Le bonheur : nouveau business littéraire ?

Le bonheur : nouveau business littéraire ?

Qu’ils soient psychologues, philosophes, sociologues ou romanciers, les auteurs sont plus que jamais courtisés par les maisons d’édition pour détailler leur vision du bonheur et d’un certain équilibre de vie. À juste titre : une fois en rayons, leurs « méthodes » empiriques font recette.

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S’il est toujours difficile de décrypter les raisons d’un succès en librairie, il y a, en revanche, quelques recettes qui permettent de faire florès. Dans le secteur du bien-être, c’est souvent la prime au propos le plus original et auquel le lecteur peut s’identifier. Ainsi, la Japonaise Marie Kondo est devenue une référence du rangement minimaliste en prônant de purger votre intérieur en ne gardant que les objets qui suscitent « une étincelle de joie » en vous.

Autre carton récent : celui de Mo Gawdat, ex-ingénieur haut placé chez Google, dont la vie a été bouleversée par le décès de son fils, en 2014, et qui a tout lâché pour tenter de théoriser de manière scientifique la « formule du bonheur » dans un ouvrage éponyme. L’auteur propose de mettre en place un schéma mental, comme une sorte d’algorithme pour être plus heureux.



Réenchanter son quotidien

Autant d’exemples qui nourrissent désormais les bibliothèques d’un public captivé. Avec plus de 600 nouvelles parutions par an, ce pan éditorial ne connaît pas la crise et a totalisé plus de 50 millions d’euros de chiffre d’affaires selon le Centre national du livre. Collections de poche ou ouvrages de fond, cahiers d’exercices ou livres à programmes, la variété des formats témoigne du bouillonnement du secteur. Plusieurs titres sont devenus des best-sellers, tous genres confondus, avec souvent les mêmes auteurs qui caracolent en tête des ventes, même une vingtaine d’années après une première publication. C’est le cas des Quatre accords toltèques, de Miguel Ruiz, adepte de la tradition chamanique, ou du Pouvoir du moment présent, de l’Allemand Eckhart Tolle – 700 000 ventes au compteur, rien qu’en édition poche.

« À une époque où les personnes reçoivent de plus en plus de sollicitations, elles ont tendance à vouloir combler rapidement tout vide dans leur vie. »
— Malene Rydahl, auteur

Dans une société française certes plus prospère, mais que les enquêtes de terrain et les sondages décrivent comme morose en raison du chômage, de la dégradation des conditions de travail, de la méfiance envers le pouvoir et plus généralement envers l’avenir, ces livres « cultivent l’optimisme pour voir les choses différemment, sans qu’il y ait nécessairement un mal-être », analyse Dorothée Rothschild, responsable éditoriale chez J’ai Lu. Même l’anthropologue et professeur honoraire au Collège de France, Françoise Héritier, avait contribué à cette lame de fond en publiant Le Sel de la vie, une centaine de pages pour redonner de la grâce au « simple fait d’exister, au-delà des occupations, au-delà des sentiments forts, au-delà des engagements politiques ».

Des auteurs stars devenus guides

« Il y avait déjà des ouvrages sur l’art de mieux vivre, mais à une époque où tout va plus vite et où les personnes reçoivent de plus en plus de sollicitations, elles ont tendance à vouloir combler rapidement tout vide dans leur vie, avec l’achat d’un livre, par exemple », confie Malene Rydahl. Cette quadragénaire danoise a commencé à travailler sur la question du bonheur en 2012 lorsque son pays natal est apparu en tête du classement de l’ONU sur le bonheur, le World Happiness Report. Deux ans plus tard, elle publie Heureux comme un Danois, un hymne à l’optimisme de ses compatriotes encensés pour leur modèle social. Malene Rydahl s’attelle à décortiquer les moteurs du bien-être personnel, loin de la quête hédonique perpétuelle. « Ça ne peut pas être une recette miracle, mais une décision personnelle de changer sa manière de vivre et un engagement à prendre vis-à-vis de soi et des autres », estime-t-elle.

Si les conseils des auteurs relèvent la plupart du temps du bon sens, ils s’appuient souvent sur une série d’études ou d’épreuves, et donc d’expériences individuelles dont ils sont parvenus à tirer les leçons pour enclencher une phase plus positive dans leur vie. « Il y a souvent des choses que l’on dit savoir, mais on ne les met pas en application. Si la formulation de l’auteur vise juste, cela peut créer un déclic », pointe Dorothée Rothschild. Et chaque auteur à succès est désormais plus ou moins identifié sur une thématique. Après avoir été vendu à plus de 500 000 exemplaires, Méditer jour après jour de Christophe André (psychiatre à l’hôpital Sainte-Anne, à Paris) peut aujourd’hui être écouté au cours de vols long-courrier d’Air France. Une manière de démultiplier les occasions de créer une proximité avec les lecteurs. Le même Christophe André a coanimé, à la mi-octobre, une conférence au Grand Rex : « Pourquoi méditer ? Science et pratique de la méditation de pleine conscience ». C’est que les lecteurs sont devenus friands du contact direct, par le biais d’ateliers, de conférences et de rencontres payantes avec ces auteurs stars, devenus des guides. Une proximité bien souvent orchestrée, en coulisses, par les maisons d’édition elles-mêmes. « Le lecteur a besoin de se sentir proche de l’auteur. Si vous acceptez les conseils d’une personne pour aller mieux, vous avez envie de voir qui est cette personne et si elle vous inspire confiance », affirme Dorothée Rothschild. Pocket a ainsi lancé plusieurs comptes sur les réseaux sociaux sous la bannière « Vivez mieux » afin d’interagir avec ce lectorat. En parallèle, dans les coulisses des maisons d’édition, les cerveaux chauffent pour trouver la prochaine plume qui se démarquera ou le genre qui fidélisera des lecteurs volatils. « Il faut que l’auteur soit porteur de quelque chose, comme un changement de vie ou une expérience personnelle forte », analyse Aurélie Starckmann, directrice éditoriale chez Larousse. Dans ce contexte, la fiction est le biais choisi par plusieurs éditeurs pour proposer un coaching d’un genre différent.

« Ces livres cultivent l’optimisme pour voir les choses différemment, sans qu’il y ait nécessairement un mal-être sous-jacent. »
— Dorothée Rothschild, responsable éditoriale chez J'ai lu

Le principe d’identification

En témoigne le succès du premier roman de Raphaëlle Giordano, Ta deuxième vie commence quand tu comprends que tu n’en as qu’une, vendu à plus d’un million d’exemplaires. L’ouvrage suit les progrès d’une jeune femme après sa rencontre avec un « routinologue » qui l’accompagne dans sa quête de soi. Ce genre de livre favorise l’identification du lecteur. « J’ai envie d’être une exploratrice créative de mes propres conseils, plutôt que de me placer dans la posture d’un coach qui sait. Le roman doit être une invitation à la réflexion, grâce à une psychologie ciselée des personnages », explique l’auteur. Sur le point de publier son troisième roman, en janvier, cette ex-rédactrice en communication avait pourtant déjà écrit six ouvrages de coaching sans connaître la gloire. « Ces livres sont devenus grand public et dépassent l’image que l’on peut avoir du lectorat d’ouvrages de développement personnel », analyse Joanne Mirailles, responsable du secteur chez Eyrolles. Pour le sociologue Nicolas Marquis, « cette lecture est souvent liée à une brèche plutôt qu’à un malheur. Elle est aussi envisagée comme l’ultime ressort quand les ressources classiques de soutien – famille, amis ou psy – se sont révélées insuffisantes ». Une fois le livre refermé, il est difficile de « démontrer ce qui a concrètement fonctionné ; mais les lecteurs pointent toujours une différence positive car ils ont réussi ce travail qui consiste à connecter ce qu’ils ont lu à leur vie ». Comme si chacun avait les capacités intérieures pour aller plus loin et trouver en soi les solutions à son mal-être. Une phrase qui pourrait figurer sur la quatrième de couverture d’un prochain best-seller feel good. ●


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