Anne-Flore Chapellier, l'aventure My Little Paris
Diplômée de Sciences Po (promo 03), normalienne et agrégée de géographie, Anne-Flore Chapellier a su transformer une newsletter confidentielle de bons plans à Paris en une start-up internationale, affichant 40 millions d’euros de chiffre d’affaires, en 2017. Rencontre avec une Sciences Po qui a toujours fait confiance à son intuition.
Propos recueillis par Alexia Luquet (promo 14)
De l’agrèg à la Toile
J’ai fait des études à la chaîne, en sachant que si je passais tel concours, j’aurais tel travail, tout était normé et devait se dérouler tout seul. Finalement, ce n’est pas du tout ce qui s’est passé.
J’ai d’abord fait une prépa littéraire en passant par Angers, Nantes et Lakanal, à Sceaux. Après ces trois années, je suis entrée en parallèle à l’ENS de Fontenay-Saint-Cloud et à Sciences Po. J’ai passé l’agrégation de géographie, enseigné pendant un an au lycée Condorcet, à Paris, mais je ne voulais pas être prof et je préparais l’ENA depuis la rue Saint-Guillaume. Un soir, j’étais au Basile et une personne avec qui j’étais en cours m’a présenté quelqu’un qui, après tout un enchaînement de rencontres, me conduit jusqu’à la personne qui va changer mon parcours professionnel : Fany Péchiodat, la cofondatrice de My Little Paris.
Tout plaquer pour une newsletter
Fany cherchait une rédactrice pour écrire des e-mails de bons plans sur la capitale qu’elle envoyait à un cercle d’amies élargi. Étant une littéraire, elle en a conclu que je savais écrire alors que mes dissertations n’avaient rien à voir avec ses newsletters ! J’ai accepté et mes journées sont devenues complètement schizophrènes. J’allais au travail, entre midi et deux je testais mille adresses pour dénicher des pépites, après le boulot j’en testais d’autres et ensuite j’écrivais. Nous étions une équipe de cinq filles et nous faisions toutes ça sur notre temps libre.
Au départ, il me semblait inconcevable de vivre d’un travail « passion », à moins de naître avec une véritable vocation telle que prêtre, artiste ou prof comme ma sœur et ma mère. Je m’étais donc résignée à accepter un poste à la ville de Paris, mais je prenais de plus en plus de plaisir à développer My Little Paris.
Alors en juin 2010, j’ai quitté mon poste de fonctionnaire. Ce choix a horrifié ma mère : « Abandonner la fonction publique, la retraite, les trois mois de vacances ! » Nous, on y croyait, nous sentions que la petite newsletter inventée dans une chambre de bonne pouvait devenir un vrai business.
5 dates et 5 chiffres
2003 Anne-Flore Chapellier est diplômée de Sciences Po
2008 En février, naissance de My Little Paris. En juin, Anne-Flore rejoint le projet
Juin 2010 Anne-Flore quitte son poste de juriste à la ville de Paris et devient directrice éditoriale du site
2013 Rachat de My Little Paris par le groupe allemand Aufeminin
2018 Anne-Flore Chapellier devient directrice générale
4 millions de points de contact dans le monde
14 médias dont 11 applications
2 e-commerces : My Little Box (au Japon, en Allemagne et en France) et Gambettes Box (en France et dans 12 pays européens)
130 employés
40 millions de CA en 2017
Les clefs du succès
Aucune des fondatrices de My Little Paris n’est parisienne à la base. Je pense que ce statut de provinciales nous a donné un regard émerveillé sur Paris. Dix ans après, nous proposons toujours ce même point de vue et je crois qu’il contribue à notre succès. Nous sommes d’ailleurs très suivies par les gens qui débarquent à Paris parce que nous restons justement accessibles en parlant de lieux tendances qui viennent d’ouvrir, mais aussi d’un restaurant qui existe depuis 10 ans dans le XVIIe arrondissement, de tel tableau qu’il faut aller voir au Louvre. Notre critère principal reste le charme.
D’une façon générale, nous marchons à l’intuition chez My Little. En ce sens, nous sommes un ovni dans le monde du Web, notamment parce que nous n’exploitons pas du tout la data malgré nos quatre millions de points de contacts dans le monde. Nous sommes peut-être assis sur une mine d’or, et c’est tant mieux, mais ça ne sera jamais notre cœur de métier. Notre force c’est de savoir comment activer ces quatre millions de personnes, comment leur parler, parce que nous produisons avant tout du contenu, des histoires. Je me fiche d’être bien référencée en SEO, je préfère des textes agréables à lire. S’il faut insérer cinq fois le même mot pour des questions de référencement, l’article devient illisible.
Nous avons bien sûr des instincts d’écriture digitale, mais nous les avons inventés au fur et à mesure, à force de tests et de retours d’expérience. Lorsque nous avons lancé My Little Paris en 2008, nous avons suivi nos idées sans aucune expertise dans le Web ! Le résultat a donné un site blanc épuré : un dessin, une photo, un texte, une seule idée dans la newsletter et pas 46 000. Il y a dix ans, nous étions les seuls à le faire, si nous avions fait appel à des consultants, nous aurions certainement sorti un autre produit.
L’héritage de Sciences Po
J’ai appris une chose pendant mes études qui me sert au quotidien : la capacité à aborder sans peur un domaine dans lequel je suis quasiment analphabète. J’ai été particulièrement rodée à l’exercice rue Saint-Guillaume. En prépa, nos matières rappelaient celles du lycée alors qu’à Sciences Po on découvrait toujours des nouveaux cours qu’il fallait rapidement maîtriser. J’adorais ça. Je me disais : je l’ai déjà fait avec du droit public, c’est bon, je peux le faire avec du droit social. Chez My Little Paris, comme nous grandissons très vite, je change de métier tous les six mois, il faut toujours tout réapprendre et c’est un vrai plaisir.
Un souvenir avec la dessinatrice Kanako
L’identité de notre média est indéniablement liée à notre dessinatrice Kanako. Nous avons partagé des moments très forts mais un évènement m’a particulièrement marquée. En août 2015, la ville de Paris nous avait prêté tous ses panneaux JCDecaux pour afficher des extraits de son livre Les Parisiens, où elle croquait toutes leurs petites habitudes. Les parents de Kanako avaient fait le voyage depuis le Japon pour voir les dessins de leur fille affichés dans le lieu qui l’inspirait et où elle vivait depuis 12 ans. C’était un très beau moment.
Les femmes et l’entrepreneuriat
Chez My Little Paris, je ne me suis jamais questionnée sur le fait d’être une femme entrepreneure mais certains chiffres m’interpellent. Par exemple, quand les femmes font des levées de fonds dans une start-up, elles demandent 30 % de moins que les hommes tout simplement parce qu’elles ne réclament que ce dont elles ont besoin, alors que les hommes demandent le maximum. Les femmes sont aussi bien moins présentes dans les conseils d’administration des grandes entreprises. Pour autant, la règle des quotas de femmes dans les CA me met mal à l’aise. C’est sans doute à cause de ma conception très républicaine du fonctionnement des institutions.
Les médias féminins
Ils communiquent des images souvent trop parfaites de ce que doit être une femme. Ils pourraient véhiculer d’autres messages et c’est ce que nous essayons de faire avec notre application Tapage. Au départ, cette déclinaison mobile de My Little Paris s’appelait simplement « My Little App ». Nous l’avons rebaptisée Tapage à dessein, pour dire aux jeunes femmes qu’elles ont le droit de faire du bruit, de prendre leur place et qu’elles doivent apprendre à le faire ! Nous choisissons également de communiquer sur tous les sujets en insistant sur le self-empowerment. Il me semble que ces petits détails peuvent aider les jeunes femmes à vivre leur féminité comme une force. Je ne suis pas certaine que tous les médias féminins aient cette ligne éditoriale, d’ailleurs tous ne parlent pas de sujets sensibles que les femmes évoquent peu, même entre elles, comme l’avortement ou la PMA. Les droits des femmes ne sont jamais définitivement acquis, alors quand des médias mettent les pieds dans le plat, je trouve cela très bien !
Poser ses valises dans une autre ville ?
J’étais à Los Angeles l’été dernier et sur le papier, le fait d’aller surfer le matin, de faire du yoga sur la plage, puis de bosser sur son iPad me semblait très cliché. En réalité, c’est un mode de vie incroyable ! Si nous lancions My Little LA, ce serait pas mal…
Un bon plan à Paris
C’est un classique mais j’aime beaucoup l’Hôtel Particulier Montmartre. On y accède en longeant une ruelle qui dessert des maisons de maître et l’une d’entre elles cache ce lieu fantastique. C’est une adresse qui ne s’épuise pas, fait rare à Paris où il y a une course à la nouveauté.
La capitale en quelques mots
Je trouve que c’est une ville très minérale, très grise, froide, qui pourrait être écrasante mais c’est aussi une ville qui attrape la lumière, où les rues se croisent. J’ai eu besoin de temps pour me l’approprier, je n’avais pas les codes mais contrairement à d’autres villes, avec de la patience, c’est possible ! Ensuite, les Parisiens d’adoption deviennent les pires, avec toujours un avis sur ce qu’il faut faire, voir ou lire.