Retour sur la crise des "gilets jaunes"

Retour sur la crise des "gilets jaunes"

Plus de quatre mois après le premier samedi des manifestations, le mouvement des « gilets jaunes » s’apprête à se rassembler une nouvelle fois ce samedi, pour un acte 18 centré autour d’une opération « coup de poing » contre la démobilisation.

Si le mouvement a évolué, il s’est également fragmenté : qui sont les « gilets jaunes », qu’est-ce qui les unit et les divise, d’où viennent-ils, et surtout, où vont-ils ? Éléments de réponse.

Par Lucile Pascanet


LES INTERVENANTS

Anne NIVAT

Anne Nivat

Journaliste d’enquête, prix Albert Londres 2000

Jérôme Fourquet

Jérôme Fourquet

Directeur du département Opinion et stratégies d’entreprise à l’IFOP

Jean-François Sirinelli

Jean-François Sirinelli

Historien, professeur émérite à Sciences Po

Pascal Perrineau

Pascal Perrineau

Politologue, « garant » du grand débat national, président de Sciences Po Alumni

Conférence animée par David Abiker, organisée par la rédaction d’Émile et le groupe Affaires Publiques de Sciences Po Alumni, en partenariat avec Sciences Po.


La puissance du symbole

Selon le sondeur Jérôme Fourquet, « est gilet jaune se définit celui comme en étant un ». Selon le sondage IFOP « Le regard des Français sur les “gilets jaunes” » effectué en février 2019, 16 % de la population se sent « gilet jaune », soit une personne sur 7. Ils étaient 20 % au début du mouvement.

Rassemblement de « gilets jaunes » à Andelnans.

Rassemblement de « gilets jaunes » à Andelnans.

Jérôme Fourquet dresse ainsi le portrait-robot du manifestant : majoritairement issu de la France populaire, peu diplômé, il peut être soit ouvrier, artisan, intérimaire comme Maxime Nicolle ou chauffeur routier comme Éric Drouet. Il est aussi très dépendant de sa voiture, résidant dans une petite ville ou dans une périphérie éloignée.

L’objet — le gilet jaune — et le lieu choisi pour manifester — le rond-point — ont tout d’un symbole : c’est dans sa voiture que le manifestant trouve son fameux gilet, qu’une loi a rendue obligatoire. Le gilet jaune est « un vêtement de haute visibilité, endossé par ceux qui étaient les invisibles », explique Jérôme Fourquet ; le rond-point est un point névralgique, car il est un passage obligé pour tous. Les « gilets jaunes » réinvestissent les métropoles, auxquelles ils n’ont plus accès, pour toucher au cœur du pouvoir. Ils ne veulent plus être spectateurs : « Comme disait un gilet jaune interviewé, “l’histoire de mon pays, moi, je l’ai effleuré dans les livres d’école : aujourd’hui, c’est nous qui la faisons, et ça n’a pas de prix” », précise Jérôme Fourquet.

Aujourd’hui, une personne sur 7 se définit comme « gilet jaune ».

Cette nouvelle dimension active est importante selon le politologue Pascal Perrineau : de nombreux « gilets jaunes » sont des « primo-manifestants ». Avant les discours sur les ronds-points, de nombreux manifestants n’avaient jamais pris la parole de leur vie dans un espace public : aujourd’hui, ils osent, et ce faisant, ils refusent également toute tentative d’articulation avec un parti politique.

Un mouvement français, composite et novateur

Même s’il refuse la récupération politique, le mouvement des « gilets jaunes » n’est pas pour autant complètement déraciné. « C’est un mouvement composite, mixte, comme l’est le macronisme, “et de droite et de gauche” », explique-t-il. Des réclamations purement matérielles, comme celles sur la baisse de la CSG ou l’abolition de la taxe sur le carburant, s’ajoutent à des visions plus utopiques, où le peuple veut pouvoir s’emparer de la démocratie. Le mouvement parle autant du pouvoir d’achat que des valeurs qui lui sont chères, comme celle de la valorisation du travail bien fait, insuffisamment reconnue par le pouvoir, qui aurait oublié cette France des invisibles, celle « qui se lève tôt ».

Jean-François Sirinelli, Jérôme Fourquet et David Abiker.

Jean-François Sirinelli, Jérôme Fourquet et David Abiker.

« Les acteurs aiment se situer dans un continuum historique », affirme l’historien Jean-François Sirinelli, même si certaines comparaisons peuvent se révéler malvenues : « Il faut une autre référence que le passé. » Aucun mouvement, de la Révolution à Mai 68, ne porte exactement les mêmes combats. Les « gilets jaunes » ont bien sûr repris des doléances et des pratiques comme celle des cahiers révolutionnaires. Les revendications du mouvement rappellent celles des poujadistes des années 50, qui portaient sur les oubliés de la croissance et de la modernité. Mais contrairement à la situation actuelle, la croissance des Trente glorieuses ont été un « baume » qui a permis d’apaiser la société : « À une époque où les baby-boomers vivaient encore à quatre dans une même chambre, le progrès social se faisait rapidement ; l’électorat poujadiste n’a ainsi jamais dépassé 10 % des voix. »

Le mouvement des « gilets jaunes » n’a pas fait tache d’huile et reste franco-français.

Le mouvement des « gilets jaunes » n’a pas fait tache d’huile et reste franco-français, précise Pascal Perrineau : il est même symptomatique de la faiblesse considérable du système de négociation sociale de notre pays. Issue de notre héritage révolutionnaire, de l’aversion française pour les négociations en face-à-face et surtout, de la croyance en la toute-puissance étatique, la crise aurait pu être évitée « si l’on avait eu, en amont, un système de compromis ou de négociation sociale et politique digne de ce nom », analyse Pascal Perrineau.

L’écueil du traitement médiatique

Anne Nivat et Pascal Perrineau.

Anne Nivat et Pascal Perrineau.

Anne Nivat, grand reporter, a pour habitude de couvrir des zones de conflit, comme en Afghanistan, en Irak, ou en Tchétchénie. Mais dès 2015, elle s’est intéressée aux conflits qui minent notre pays, dans son ouvrage Dans quelle France on vit. Bien avant l’épisode des « gilets jaunes », la journaliste a écouté la souffrance et le profond mécontentement des classes moyennes inférieures. Selon elle, le manque d’écoute, mais aussi de lien social, est à l’origine de la crise sociale actuelle, et les « gilets jaunes » sont l’expression de cette recherche de lien : « Les ronds-points, c’est la fraternité, c’est s’arrêter pour se parler, prendre un café, prendre le temps du face-à-face, ce que plus personne ne faisait. »

La conférence a eu lieu à Sciences Po.

La conférence a eu lieu à Sciences Po.

Si les médias se sont emparés du sujet depuis le début de la crise, ils le traitent à la fois « trop et mal », selon David Abiker. Si les « gilets jaunes » rejettent avec violence les médias traditionnels, ils sont pourtant friands des vidéos de Brut, voire des reportages de RT France, qui leur sont favorables. Ils disent également s’adonner à « l’auto-journalisme » ; selon Anne Nivat, cette pratique n’est que de la communication, bien loin de « l’effort de respect et de distanciation avec son interlocuteur » qu’induit le journalisme. Une distanciation bien absente des posts sur les pages Facebook du mouvement, qui deviennent des « chambres d’écho » pour ceux qui partagent la même opinion.

Un rapport hétérogène aux élections

Jérôme Fourquet et David Abiker.

Jérôme Fourquet et David Abiker.

La structuration des « gilets jaunes » en un mouvement politique n’a rien d’évident : pour Jérôme Fourquet, « il n’est pas évident que les “gilets jaunes” votent pour les listes “gilets jaunes” ». Leur attitude envers le vote est hétérogène : beaucoup refusent catégoriquement de participer à une élection ou au grand débat national, explique Pascal Perrineau. Certains « gilets jaunes » ont créé leur propre site, Le Vrai Débat, qui se place en concurrent du site du grand débat national… et tous deux sont gérés par le même prestataire, Cap Collectif.

Sans consensus, le futur du mouvement reste incertain, selon Jérôme Fourquet : « Une liste générique, sans nom de tête de liste, déboucherait sur 6 à 8 % des voix. Ce n’est pas rien pour un mouvement qui a trois mois, mais l’étiage est assez faible. » Surtout, le mouvement risque de se retrouver rapidement à court de moyens financiers, leur système de cagnotte se révélant insuffisant à long terme. ●


Le populisme est-il soluble dans la démocratie ?

People

Pour le meilleur comme pour le pire, le populisme est en train de changer la politique française. Pour Ernesto Laclau, philosophe argentin spécialiste de la question, le populisme peut être un instrument de renouvellement du politique. « Le populisme, affirme-t-il, conflictualise la démocratie représentative plus qu’il ne la menace. »

Suivant cette idée de conflit, les « gilets jaunes » souhaitent pousser la logique égalitaire démocratique jusqu’au bout, ce qui explique leur fascination pour le référendum et le projet du Référendum d’Initiative Citoyenne (RIC). Cette volonté égalitaire met en tension la logique aristocratique de la démocratie représentative : la Vᵉ République n’est plus qu’un « régime qui permet de tenir ».

Si les institutions de la Vᵉ République résistent, elle ne permet plus la réalisation de certaines respirations démocratiques. Mais surtout, un fossé se creuse entre le régime même, une démocratie d’élection, représentative, seule décisionnaire légitime, et un désir de démocratie d’expression, de mobilisation populaire. Les « gilets jaunes » représentent l’aversion profonde face à l’idée même de représentation, précise Anne Nivat : « être “gilet jaune”, c’est assumer que sa propre parole en vaut une autre, que la parole du citoyen est aussi importante que celle du président ». C’est peut-être là le souhait principal des « gilets jaunes » : d’être, une fois pour toutes, écoutés.


Revoir la conférence dans son intégralité :


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