Vers une nouvelle ère ?
Difficile de ne pas être troublé à chaque nouvelle publication des experts de l’environnement : montée des eaux, sécheresse, chute de la biodiversité. Les récents épisodes caniculaires viennent encore accentuer cette prise de conscience de l’importance des changements climatiques déjà en cours. Agnès Sinaï, fondatrice de l’Institut Momentum, s’interroge sur le système d’après et la nécessaire transformation de nos sociétés face au désastre. François Gemenne, chercheur en géopolitique de l’environnement à Sciences Po et auteur de l’Atlas de l’Anthropocène, considère de son côté que le dérèglement climatique ne fait qu’accentuer les inégalités déjà existantes.
Propos recueillis par Maïna Marjany et Nicolas Scheffer
Photos : Aglaé Bory
Êtes-vous tous les deux d’accord avec l’idée que l’effondrement du monde est proche voire imminent ?
François Gemenne : Cela dépend de quel monde on parle. L’effondrement des communautés les plus vulnérables de la planète a déjà commencé. En revanche, je ne crois pas du tout à un effondrement des pays industrialisés ou des plus nantis qui s’en sortiront toujours bien. Mais je me demande pourquoi on parle toujours de l’effondrement au futur, alors que c’est déjà une réalité pour une grande partie de la population de cette planète.
Agnès Sinaï : Il me semble que ce qui affecte les plus vulnérables, c’est une pauvreté endémique liée à la surexploitation des ressources dans ces pays, détraqués par la corruption liée à la « malédiction des ressources naturelles ». Les États faillis sont chroniquement éprouvés pour des raisons politiques et économiques en raison des échanges inégaux entre le Nord et le Sud qui se perpétuent depuis la colonisation. Je suis d’accord avec François, l’effondrement frappe déjà ces pays vulnérables qui sont exposés à des climats extrêmes et des problèmes de migration. Ces difficultés ne font que renforcer, par exemple, l’instabilité d’États comme la République du Congo ou Haïti.
Mais ils ne sont pas les seuls concernés. Aujourd’hui, la question de l’effondrement se pose aussi dans nos pays industrialisés. C’est un problème systémique d’interdépendance planétaire entre des facteurs économiques, financiers, climatiques et d’infrastructures. Un tel système est particulièrement énergivore et donc très vulnérable, du fait de sa complexité.
F. G. : Je ne pense pas qu’on puisse mettre la question de l’effondrement des pays les plus vulnérables sur le dos de la surexploitation de leurs ressources naturelles ou encore de la corruption de leurs dirigeants. Au-delà de questions de gouvernance, de corruption, de pauvreté endémique – qui sont des réalités –, il y a aussi et surtout le changement climatique, dont les sociétés industrialisées sont les premières responsables. Ces dérèglements sont, pour moi, une forme de persécution que les pays industrialisés infligent aux plus vulnérables.
François Gemenne, vous expliquez que les changements climatiques renforcent les inégalités. En quoi ?
F. G. : Nos sociétés industrialisées sont déjà en train de débloquer des ressources nécessaires à l’adaptation. Bien sûr, nous avons des vulnérabilités comme lors des vagues de chaleur, mais par exemple lorsque les Pays-Bas sont confrontés à un risque d’augmentation des inondations avec la montée des eaux, ils peuvent investir des milliards d’euros dans un plan d’infrastructure.
Ces ressources financières et technologiques ne seront malheureusement pas disponibles pour les pays du Sud. D’autant plus que nous leur exportons nos technologies obsolètes, ce qui les rend encore plus vulnérables. Lorsqu’on fait un plan de prime à la casse pour les voitures polluantes, nos vieux diesels sont envoyés immédiatement en Afrique ou en Asie.
A. S. : Je suis complètement d’accord François sur le fait que nous sommes les premiers responsables de l’effondrement des pays du Sud. Et il me semble que c’est un héritage de la colonisation que d’imposer cet échange inégal.
F. G. : Il n’y a pas que la colonisation, il y a aussi un effet géographique : les pays de l’équateur sont plus vulnérables.
Agnès Sinaï, avec l’Institut Momentum, vous cherchez à préparer une société résiliente. Qu’est-ce que cela signifie et comment y arriver ?
A. S. : Je pense que cette question de l’effondrement nous amène à interroger l’immensité de notre empreinte écologique sur le reste du monde. Au sein de l’Institut Momentum, on réfléchit à la notion de l’Anthropocène, qui signifie « l’ère de l’homme », une période géologique nouvelle qui a débuté lorsque les activités humaines ont provoqué des changements majeurs sur l’écosystème terrestre.
Nous sommes aujourd’hui dans une logique de « dépassement » ou « overshoot » : chaque année, nous consommons plus de ressources que la Terre n’est capable d’en produire en un an. Nous devons donc réformer nos modes de vie pour alléger l’empreinte écologique de nos sociétés industrielles sur le reste du monde. Et nous devons également devenir plus résilients afin de faire face aux impacts du dérèglement climatique ou d’un effondrement économique.
Ces sociétés résilientes, je les imagine évoluer sur des territoires plus réduits que je conçois comme des bio-régions, avec des échanges limités, et qui seraient capables de se détacher d’une partie des flux mondialisés.
Une manière de vivre en autarcie ?
A. S. : Ces régions tendraient à vivre de leurs propres ressources, mais sans être en totale autonomie. Cela supposerait une autolimitation de la consommation, orchestrée par des instances politiques, et la création d’un ensemble de professions tournées vers le soin, la réparation de la Terre et l’entretien des ressources. L’idée principale serait de réduire drastiquement notre consommation d’énergie et aussi de réapprendre les conséquences de notre présence sur Terre.
Les sociétés industrielles nous ont coupés de la conscience de nos actes. Or, le réchauffement climatique et ses conséquences sur la planète nous oblige à voir enfin les répercussions de notre mode de vie. Lorsqu’on consomme de la viande, on a tendance à ne pas voir l’animal qui a été abattu, le soja qui a été importé de l’autre bout du monde pour le nourrir ou encore le conditionnement qui pollue la planète. Il nous faudra aussi réduire notre dépendance au numérique ; on créerait ainsi des sociétés, certes, un peu plus rustiques mais surtout plus résilientes avec la possibilité de se détacher des macro-systèmes, des systèmes globaux complexes. C’est ce qu’on appelle la modularité.
Il y aurait aussi un souci de la diversité, dans ce que l’on sème et que l’on produit. L’uniformité va à l’encontre de la résilience car elle accentue la vulnérabilité.
F. G. : Je pense malheureusement que cette perspective répond à des aspirations profondément égoïstes et risque d’amener un repli de nos sociétés, une limitation des échanges et des libertés individuelles. Ce n’est pas pour rien si le Rassemblement national choisit comme crédo écologique le localisme.
Je ne partage pas cette vision du monde qui ressemble à un puzzle de régions éclatées et renfermées sur elles-mêmes. Cela me paraît même porter les germes d’une certaine forme de fascisme. Quand on voit les attentats de Christchurch ou la fusillade d’El Paso à la frontière avec le Mexique, le message porté était le refus total de la mondialisation et des immigrés. Pour éviter de détruire la pureté de notre pays il faudrait, à entendre ces néo-fascistes, se bunkeriser et se renfermer sur soi-même. C’est une perspective que je trouve extraordinairement dangereuse.
Bien sûr, je sais que tu ne portes pas cette thèse, mais il me semble que la préparation à l’effondrement contient en elle les germes de tout cela.
A. S. : L’idée n’est pas de s’enfermer dans un bunker mais de s’interroger sur la bonne taille d’une ville. C’est une réflexion anthropologique sur notre manière d’habiter le monde.
Naturellement, les bio-régions ne supposent pas une fermeture à l’accueil. À l’Institut Momentum, on travaille avec des urbanistes qui sont loin d’être d’extrême-droite, comme Alberto Magnaghi ou Thierry Paquot.
Est-ce qu’on est cyniquement condamné à se dire que la mondialisation est inéluctable, qu’on ne peut pas la voir différemment ? Je pense que ce phénomène d’échanges ultralibéraux, où des paquebots acheminent des gadgets et des écrans depuis l’autre bout du monde, est un système qui n’est pas viable et qu’il faut penser des voies pour en sortir. Ce qui m’intéresse dans la bio-région, c’est, par exemple, de penser comment amener de l’agriculture en ville et comment apporter de l’urbanité en campagne.
F. G. : Qui sont les personnes qui pourraient retourner à la campagne cultiver leurs lopins de terre ? Des gens comme vous et moi, c’est-à-dire des gens très très privilégiés. Pour la majorité des habitants de la planète, la préoccupation première est d’avoir un revenu décent. Tu proposes d’amener de l’agriculture en ville, mais dans des métropoles comme Dakar ou Nouakchott, le premier enjeu est de fournir des services de base aux plus pauvres.
A.S : Le modèle que je propose concerne justement nos sociétés industrialisées. Ce n’est pas à nous, occidentaux, de prescrire quoi que ce soit aux autres pays. On n’intervient jamais de façon désintéressée en Afrique, même lorsqu’il s’agit d’y pratiquer le développement. C’est d’ailleurs une idée occidentale. Achille Mbembe (promo 86), penseur camerounais, décrit d’ailleurs l’immense créativité et résilience des peuples africains.
Pour réduire les inégalités dans le monde, ne faut-il donc pas que nos sociétés industrialisées réduisent leur train de vie ?
F. G. : Si, il le faut. Nous sommes d’accord sur ce point. Il y a un impératif de plus grande sobriété en Occident et une nécessité d’avoir des échanges plus justes avec les pays du Sud. On voit bien à quel point la question des inégalités environnementales rejoint celle des inégalités sociales. Je pense qu’on ne sortira de la crise écologique que par une réduction des inégalités.
A. S. : Les sociétés industrielles doivent se réformer en profondeur pour être plus sobres, plus locales afin de moins exploiter les matières premières des autres pays. La manière de réduire les inégalités, c’est d’importer moins de ressources.
Il ne faut pas croire qu’il suffirait d’adopter une croissance verte qui est l’emblème de la dissonance de l’illusion actuelle par rapport aux enjeux écologiques. C’est l’incarnation de sociétés riches qui veulent croire qu’elles vont se mettre en harmonie avec l’environnement, en mettant par exemple des agro-carburants à la place du kérosène dans les avions. Arrêtons d’être indulgents avec des voitures électriques et des kérosènes bios passés par des raffineries alimentées par de l’huile de palme et des monocultures qui détruisent le vivant. Ce sont des scandales politiques absolus. Je préfère qu’on parle des limites de ce que peut offrir notre planète en termes de ressources. C’est le plus cohérent, même si cela fait peur.
S’il pouvait changer en profondeur, quel monde imagineriez-vous ?
F. G. : Je suis d’accord avec Agnès pour une plus grande sobriété. Il faut avant tout sortir d’une logique de court-terme qui paralyse notre économie capitaliste et notre démocratie, dans lesquelles des résultats immédiats sont attendus : le profit en économie et le prochain mandat électoral en politique.
Ensuite, il faut transformer en profondeur notre rapport à l’espace et donc notre rapport au monde. On a complètement perdu la perspective internationale. Il faut se demander ce que l’on va faire ensemble pour inventer le nouveau monde. À la place, on se pose actuellement la question : que vais-je faire « moi » pour réduire mes propres émissions et pour me protéger face à un risque d’effondrement ?
Aujourd’hui, on sait quelle vision du monde on veut éviter, mais on n’imagine pas encore vers quoi on veut aller. Cela reste très flou.
A. S. : Comme toi, je crois énormément en la cosmopolitique du climat. Mais j’attends des négociations internationales qu’elles incriminent le modèle dans lequel nous nous trouvons. Ce qui me manque dans le vocabulaire de l’Accord de Paris, c’est un état des lieux de nos sociétés de consommation, une véritable justice climatique per capita. Pour ce faire, on pourrait envisager une allocation carbone par individu. J’ai envie que l’on dise les mots qui fâchent, qu’on parle dans l’Accord de Paris de « décroissance » et non pas de « compensation ». Il faut inventer une cosmopolitique, une politique du monde, incarnée dans les territoires sans pour autant renoncer à la dimension internationale.
Comment faire en sorte que les discussions internationales aient plus de poids ? Emmanuel Macron a décidé de mettre la question de l’Amazonie sur le devant de la scène pendant le G7, est-ce qu’on a là un bon exemple de volontarisme politico-climatique ?
F. G. : Je pense que le meilleur moyen de protéger l’Amazonie, ce n’est pas de créer des fonds d’aide ou d’envoyer des Canadairs, mais de dégager (sic) Bolsonaro de la présidence brésilienne. On sous-estime l’importance du bulletin de vote comme levier de protection de l’environnement. Tous les moyens qui sont employés pour protéger la forêt seraient mieux utilisés, à mon sens, s’ils étaient investis dans la future campagne brésilienne.
Ensuite, il faut aussi pouvoir réformer profondément les manières d’envisager cette coopération. Aujourd’hui, la coopération se fait entre les gouvernements. Il faut pouvoir impliquer d’autres acteurs comme les ONG, les peuples indigènes mais aussi les entreprises privées qui font du lobbying en sous-main. Autant qu’elles soient à la table des négociations puisqu’elles sont aussi parties prenantes.
A. S. : Il faut d’abord faire un bilan de ces négociations sur la Terre qui durent depuis des décennies, afin que la communauté internationale constate que les mesures prises par ces conventions sont surtout des mécanismes financiers de compensation qui ne se sont pas révélés efficaces. Par ailleurs, les entreprises sont déjà très présentes lors de ces négociations qui sont largement multi-acteurs.
Ce serait intéressant de créer un droit pour la Terre afin que des non-humains et la nature soient des sujets de droit. Il s’agirait de créer une Cour pénale internationale de l’environnement, en tout cas un droit qui pénaliserait les crimes environnementaux.
F. G. : Il ne faut pas fantasmer les pouvoirs du droit international. On ne parvient toujours pas à juger les auteurs de crimes contre l’humanité et de génocides, alors je ne vois pas comment on pourrait juger les auteurs de crimes contre l’environnement en l’état. Il ne faudrait pas imaginer qu’on peut avoir une sorte de recette miracle en inventant un nouvel instrument.
En revanche, je pense qu’il faut pouvoir mettre en cause le concept de relations internationales. Les relations internationales supposent qu’on est capable de comprendre le monde à partir de l’analyse des rapports entre les nations. Il faut sortir de cette perspective où tout se décide entre nations. Il faut arriver à un stade non pas seulement de politique internationale, mais à une nouvelle ère de politique globale, en impliquant tous les acteurs, comme tu le défends avec le concept de cosmopolitique. Mais cela reste à inventer.
François Gemenne, vous avez dit dans de précédentes interviews qu’il vaut mieux changer les entreprises de l’intérieur, comme en transformant Total en champion des énergies renouvelables...
F. G. : Je pense qu’on ne peut pas détourner un avion sans d’abord monter dedans... Ce n’est pas le modèle le plus juste, mais le plus pragmatique vu l’urgence de la situation.
Pour vous, la priorité n’est donc pas de changer radicalement de modèle ?
F. G. : Je ne pense pas que nous ayons le temps de sortir du capitalisme pour inventer une nouvelle économie. J’assume une vision pragmatique qui n’est pas idéale : il faut trouver les leviers dans le système actuel, même s’il serait souhaitable de le changer.
Certains veulent interdire totalement l’avion. Pour ma part, j’assume de continuer à le prendre. Un monde sans avion, ce serait atroce : les gens n’iraient plus chez les autres, il n’y aurait plus d’immigration. Bien sûr, il doit être davantage taxé et il faut l’interdire sur de courtes distances quand il y a des alternatives. Je crois plutôt qu’il serait nécessaire de rendre le voyage en avion accessible à davantage de monde. 80 % des gens sur la planète n’ont jamais pris l’avion. Je pense que cela apporte aussi des bénéfices sociaux immenses.
A. S. : Pour que tout le monde puisse prendre l’avion, il faudrait que certains le prennent moins. Le droit à la rencontre, le droit au lointain, c’est formidable et c’est ce que l’avion permet. Je suis d’accord, mais dans le cadre d’un rationnement énergétique par personne à échelle planétaire.
Agnès, vous êtes théoricienne de la décroissance, êtes-vous en guerre contre le capitalisme ?
A.S. : Il me semble que la question n’est pas le capitalisme, mais le productivisme, cette espèce de frénésie de la consommation, de la vitesse, une volonté de puissance effarante à laquelle on assiste sur cette planète depuis que le pétrole et le charbon ont permis à la société de démultiplier notre emprise sur la Terre. Le capitalisme est certes un élément du problème, mais une lecture marxiste ne pose pas la question du productivisme. Toujours est-il que la résorption des inégalités et l’émancipation du consumérisme font partie du nouveau modèle qu’on aimerait pouvoir inventer.
On n’a peut-être pas encore les mots et les concepts adéquats pour élaborer les politiques de l’Anthropocène. La décroissance est un mot-obus insatisfaisant mais qui provoque le débat, il est répulsif et urticant. Est-ce que la décroissance est réaliste ? Certainement pas, puisque nous sommes encore dans des tendances productivistes et mondialistes. Mais le pragmatisme ne doit pas interdire de nouveaux imaginaires.