Banlieues parisiennes : marche ou rêve
Troisième de notre série de portraits sur les villes, avec Clichy-sous-Bois au nord et Malakoff au sud : deux villes qui font partie de ce que l’on appelle « la banlieue parisienne ». Une expression qui veut dire tout et son contraire. Car sous un même vocable se dessine un spectre de réalités disparates, voire radicalement opposées.
Par Claire Bauchart (promo 10)
« Les jours où il neige, je mets en moyenne deux heures et demie pour aller à Paris. » Zoulikha Jerroudi pose ainsi le problème. Cette Clichoise d’adoption de 49 ans connaît bien sa ville et s’est engagée, depuis plusieurs années, dans diverses associations. Elle milite au sein du collectif Aclefeu, né après les événements de 2005, pour faire remonter la parole des quartiers populaires aux institutions. Pierre Mouget, directeur de la mission locale pour l’emploi de la Dhuys, établit un diagnostic similaire. Il reçoit toutes les semaines des jeunes de Clichy-sous-Bois, de Montfermeil ou encore du Raincy, pour leur mettre le pied à l’étrier. « La mobilité est un problème majeur », confirme-t-il. « Je le constate lorsque je recrute : les candidats arrivent régulièrement en retard. Du coup, certains inscrivent de fausses adresses sur leur CV. Et je les comprends. »
La ligne d’horizon du métro
Une situation qu’Olivier Klein, maire socialiste de Clichy-sous-Bois depuis 2011, n’a de cesse de souligner : « On ne peut pas quitter la ville sans prendre un bus pour aller rejoindre le RER aux gares du Raincy et d’Aulnay-sous-Bois. Ce seul tronçon dure au moins une demi-heure. Sans parler des temps d’attente qui peuvent être assez longs. » Également président de l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (Anru), Olivier Klein déplore une politique de transports publics qui, depuis des années, « arrose là où c’est déjà mouillé. Et cela a des conséquences directes sur notre attractivité économique : attirer des entreprises au sein d’un territoire aussi enclavé relève de la prouesse. Pourtant, on en aurait bien besoin : ici, le taux de chômage culmine à 40 % chez les moins de 25 ans, 18 % sur l’ensemble de la population. » Soit environ le double de la moyenne nationale.
Olivier Klein reste néanmoins optimiste : le tramway T4, qui va desservir toute la ville, doit entrer en service fin 2019. La ligne 16 du métro est quant à elle attendue pour fin 2024. « Mais on entend déjà dire que cette date est susceptible de bouger », s’alarme l’élu. La ligne 16, un chantier s’inscrivant dans le sillon du Grand Paris Express, est porteuse d’espoir, « même si on ne rattrape pas 20 ans de faibles investissements d’État en une dizaine d’années », pointe Vincent Gollain, directeur du département économie au sein de l’Institut d’aménagement et d’urbanisme de l’Île-de-France.
Ce n’est pas Zoulikha Jerroudi qui, malgré son attachement à Clichy-sous-Bois, dira le contraire : « Il y a quelques années, j’ai posé ma candidature pour un poste à Roissy. Le bus 613 qui, à l’époque, était l’un des maillons du trajet, a eu du retard. Je ne suis pas arrivée à l’heure à l’entretien. Inutile de préciser que je n’ai pas été retenue ! » Et ce n’est pas uniquement le trajet vers Roissy qui démultiplie le temps : se rendre de Clichy à Paris est plus long que de faire un Paris-Bruxelles en Thalys.
Traverser la rue pour trouver un travail
Les transports se révèlent des paramètres essentiels de la santé économique, mais également des éléments de différenciation majeurs entre banlieues reculées et celles qui sont limitrophes de la capitale. Comme la ville de Malakoff, reliée à Paris par la coulée verte, accessible aux vélos et piétons. « Notre situation géographique nous rend attractifs », confirme la maire communiste Jacqueline Belhomme. Pas moins de 2 300 entreprises sont présentes sur cette commune comptant quelque 30 000 habitants. « Ici, il y a un emploi pour un habitant. Le tissu de petites structures est très dynamique. »
Parmi elles, l’espace de travail coopératif Casaco, ouvert en 2014, aujourd’hui fort de 130 membres. « La ligne 13 du métro ainsi que la piste cyclable ont favorisé notre développement. Au début, il y avait surtout des indépendants ou des entrepreneurs, venant de Montrouge, Châtillon, et quelques Parisiens, du 18ᵉ et 19ᵉ arrondissements, notamment », explique Aurélien Denaes, l’un des cofondateurs. L’esprit village de cette banlieue des Hauts-de-Seine, la multiplication de commerces de proximité, « alternatifs pour certains », sont autant d’éléments qui ont permis à son concept de se déployer et d’attirer « quelques Parisiens qui chérissent cette pépite malakoffiote ».
Une réalité bien éloignée du quotidien de Willy Sarazin. À la tête de Sedap, une entreprise de négoce, il a déménagé ses bureaux à Clichy-sous-Bois, en 2005. « Par opportunité, car j’y ai trouvé un local idéal », ajoute-t-il, tout en soulignant, lucide, « l’enclavement de la ville ». Il a fondé, en 2012, un Club des entrepreneurs, réunissant des dirigeants de Clichy-sous-Bois et Montfermeil. « Si l’on regorge d’une multitude de petites structures et de micro-entreprises, on constate une pénurie de grosses entreprises sur notre territoire. » Là encore, la mobilité et l’accès à la capitale paraissent clés et dessinent, entre banlieues, des réalités opposées. « Nous avons appris que Safran allait ouvrir des locaux chez nous pour 1 500 salariés, juste en face du métro », souligne la maire de Malakoff.
Enclavement ou gentrification, il faut choisir
Une situation qui a néanmoins les inconvénients de ses avantages. « Quand une commune est desservie par des transports en commun ferrés, cela tend à accentuer la pression immobilière, déjà présente un peu partout en Île-de-France », commente Vincent Gollain. « À l’avenir, les probabilités statistiques font que les habitants de Malakoff vont être amenés à vivre dans plus petit, leur ville étant portée par sa dynamique économique et sa proximité avec Paris. » Mais la maire l’assure, elle tente de « lutter contre la gentrification ». Comment ? « Dans le cadre de notre Plan local d’urbanisme (PLU), nous imposons aux promoteurs 30 % de logements sociaux pour les bâtiments de plus de 1 500 m2. » La ville, à l’heure actuelle, compte 42 % de logements sociaux.
À Clichy-sous-Bois, la question immobilière est également cruciale, même si elle diffère sensiblement de celle des banlieues périphériques de la capitale. « Dans les années 1970, Clichy a été pensée comme ville résidentielle ; il faut dire qu’à l’époque, on promettait aux habitants un métro », raconte Olivier Klein. « On l’attend toujours ! En parallèle, d’immenses copropriétés de 300 à 700 logements ont été construites. » Problème : une part significative de ces copropriétaires ont connu le chômage et se sont ainsi retrouvés incapables de s’acquitter des charges nécessaires à la maintenance de ces grands ensembles. « La banque effrayant plus que la copropriété, les gens se sont concentrés sur le remboursement de leurs prêts, délaissant l’état des immeubles. »
De cette situation ont découlé deux phénomènes : ceux qui en avaient les moyens sont partis vivre ailleurs, tandis que des marchands de sommeil ont racheté les appartements pour les louer à des familles modestes, sans se préoccuper de les entretenir. « Cela a abouti à l’émergence de bidonvilles verticaux », résume Olivier Klein. Aujourd’hui, « on utilise des outils pour modifier la commune en profondeur ». À l’instar du Projet de rénovation urbaine lancé en 2004 par Jean-Louis Borloo, alors ministre délégué à la Ville, ou, plus récemment, le projet Cœur de ville, censé faire renaître logements, équipements publics et commerces. Le premier immeuble a été livré fin 2018.
Changer d’ère
Malgré ces efforts, certains se trouvent dans des situations critiques. « Ces cas sont rares, mais quelques-uns de mes élèves vivent dans des hôtels », déplore Carole Couderc. Ce professeur de français au collège Romain-Rolland a fait le choix de venir enseigner à Clichy-sous-Bois, car, dit-elle, « je crois en l’ascenseur social ». Motivée, elle profite du soutien du Conseil général et de celui du programme Odyssée Jeunes porté par la BNP pour mener différentes initiatives. « J’ai emmené une classe en Andalousie, une autre à Barcelone, en ne faisant payer que 100 euros par enfant. J’organise des sorties à Paris, au Musée du judaïsme, par exemple. » Pour elle, il est crucial que ses étudiants puissent « se projeter ». Et de souligner les actions entreprises par le département en ce sens : « Il y a, notamment, l’Espace 93, une salle de spectacle qui a déjà permis aux élèves d’aller échanger, après une représentation, avec les artistes. »
Les initiatives ne s’arrêtent pas là. Olivier Klein s’en félicite : « Le chef Thierry Marx a ouvert, en 2018, une école chez nous. Nous avons accueilli, en 2019 et pour la quatrième année consécutive, l’Institut des métiers d’excellence de LVMH (IME). » Objectif : faire connaître aux jeunes les voies auxquelles l’IME donne accès grâce à son réseau de formations partenaires. Dernière initiative en date : « Pour la première fois cette année, via un accord passé avec la Fondation TF1, des élèves de troisième feront leur stage dans des structures du groupe (LCI, Bouygues…) ou dans ses entreprises partenaires. Ce qui est important pour développer leur ambition. » Pour que le rêve ne soit pas qu’une promesse. ●
Le mot de… Zoulikha Jerroudi, membre du collectif Aclefeu
« Lorsque j’ai posé mes valises à Clichy-sous-Bois, en 1995, au quartier du Chêne Pointu, j’ai bien cru sombrer dans la dépression. Habiter un immense ensemble, qui me paraissait si impersonnel, m’oppressait. À l’époque, j’avais choisi de quitter Aulnay-sous-Bois afin de bénéficier d’un logement plus grand, où je pourrais élever mes quatre enfants. Mais les premières semaines furent rudes : la ville m’apparaissait perdue, dénuée de commerces et de transports. Sur ce dernier point, les choses n’ont guère changé aujourd’hui.
Heureusement, au bout de deux mois, j’ai fait la connaissance d’une responsable d’association et je me suis engagée, notamment au sein d’une structure proposant des cours d’alphabétisation aux femmes du quartier. C’est ainsi que je suis devenue militante. Parallèlement, j’ai trouvé un emploi dans un centre social. Quand sont arrivés 2005 et ses événements dramatiques, j’ai décidé de rejoindre Aclefeu, dont je suis toujours membre aujourd’hui.
Le temps passant, la situation s’améliore sensiblement à Clichy-sous-Bois. Grâce au Plan de rénovation urbaine porté par Jean-Louis Borloo, j’habite, depuis fin 2009, un nouvel appartement beaucoup plus moderne et moins exposé au bruit. Cela a, pour moi, constitué une chance inouïe. Le gros écueil reste, encore et toujours, les transports. N’étant pas véhiculée, je mets en moyenne un peu moins de deux heures pour aller à Paris. La gare du Raincy, où je peux prendre le RER, est à 35 minutes en bus de chez moi !
Je table beaucoup sur l’arrivée du tramway ainsi que sur le Grand Paris, pour résorber, au moins en partie, ce handicap. J’y crois fort ! Car, aujourd’hui, je ne quitterais Clichy-sous-Bois pour rien au monde : j’y ai tissé des liens solides et j’apprécie particulièrement la forte solidarité des habitants entre eux. »