Bitlove Story
Projetez-vous dans un futur pas si lointain, où la nouvelle génération de spéculateurs accros au bitcoin, aujourd’hui moquée pour sa foi presque fanatique en la blockchain, aura amassé des fortunes dans l’ombre… C’est l’univers que dessine Rachel Vanier (promo 12), romancière et directrice de la communication de Station F, dans cette intrigue mêlant argent et amour, entre technologie infaillible et trahison humaine.
Je me voyais déjà, dans un fjord en Islande, me lancer dans un projet artistique aussi nébuleux qu’inutile. Au Cambodge, braver l’impératif capitaliste en glandant sur une plage, arborant un T-shirt « Angkor, what ? ». Me lever à 13 h à Lima, trop manger à Nairobi, être oisive à Bali… Ce matin, comme tous les matins, j’ai ouvert mon portefeuille en ligne et mon rêve s’est brisé. J’ai entendu le bruit de mes illusions s’écraser sur le sol – crac. Ma santé mentale n’y a pas survécu.
ETH : 0 – BTC : 0. Pour le profane, ce ne sont que des assemblages mystérieux de chiffres et de lettres. Pour celui qui connaît la valeur des cryptomonnaies, c’est très clair : avec un ether à plus de 1 000 dollars et un bitcoin qui oscille entre les 10 et 15 000, être à zéro n’est pas très prometteur. Hier, je possédais l’équivalent de 500 000 euros en cryptomonnaies, bien au chaud sur mon portefeuille sécurisé. Aujourd’hui, tout a disparu.
Sam me trouve allongée sur le ventre, étalée sur le sol du salon, bras et jambes écartés en étoile. Il se précipite, me pensant inconsciente – il n’a pas tout à fait tort. J’arrive à lui expliquer la situation dans un souffle. Tout a disparu. Hier, j’avais un job et une porte de sortie. Aujourd’hui je suis démissionnaire et fauchée. Je reste là pendant ce qui me semble deux ou trois jours. Mes larmes ont soudé mes joues au parquet. Sam m’apporte des repas que je touche à peine. Et puis je finis par céder, je me relève péniblement. Il m’apporte un verre d’eau : « Chérie, je ne comprends pas. Je croyais que c’était impossible de perdre des
bitcoins ? ».
Tout le concept de la blockchain est précisément de rendre possibles des transactions parfaitement incorruptibles. Chaque transfert de bitcoinest validé par l’ensemble des ordinateurs offrant leur puissance de calcul à la blockchain, qui vérifient le Grand Registre décentralisé, sans qu’aucun acteur ne puisse le dérégler, le cacher, le corrompre ou le pervertir. L’autre grand pilier des cryptomonnaies, c’est que l’on peut y être totalement anonyme. C’était ça qui m’avait séduite – l’aspect politique de l’absurdité d’un serveur centralisé pour les banques me passait pas mal au-dessus de la tête. Mais la possibilité d’accumuler une petite fortune sans que mon banquier me demande mon tour de taille, le numéro de Sécu de ma grand-tante et la correction de mes lunettes, ça, ça me plaisait. Il suffisait de se créer un wallet, un identifiant et un mot de passe. Pas d’email associé, pas de justificatif de domicile. Aucune trace.
J’avais commencé à investir quand j’étais en dernière année à Sciences Po. D’abord un peu, puis j’y avais vite mis toutes mes économies : chaque mois, mon pactole doublait ou triplait. Sam me reprochait souvent mon obsession pour le trading. Au début, on se disputait gentiment, il aurait préféré que je mette de côté pour acheter un appartement, comme tout le monde. Et petit à petit, nos engueulades avaient pris de l’ampleur. Elles devenaient idéologiques : il ne comprenait rien au futur de la finance, je le prenais de haut. Il me transmettait tous les articles anti-cryptos qu’il voyait passer dans Le Monde. Je me moquais des titres des journaux qui critiquaient la vacuité du bitcoin, ces journalistes ne comprenaient rien aux enjeux techniques. Sam pointait du doigt la spéculation excessive, je lui faisais remarquer que la technologie, elle, était infaillible. Sauf quand elle se retrouvait entre les mains des humains.
– OK, essayons de trouver une solution, me dit Sam. Est-ce que tu t’es fait hacker ?
– C’est impossible. Mon mot de passe n’est écrit nulle part. Absolument nulle part sur mon ordinateur. Un hackeur aurait pu ouvrir tous mes emails, tous mes fichiers, il n’aurait rien trouvé. Je vérifie mon navigateur à chaque connexion, j’ai sécurisé mon accès à Internet... Vraiment c’est incompréhensible.
– Est-ce que ça peut être un bug ? Tu ne peux pas écrire au service client ?
– Sam… je te l’ai dit cent fois. La technologie est infaillible. Il n’y a pas de service client, pas de bureau des plaintes. Du point de vue de la blockchain, cette transaction est arrivée sur un autre wallet tout aussi anonyme que le mien, et est impossible à remettre en question, c’est précisément à ça que ça sert !
Sam et moi passons une heure à envisager tous les scénarios plausibles. On se dispute encore – il n’y comprend rien. On arrive finalement à une conclusion, la seule possibilité pour que mon demi-million se soit évaporé : quelqu’un m’a vu taper mon mot de passe. « Réfléchis bien, tu as forcément dû consulter ton portefeuille dans un lieu public, au moins une fois en deux ans », me dit Sam. « Oui, tu as raison, ça ne peut être que ça… » ; « C’est la seule explication », répond-il.
La tête entre les mains, je me repasse le film des deux dernières années.Je vérifiais mon portefeuille plusieurs fois par jour, ça faisait beaucoup de bandes à revoir ; mais surtout, au fil du temps et de l’augmentation de mon pécule, j’étais devenue de plus en plus prudente, précisément pour éviter la situation présente.
Après mon diplôme, j’avais commencé à travailler dans un cabinet de conseil de seconde zone qui ne m’apportait aucune satisfaction financière ou intellectuelle. Dès mes premiers mois de vie professionnelle, j’avais amorcé le projet de m’évader de cette vie monotone, tout quitter pour vivre sur mes crypto-dividendes, être nomade, ne plus avoir à caser « j’ai fait Sciences Po» dans les conversations pour bénéficier d’une validation sociale. Mes élans anarcho-saltimbanques ne plaisaient pas à Sam, qui lui croyait fermement en le bien-fondé du trio CDI-PEL-RTT. Par amour, j’avais emménagé avec lui pour que l’on se conforme un peu plus au modèle traditionnel.
– La bibliothèque de Sciences Po! je m’exclame.
– Quoi ? Mais ça fait plus d’un an que tu n’y as pas mis les pieds.
– Oui, mais bien sûr. Réfléchis : c’est du génie. C’était au début de mes investissements, j’étais imprudente, je consultais mes comptes sans vérifier qui étaient mes voisins – tu sais comme on est entassés les uns sur les autres dans cette bibli. Mon voleur m’a vu taper mon mot de passe, et n’a fait qu’observer l’état de mes comptes depuis deux ans, il a attendu patiemment que je me fasse un beau trésor…
Je saute sur mes deux jambes et enfile mon manteau. « Mais tu vas où ? » me demande Sam. « Les caméras de sécurité de la bibliothèque », je murmure. Les protestations de Sam ne forment qu’un brouhaha inaudible alors que je saisis mon sac à main, mon ordinateur et mon téléphone. Je fais défiler les porches des cités du 11e arrondissement en courant vers le métro, les marches d’escalier pour me précipiter vers la rame, les tags des tunnels sombres dans mes yeux vides.
C’était ça notre équilibre avec Sam. Il me laissait parfois péter un plomb dans un brouhaha de protestations que je n’écoutais pas, en échange, je restais consultante en stratégie junior et j’allais à des brunchs le dimanche. Cet équilibre fragile nous permettait de manœuvrer notre couple comme un marin parti en exploration vers une destination inconnue. On s’y dirigeait pleins d’espoir, on bravait les intempéries, sans vraiment savoir ce qui nous attendait au bout. Mais il y a quelques semaines, j’avais tourné le gouvernail : ça y était, j’avais l’équivalent d’un demi-million d’euros sur mon compte. L’argent n’était plus un problème, mais cette vie ennuyeuse, qui cantonnait nos loisirs aux congés payés, me rendait folle. Je lui avais proposé de partir, avec moi. Il avait protesté, mais pas autant que je l’avais anticipé. Il semblait résigné. Avant-hier, j’avais envoyé ma lettre de démission.
Je toque à la porte du service informatique de Sciences Po, rue des Saints-Pères. Un chevelu à lunettes rondes – « quel cliché », je me dis – m’ouvre la porte, ronchon :« Vous avez rendez-vous ? » m’aboie-t-il dessus. Derrière lui dans son antre, j’aperçois cinq tours de PC, chacune équipée de trois ou quatre écrans. Il y a des posters des Anonymous sur les murs, un mini frigo et une machine à café. Un vrai petit bunker technologique, probablement très feng shui si on a Matrix comme référentiel. Ses collègues sont visiblement en pause, je dois tout miser sur lui.
Je me concentre. J’ai fait Sciences Po, après tout. Cinq ans passés à apprendre l’art subtil de la conviction. C’est un geek, comme moi. Je dois parler son langage. Le persuader de me laisser accéder aux images des caméras de sécurité dans la plus grande illégalité. Au début, il manque de me claquer la porte au nez. J’insiste. Sans préciser de combien il s’agit exactement : je ne voudrais pas qu’il me réclame une part du gâteau. J’en appelle à son éthique de hackeur. Il me toise. Je lui montre qu’on est du même côté. Finalement, il me dit de revenir le soir, quand l’équipe est partie. Je m’écroule sur un banc deux étages plus haut, j’observe passer les étudiants souriants, complètement ignorants du mélodrame qui se joue juste à côté d’eux.
À 19h30, je me poste au bout du couloir, comme convenu, et j’attends le signal pour entrer dans la salle informatique. Mon bienfaiteur me donne accès au logiciel de visionnage des caméras de la bibliothèque. Par chance, les films sont conservés suffisamment longtemps pour que je puisse retrouver les passages de ma vie étudiante.
– C’est comme chercher une aiguille dans une botte de foin, me dit-il.
À l’époque, je passais de nombreuses journées à la bibliothèque de Sciences Po, comme beaucoup d’étudiants. Heureusement, j’avais ma place fétiche, pas trop loin de la fenêtre ni de la machine à café : il était donc facile de savoir où regarder pour me retrouver.
– Ah ! Je me vois ! je dis en pointant l’écran.
– D’accord, mais… comment vous allez retrouver votre voleur ? Il faudrait que vous sachiez exactement quels jours et à quelle heure vous avez consulté vos comptes, que vous les étudiiez tous sans exception pour ne pas passer à côté…
Je ne l’écoute plus. Pour un demi-million, je suis prête à y passer la nuit, et sûrement les suivantes. Au petit matin, je n’ai encore rien trouvé. Mon bienfaiteur me met dehors : ses collègues vont arriver. Je décide de revenir le soir même, et reste prostrée sur mon banc toute la journée, à boire du café et à manger les mauvaises barres de céréales offertes par des distributeurs de snacks.
Quand je reviens le soir, il est toujours là.
– Mais, vous ne dormez jamais ? Je lui demande.
– J’ai l’habitude.
Je continue de visionner sans relâche. Là, je tressaille, un homme à capuche s’assoit derrière moi. Est-ce qu’il rôde ou est-ce qu’il cherche un bouquin ? Ici, je me vois taper sur la calculatrice de mon téléphone, je rembobine, qui m’observe me connecter ? Est-ce que je ne l’ai pas déjà vu sur la bande d’hier ? À l’issue de la deuxième nuit de visionnage, j’ai vu et revu la totalité des films de mon année passée à la bibliothèque. Je dois me rendre à l’évidence : je ne trouve pas. Deux nuits passées en silence à côté de mon bienfaiteur dont j’ignore tout jusqu’au prénom ont créé une proximité qui me pousse à me confier. On échange sur notre passion mutuelle pour la blockchain. On se réjouit de la fin proche du système bancaire. On se plaint des spéculateurs irrationnels qui dénaturent la beauté du projet. Il conclut l’air solennel : « On n’est jamais trahi par la technologie. Seuls les hommes nous trompent. »
Au retour de mes deux nuits d’investigation, je ressasse cette phrase inlassablement. La technologie est infaillible, sauf quand les humains s’en mêlent. Ça me rappelle les engueulades incessantes avec Sam. Je lui envoie un message pour lui raconter que mon enquête s’est révélée sans issue. Il ne me répond pas. À vrai dire, il ne répond pas depuis hier, ou peut-être avant-hier. Je suis tellement obsédée par ma quête que je n’ai même pas remarqué. Est-il seulement rentré à la maison hier ?
Mon mot de passe n’était écrit nulle part, absolument nulle part. La technologie est infaillible. Et si mon voleur avait bien commencé son stratagème il y a deux ans, pourquoi avait-il attendu précisément le moment où j’avais choisi de tout retirer pour s’exécuter ? Comment avait-il su ? Est-ce qu’il m’espionnait aussi depuis tout ce temps ?
En sortant du métro, je réalise soudain. « Nulle part » : ça, c’était la version officielle, mais en réalité, je l’avais bien écrit quelque part. Sur un Post-it, juste un seul, au cas où je l’oublierais un jour – il valait mieux être prudent : si je perdais mon mot de passe, je perdais le contenu du portefeuille. Je l’avais écrit sur un Post-it que j’avais caché dans ma bibliothèque, sur la dernière page de L’Argent, de Zola, mon moyen mnémotechnique pour le retrouver parmi des centaines d’autres livres.
Mon cœur tambourine dans ma poitrine. C’était ma seule faille de sécurité. La seule. Car la technologie est infaillible. Je cours sur les cent mètres qui me séparent de notre appartement. Je fais défiler toutes les disputes avec Sam de ces deux dernières années, les regards dédaigneux, les désaccords sur les projets de vie, sa haine de la technologie, son air résigné des derniers jours.
Sam n’est pas là, notre valise a disparu, ainsi que la plupart de ses affaires. Je me précipite vers la bibliothèque, ouvre L’Argent à la dernière page. Un nouveau Post-it a remplacé celui que j’avais disposé deux ans plus tôt. J’y lis : « La technologie est infaillible. Seuls les humains nous trahissent. »