’il vous a fallu abandonner ?
Les regrets que je peux avoir concernent les projets qui n’avancent pas aussi vite qu’on pourrait le souhaiter. Par exemple, nous avons beaucoup à faire pour que Sciences Po bascule pleinement dans l’ère numérique. Il nous faut également progresser encore dans la qualité du service que nous rendons aux étudiants. Il s’agit, finalement, moins de regrets que d’une volonté d’aller plus vite et plus loin. Mais ce sont justement des chantiers qui restent à mener pour les cinq ans qui viennent.
Lors de toute la dernière interview que nous avions faite avec Richard Descoings, nous l’avions appelé « le refondateur » de Sciences Po, nous aurions envie de parler aujourd’hui de Frédéric Mion comme du « bâtisseur », cela vous paraitrait-il juste ?
Très honnêtement, ce serait un peu présomptueux de ma part que de vous dicter les qualificatifs que vous devriez m’attribuer ! C’est un très beau titre, au demeurant, bâtisseur, et je pense que l’on a beaucoup à bâtir tous ensemble, c’est certain. Du reste, ce que nous bâtissons pour les années qui viennent, nous le bâtissons en équipe, et notamment avec la secrétaire générale, Charline Avenel, qui pilote avec détermination, talent et enthousiasme à mes côtés et avec son équipe, l’ensemble de ce projet. C’est pour cela que j’ai souhaité prolonger mon action à la tête de Sciences Po : bâtir sur des bases solides en gardant l’agilité nécessaire à notre développement pour les prochaines années. En tout cas, le qualificatif de « refondateur » pour Richard Descoings est très bien choisi.
Notre magazine vous interviewe pour la deuxième fois ; la première, c’était quelques mois après votre nomination : votre directeur de la communication parlait alors de vous comme de « l’homme qui voulait faire tous les métiers ». Où vous imaginez-vous dans quinze ans ?
Il y a une certitude : quoi qu’il arrive, dans quinze ans, je ferai un autre métier que celui de directeur de Sciences Po ! Les statuts prévoient, en effet, qu’on ne peut pas faire, sauf exception, plus de deux mandats consécutifs. J’aurai 52 ans au terme de mon second mandat, ce qui signifie que je n’aurai pas encore atteint l’âge de la retraite. Il faudra donc que je songe à mener d’autres activités professionnelles. Mais, pour l’instant, je suis à la fois trop absorbé et trop passionné par ce que je fais ici pour avoir la disponibilité intellectuelle nécessaire afin d’imaginer autre chose. On en reparlera dans cinq ans, si vous le souhaitez .