Jadot-Latour : le politique face au scientifique
Tous deux pensent la place de nos sociétés sur la planète, mais ils ont pris des chemins différents. Bruno Latour, sociologue, anthropologue et philosophe des sciences, classé parmi les auteurs les plus cités en sciences humaines, a dirigé la recherche à Sciences Po de 2007 à 2012. En 2012, Yannick Jadot quittait Greenpeace pour rejoindre Europe Écologie-Les Verts et la campagne victorieuse de Daniel Cohn-Bendit aux élections européennes. Ils se sont retrouvés, à la rentrée, sur les bancs de Sciences Po pour débattre de leur approche.
Propos recueillis par Nicolas Scheffer
Un sondage Harris Interactive montre que 72 % des Français manifestent un intérêt accru pour les enjeux écologiques ces derniers mois. Ils sont 89 % parmi les 18-25 ans. L’écologie se classe en deuxième place dans les thématiques qui concernent les Français. Et pourtant, ces résultats ne se traduisent pas dans les urnes. Comment expliquer ce décalage ? Les Français sont-ils déçus par l’écologie politique ?
Yannick Jadot : Les humains ont modifié en profondeur leur environnement en un temps infiniment court à l’échelle d’une planète. Il y a deux approches de l’écologie qui posent problème et nous empêchent d’être efficaces. La première, c’est celle de Trump ou de Bolsonaro : c’est la négation de la question. Derrière eux, il y a l’agrobusiness, c’est-à-dire des lobbies qui veulent détruire l’Amazonie pour faire du business. Des puissances économiques qui ont joué le jeu de la démocratie sont maintenant prêtes à s’en extraire pour pouvoir continuer à faire des affaires.
La seconde approche, c’est celle des responsables politiques dans nos démocraties. Ils font de beaux discours mais à la fin, agissent peu ou trop peu. Ils créent des normes exigeantes, mais organisent des échappatoires pour que les industriels continuent à polluer. Ces gouvernants sont convaincus qu’un peu de technologie va résoudre le problème. Considérer l’écologie comme une contrainte, c’est développer toutes les stratégies d’évitement qui permettent de se leurrer.
Bruno Latour, vous considérez que les partis politiques ne sont plus adaptés pour répondre aux défis climatiques…
Bruno Latour : Les écologistes ne font pas de la politique. Ils disent « on a les solutions, maintenant, il faut passer à l’action », ce n’est pas un rapport politique, mais de la pédagogie. C’est difficile d’imaginer qu’une société basée sur la stabilité est en fait assise sur quelque chose qui bouge beaucoup, et même plus rapidement que nous : le temps du changement climatique est plus rapide que les changements de société.
Demandez à un agriculteur, il vous dira que son premier adversaire, ce sont les écologistes. Le second, c’est l’accord Mercosur, qui organise une concurrence à échelle mondiale. Finalement, cet agriculteur a un point commun avec les écologistes. D’où l’importance de la représentation de la situation. Il est impensable de faire de la politique avant d’avoir une vision claire de nos attachements.
C’est tout un travail de repenser l’État-nation ! On n’en est qu’au début de la compréhension du changement politique. Imaginez le temps qu’il a fallu aux élites du XIXe siècle pour penser la construction sociale. C’est toute une histoire des sciences, de la culture qui a été bouleversée. Le problème c’est que la crise écologique ne nous en laisse pas le temps.
Y. J. : Si on veut projeter la société dans un futur écologique, il faut rassurer. Le débat sur l’État-nation passionne les écologistes mais la réalité, c’est que nos concitoyens sont déjà tellement bousculés que si on ajoute ce débat, ils vont être pétrifiés. Si notre sujet est de savoir si l’État-nation doit disparaître, on va se disperser. Mon combat, c’est que ce gouvernement arrête les pesticides. Effectivement, on n’a pas le temps.
Quelle échelle permet de penser un renouveau écologique quand plusieurs États montrent leur climato-scepticisme face à la crise écologique ?
B. L. : La territorialisation de l’idée d’écologie est nécessaire à toutes les échelles. On a besoin d’un État qui protège notre modèle de Sécurité sociale quand d’autres sujets comme les oiseaux migrateurs, le CO2 dans l’atmosphère, la gestion des ressources de poissons… représentent des enjeux géopolitiques. D’où l’ambition de redéfinir l’État-nation sujet par sujet. Au niveau local, une assemblée de préservation de l’eau de la Loire doit pouvoir coexister à côté d’une autre sur la sauvegarde de la nature dans les Pyrénées. Dans la pratique, il y a une multitude d’intermédiaires par sujet. Cela nécessite une reformulation de ce qu’on appelle la politique. Mais c’est une fois qu’on a un territoire, une géographie qu’on peut faire de la politique.
Y. J. : Il nous faut un effet Pearl Harbor : en 1941, les États-Unis hésitent sur la question de la guerre, ils sont paralysés, même s’ils voient qu’il se passe quelque chose de grave sur le terrain européen. Pearl Harbor a eu un effet mobilisateur considérable. Aujourd’hui, notre Pearl Harbor, ça pourrait être l’Amazonie, la Sibérie, les canicules, nos forêts qui brûlent. À partir de ce choc, on peut mobiliser la société.
Les termes de « crise écologique » ne sont pas pertinents, cela voudrait dire que si on serre les fesses, on peut passer un moment difficile. Or, il y a un enjeu majeur, c’est celui de la confiance : une société qui ne peut pas se projeter dans un avenir serein finit par avoir peur de la démocratie. L’écologie doit nous réconcilier avec notre futur. Aujourd’hui, notre société avance : les jeunes s’emparent à nouveau de la question politique à travers l’écologie.
Yannick Jadot, vous dites que les écolos doivent se concentrer sur la lutte contre les pesticides. Est-ce à dire qu’ils ne doivent s’occuper que d’écologie ?
Y. J. : C’est un dilemme auquel on est confrontés en permanence. L’écologie politique ne doit pas se cantonner à un environnementalisme. On doit construire notre crédibilité sur d’autres enjeux que ceux d’un ministère.
Prenons la question du Moyen-Orient. Si demain, l’Europe dépend seulement des renouvelables pour se chauffer et s’éclairer, notre relation avec Poutine et les dictatures du Golfe en sera totalement modifiée. Après avoir acquis une crédibilité forte sur l’écologie, nous avons fait notre mutation sur la question sociale. La question économique est un autre terrain de conquête. L’écologie doit être la manière de repenser l’économie de marché. Mais il y a toujours cette tension lorsqu’on parle d’autre chose que de la biodiversité et de la protection de la nature.
B. L. : C’est impressionnant. On n’aurait jamais posé cette question à un communiste dans les années 1950. Lisez des revues du PC de cette période, vous y verrez des articles sur l’histoire des sciences ! Il y a là tout un système.
On est un peu perdus… Est-ce que l’écologie est soluble dans notre manière de vivre ? Est-ce qu’il suffit d’arrêter de laisser couler l’eau lorsqu’on se brosse les dents ou convient-il de renverser la table et de changer de société ?
B. L. : C’est bien d’être perdu, je le suis aussi. L’écologie est une question existentielle pour l’ensemble des éléments qui constituent une civilisation. La complexité de ces problématiques est énorme. Au-delà de la question écologique, il y a une question anthropologique fondamentale.
L’avantage, c’est qu’on a un précédent qui date du XVIIe siècle : Galilée. L’invention de la Terre qui tourne autour du Soleil, ça a bouleversé les arts, la politique, le droit… Après ça, on a mis deux ou trois siècles avant de comprendre que le problème fondamental, c’était la production. Il a fallu produire en quantité pour que le monde puisse accéder au confort. C’est un paradigme qui commence à dater aujourd’hui. On entre dans une confrontation entre ralentir et accélérer.
C’est formidable ! Nous devons absorber une situation qui redistribue toutes les cartes. Comme dirait Brecht : et Dieu dans tout ça ? Dans l’ère de l’écologie, on se demande : et la production dans tout ça ?