Pas d'enfant : le geste écolo ultime ?

Pas d'enfant : le geste écolo ultime ?

Faire un enfant, une mauvaise nouvelle pour la planète ? Alors que la population mondiale pourrait atteindre 11 milliards d’individus en 2100, certains font le choix de ne pas avoir de descendance. Leurs motivations sont-elles purement écologistes ? Une telle décision pourrait-elle sauver le monde ? Émile a mené l’enquête sur le mouvement Gink : Green inclination, no kids.

Par Claire Bauchart (promo 10)

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Trois bombes menacent le monde, assurait, dès 1946, Albert Einstein. La bombe atomique qui vient d’exploser. La bombe de l’information qui explosera vers la fin du siècle. La bombe démographique qui explosera au siècle prochain et qui sera la plus terrible. » Quelque 70 ans plus tard, ces phrases résonnent, la dernière plus particulièrement, auprès des No kids ou Ginks (pour les non-initiés : Green inclination, no kids). Des termes désignant ceux qui, en réponse à l’urgence écologique, se sont résolus à ne pas enfanter. Pour eux, une naissance, a fortiori dans un pays développé, rime surtout avec empreinte environnementale élevée. En cela, l’étude publiée en juillet 2017 par la revue spécialisée Environmental Research leur donne raison : « Une famille américaine qui fait un enfant de moins fournit le même niveau de réduction des émissions de CO2 que 684 adolescents qui décident de recycler leurs déchets durant le reste de leur vie. »

Une décision complexe

Sans adopter la posture des No kids, Justine Canonne se pose néanmoins des questions. « J’intègre peu à peu les risques globaux qui nous guettent, tant sur le plan alimentaire que climatique. » Au point que cette journaliste basée à Lyon, qui témoigne dans le dernier numéro du trimestriel Le Cercle psy, a décidé de modifier son mode de vie. « J’essaie, plus qu’avant, de limiter ma consommation de viande et j’ai renoncé à l’usage de la voiture, au profit des transports en commun. »

Une prise de conscience qui, à 32 ans, percute d’autres interrogations plus intimes. « Plus jeune, je ne me projetais pas avec des enfants, mais pas forcément sans non plus. J’ai toujours reporté cette question. Mais la dimension environnementale ajoute à mon hésitation. »

« Mettre en avant l’écologie permet de se placer à un niveau plus global et d’être moins discriminée dans notre société à tradition nataliste. »
— Magali Mazuy

Un témoignage qui fait écho aux recherches de la sociologue Anne Gotman, auteure de Pas d’enfant. La volonté de ne pas engendrer (éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2017). « Ne pas vouloir d’enfant pour des raisons écologiques demeure un épiphénomène, voire une tendance quasi-fictive : les causes qui y poussent sont éminemment enchevêtrées, intimes, complexes et multiples. » Pour Magali Mazuy, chercheuse à l’Institut national d’études démographiques (Ined), et coauteure de la publication « Rester sans enfant : un choix de vie à contre-courant » (2014), ne pas vouloir devenir parent est avant tout une décision personnelle portée généralement, dans le cas des femmes, depuis l’adolescence. « Les arguments qui reviennent le plus souvent sont le fait de ne pas ressentir de désir de grossesse ou d’être bien sans bébé, précise cette experte. Néanmoins, mettre en avant l’écologie permet de se placer à un niveau plus global et d’être moins discriminée dans notre société à tradition nataliste, d’adopter un positionnement éthique, contrebalançant l’égoïsme associé, dans les représentations, à ceux qui font le choix de ne pas être parents. »

À une époque où la pression sociale autour de ces questions reste écrasante, la santé de la planète aurait donc bon dos. « Depuis que j’ai atteint la trentaine, je reconnais devoir esquiver régulièrement le sujet, poursuit Justine Canonne. L’argument écologique rend peut-être plus audible, pour certains, mon hésitation. »

Justine Canonne hésite et elle n’est pas la seule : selon l’étude de Magali Mazuy, 5 % des Français ne désirent pas avoir d’enfant. Pour Anne Gotman, cela s’explique notamment par des règles du jeu, dans nos pays développés, de plus en plus floues : « Le concept de famille, à l’heure où un couple sur deux se scinde, est fragile. Sans compter les problématiques de double carrière, le désir pour les femmes de se réaliser au même titre que les hommes ou encore les prix élevés de l’immobilier », expose la sociologue.

La nature, nouvelle religion ?

Des questionnements en résonance avec une ère qui semble faire du bien-être le Graal ultime. « Aujourd’hui apparaît une nouvelle manière de désirer des enfants », indique le philosophe Raphaël Liogier, chercheur associé à l’université Columbia, enseignant à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence et auteur de Souci de soi, conscience du monde : vers une religion globale ? (Armand Colin, 2012). « La culture de l’épanouissement se diffuse. On ne se met plus nécessairement en couple pour s’assurer une descendance, mais pour constituer une sorte de famille holistique, garantissant son propre bien-être. »

« L’aspect extrême de ce nouveau type d’écologie peut conduire au non-désir d’enfant, tout en mettant en avant des arguments démographiques, alors que cela relève de l’émotion et d’un sentiment religieux.  »
— Raphaël Liogier

Et cette quête du bonheur, du sens, se télescope avec le culte voué à la nature, de plus en plus prégnant. « La question de l’épanouissement doit se justifier à un autre niveau. Si l’essentiel se résume à l’épanouissement, dans l’inconscient collectif, on en est réduit à l’égoïsme. Dans ce contexte, la nature fait figure de nouvelle religion », analyse Raphaël Liogier, également coauteur de Manifeste métaphysique (Les liens qui libèrent, 2019). « Cela suppose que les humains aient, vis-à-vis d’elle, une responsabilité infinie : au sens de ce qui n’est pas borné, indéfini, comme la culpabilité religieuse. On peut ainsi basculer dans la deep ecology, anti-humaniste, considérant l’homme coupable de tout, y compris d’exister. On en vient à ne même plus distinguer notre responsabilité entre un tsunami – dont la cause n’est évidemment pas humaine – et, par exemple, une fuite dans une centrale nucléaire. » Pour cet auteur, « l’aspect extrême de ce nouveau type d’écologie peut conduire au non-désir d’enfant, tout en mettant en avant des arguments démographiques, alors que cela relève de l’émotion et d’un sentiment religieux. »

© Shutterstock

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L’option de la demi-mesure

Une deep ecology à distinguer, selon lui, d’une écologie humaniste, rationnelle et ciblée. Loin de prôner le fait de ne pas avoir d’enfant, certains optent ainsi pour une demi-mesure. À l’instar de l’essayiste Antoine Buéno (promo 01), auteur de Permis de procréer (Albin Michel, 2019), pour qui la dénatalité reste la meilleure réponse à la crise environnementale. Père depuis quelques mois et pour la seconde fois, il n’est toutefois pas allergique aux enfants, loin de là. « Avoir un enfant a des implications non négligeables sur l’environnement. C’est la raison pour laquelle, avec mon épouse, nous avons hésité à avoir un deuxième enfant. D’une certaine manière, nous avons été un peu égoïstes… Une chose est sûre, affirme-t-il, nous n’aurons pas de troisième. »

Son discours, admet-il, a du mal à passer, y compris auprès de ses plus proches. « Pourtant, les deux facteurs structurants pour notre avenir sont la révolution technologique et la crise environnementale. La question est de savoir s’il est possible de remédier à cette dernière et comment : pour le faire, j’ai la conviction que l’on ne peut plus se permettre, comme on le fait depuis les années 1980, de mettre de côté la démographie. »

Des propos qui détonnent, forcément, a fortiori dans une société historiquement nataliste. « En France, contrairement à d’autres pays européens, tout est fait pour accompagner la parentalité, commente Magali Mazuy. Cela découle à la fois de notre tradition chrétienne et des politiques mises en place après les guerres. » Avec une répercussion forte sur les esprits, consciente ou pas, même en 2019. « Pourtant, croire qu’il est bon de continuer à se multiplier relève de l’erreur de raisonnement », ajoute Marie-Ève Perru, coresponsable de l’association Démographie responsable, militante pour une baisse de la population mondiale… et par ailleurs mère de deux enfants. « Je ne partage pas les idées des No kids ou des Ginks. On ne peut pas priver les femmes et les hommes de cette partie de la vie. Mais il faudrait, idéalement, se limiter à deux bébés et leur insuffler une conscience écologique… Cette dernière ne doit pas s’éteindre face à ceux qui élèvent leurs enfants sans se préoccuper de leur devenir ni de celui de la planète. »

Enfanter, oui, mais moins, et en ayant conscience du monde qui nous entoure : ceux qui alertent sur l’explosion démographique appelleraient ainsi à un renouvellement des états d’esprit. « La politique familiale, aujourd’hui universelle et nataliste, devrait être customisée, c’est-à-dire individualisée », martèle Antoine Buéno. Même positionnement du côté de Marie-Ève Perru : « Il faudrait inverser les dispositifs fiscaux et les aides diverses, pour cesser de pénaliser les couples qui n’ont pas d’enfant et, inversement, ne plus avantager ceux qui en ont plus de deux. »

Écologie : divers leviers selon les zones du globe

Et quid de ce paradoxe : en moyenne, les pays développés sont ceux qui polluent le plus, tout en ayant les taux de natalité les plus faibles. « Ce constat est vrai, si on a une grille de lecture statique », commente Antoine Buéno.

Car l’augmentation de la population n’est pas le seul levier sur lequel agir. C’est ce qu’explique le démographe Hervé Le Bras, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). « En Europe et dans les pays développés, je ne dirais pas forcément que nous sommes trop nombreux, mais que nos modes de vie sont disproportionnés. » Et de rappeler que la croissance démographique a beaucoup ralenti au cours des dernières décennies. « Dans certaines régions d’Asie, notamment en Corée, à Singapour ou à Hong Kong, le taux de natalité est d’environ 1,2 enfant par femme. En Allemagne, en Italie ou en Grèce, il tourne autour de 1,3. Entre 1970 et 1975, la croissance de la population mondiale était de 2 % par an au niveau global, elle est maintenant passée en dessous de 1 % par an. »

Soit, en faisant le solde des décès et des naissances, quelque 70 millions de personnes par an. À ce rythme, la population mondiale pourrait potentiellement atteindre 11 milliards d’individus d’ici 2100… Un nombre hypothétique, mais qui peut effrayer puisque les ressources de la planète sont limitées et que les modes de vie peinent à muer en profondeur.

« En Europe, la clé pour préserver l’environnement réside, en grande partie, dans notre consommation de protéines animales, continue Hervé Le Bras. Je m’explique : pour produire la viande, on nourrit les bêtes avec des protéines végétales. Produire une protéine animale représente ainsi la consommation de sept protéines végétales en moyenne. » L’alimentation des Français est composée à 40 % de protéines d’origine animale, un taux qui tombe à 17 % au Japon. « Donc, poursuit le démographe, d’après des calculs assez précis, si à l’échelle de la planète, nous avions un régime uniquement animal, nous ne pourrions nourrir que quatre milliards d’habitants. Si tout le monde mangeait comme les Français, nous pourrions en nourrir cinq milliards et demi. Et si nous étions tous végétariens, 11 milliards. Sans éliminer la viande, on voit bien comment une moindre consommation peut influer sur l’environnement. »

Quant aux pays en développement, la problématique environnementale est essentiellement démographique, selon ce spécialiste. « Dans certaines zones éminemment patriarcales, comme au Niger, le taux de natalité est de 7,3 enfants par femme. L’urgence démographique est plutôt de ce côté-là du globe. » Et de préciser que la zone sahélienne compte actuellement 100 millions d’habitants. Ils seront, d’après les projections des Nations Unies, 230 millions en 2050. « 75 % de la croissance de la population mondiale viendra de la zone intertropicale de l’Afrique. Dans ce cadre, réduire le nombre de naissances a un réel impact sur l’environnement. »

« 75 % de la croissance de la population mondiale viendra de la zone intertropicale de l’Afrique. Dans ce cadre, réduire le nombre de naissances a un réel impact sur l’environnement. »
— Hervé Le Bras

Pour autant, les spectres de politiques dénatalistes mises en œuvre dans le passé ont laissé des traces abominables dans l’histoire. « Lorsque l’on évoque la dénatalité, on pense immédiatement à l’eugénisme nazi ou à la politique coercitive chinoise de l’enfant unique, rappelle Antoine Buéno. Mais toute politique dénataliste n’est pas forcément contraire aux droits de l’Homme. Il peut y en avoir qui les servent. »

Et, plus précisément, ceux des femmes. « Statistiquement, plus les femmes accèdent aux études secondaires, plus le taux de natalité baisse, expose Hervé Le Bras. Une partie de la solution à l’équation démographique et environnementale réside, à mon sens, dans la prise en compte, à une échelle collective, par les institutions intragouvernementales des droits des femmes, de leur accès à l’éducation sans oublier le développement des politiques de planning familial. Prenons l’exemple du Kenya : dans les années 1970, le taux de natalité était de 8,2 enfants par femme. Une vraie politique d’accès des femmes à l’éducation et à la contraception a été mise en œuvre. Aujourd’hui, ce taux n’est plus que de 3,7 enfants par femme. » Ou comment le développement des droits des femmes pourrait finalement profiter à la planète entière… l



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