Grenoble : une métropole aux deux visages
Deuxième de notre série de portraits sur les villes, la capitale des Alpes fait cohabiter deux mondes étanches qui ne se croisent presque jamais. D’un côté, le quartier de La Villeneuve, une cité qui n’est idéale que dans le souvenir de ses habitants. De l’autre, le secteur de la Presqu’île, où la mondialisation heureuse a permis d’implanter entreprises et centres de recherche d’envergure internationale.
Par Matthieu Desmoulins
Au loin, le givre a blanchi les cimes qui enserrent la capitale des Alpes. Déjà, les touristes commencent à se presser vers les stations alentour. Ancienne forteresse construite sur le flanc de la Chartreuse, la Bastille offre un panorama imprenable sur l’ensemble de la cuvette grenobloise. De part et d’autre se tracent le polygone scientifique et le site Inovallée de Meylan, des joyaux technologiques qui font la fierté du département. Au centre, à cheval entre le centre de Grenoble et sa banlieue sud Échirolles, les hautes tours de La Villeneuve percent la brume matinale.
Une machine enrayée
Au sortir des Trente Glorieuses, Grenoble bénéficie d’un contexte économique plus que favorable. La Ville aux trois roses, emblème des saints martyrs, est désignée pour accueillir les Jeux olympiques d’hiver de 1968 et ses dizaines de délégations étrangères. Les autorités locales décident de bâtir les infrastructures nécessaires à l’hébergement des athlètes, dans l’idée qu’elles serviront plus tard à la population. Hubert Dubedout, alors maire de Grenoble, avait d’ailleurs peaufiné une formule pour résumer sa politique de la ville : « Grenoble, ville olympique, c’est bien. De l’eau à tous les robinets, c’est mieux. » Dès 1972, les premiers bâtis de La Villeneuve, un nom porteur d’espoir, sortent de terre. À l’époque, la ZUP (Zone à urbaniser en priorité) iséroise souhaite se différencier des traditionnelles « banlieues-dortoirs » : coursives colorées, salles culturelles, vastes espaces verts sans oublier l’implantation à proximité d’industries et commerces pourvoyeurs d’emplois.
Cinquante ans plus tard, l’utopie semble s’être cassé les dents sur la réalité. Quelque chose dans la machine s’est enrayé. L’exode des classes moyennes, notamment vers le centre-ville, aura eu raison de la volonté de mixité sociale dans le quartier, qui compte désormais quelque 12 000 âmes. À La Villeneuve, aujourd’hui, près d’un quart de la population vit avec de faibles revenus ; le taux de chômage avoisine les 25 %, tandis que celui de Grenoble dépasse tout juste les 10 %. Quant aux boutiques, leurs rideaux s’abaissent un à un.
« Autrefois, c’était bien vu d’habiter ici : presque un privilège », se remémore Lucienne, 84 ans. Cette ancienne assistante sociale s’est installée dès les toutes premières années, en 1978, dans les tours de l’Arlequin, première cité sortie de terre. « Aujourd’hui, plus personne ne veut venir s’installer dans le coin, hormis les vieux militants de gauche. » La raison ? « Beaucoup de préjugés, en particulier sur la violence », estime Lucienne.
Dans l’imaginaire collectif, La Villeneuve rime avec insécurité. « Il ne faut pas avoir peur pour vivre ici », souffle une riveraine. Pourtant, l’architecture du quartier, novatrice à l’époque, avait été spécifiquement pensée pour lutter contre la ségrégation sociale. Mais aujourd’hui, les galeries, conçues pour encourager les initiatives locales, ont permis aux dealers de travailler à l’abri des regards et de semer les forces de l’ordre lors d’épisodiques descentes policières. En juillet 2010, la mort d’un jeune braqueur dans une fusillade avec la police met le feu aux poudres et place la ville sous le feu des projecteurs. Dans la foulée, des émeutes éclatent au bas des immeubles. Plusieurs dizaines de jeunes s’en prennent aux forces de l’ordre en intervention, à coups de pierres et de battes de baseball. C’est dans ce contexte de guérilla urbaine que Nicolas Sarkozy prononce, quelques jours plus tard, son discours de Grenoble, au cours duquel il enclenche le virage sécuritaire de son quinquennat. Une allocution qui reste d’ailleurs dans la mémoire des résidents, encore aujourd’hui.
Atomes et nanotechnologies
Loin de ces angoisses, le quartier de la Presqu’île, aussi appelé « polygone scientifique », n’est qu’à cinq kilomètres de La Villeneuve : 260 hectares qui constituent le cœur économique de la métropole grenobloise. En l’espace de 60 ans, le technopôle n’a cessé d’attirer les organismes de recherche, tels que le centre du Commissariat à l’énergie atomique (CEA), ou encore l’European Synchrotron Radiation Facility (ESRF), l’un des plus grands accélérateurs de particules au monde. Au fil du temps, des multinationales comme Caterpillar ou encore STMicroelectronics se sont aussi greffées au paysage. Selon les chiffres de la région Auvergne-Rhône-Alpes, Grenoble est la première ville de France dans la conception et la recherche ; près d’un habitant sur 13 travaille dans le secteur de la recherche.
Salarié du CEA depuis 2004, Loïc conserve dans son téléphone une photographie du quartier en 2009. « Il n’y avait que des entreprises et des laboratoires à l’époque », se souvient-il. « Aujourd’hui, il commence à y avoir des commerces, des logements… bref, un quartier normal ! » Dès 2011, un vaste plan d’urbanisme a été lancé afin « d’ajouter de la vie au cœur de l’innovation », ce qui a permis aux commerces et aux restaurants d’affluer. Un écoquartier, baptisé Cambridge, a même été créé en 2015, et compte déjà 1 500 habitants.
Si les acteurs politiques misent autant sur la recherche et l’innovation, c’est parce qu’ils restent persuadés que ce genre de projets tendra à réduire la fracture sociale. « Lorsqu’on dynamise une filière comme celle des nouvelles technologies, on en fait profiter beaucoup de secteurs d’activité ; il y a des retombées sur le bâtiment, les travaux publics, l’alimentaire, le commerce », argumente André Vallini, ancien président du conseil général de l’Isère et co-instigateur du centre Minatec (cf. encadré en fin d’article). Et de préciser : « Les effets induits sont quand même très positifs sur l’économie de la ville en général. Même s’il est vrai que les emplois sont d’abord réservés à des gens très qualifiés. » Avec l’espoir que la théorie du ruissellement porte un jour ses fruits, pour réduire la fracture entre les deux facettes de la capitale des Alpes.
Un tramway entre deux rives
Dans le quartier de La Villeneuve, sur la place du quartier des Géants, quelques affiches dessinées à la main sur les rambardes métalliques annoncent les événements associatifs à venir. « Heureusement que les associations sont là pour entretenir une vie de voisinage, et créer de la cohésion », se réjouit Marie-Louise, 78 ans révolus. « De toute façon, le maire préfère s’occuper des bobos plutôt que de nous », grince-t-elle. Quelques mètres plus loin, à la lisière du parc Jean-Verlhac, Constanta abonde. Arrivée de Roumanie en 2003 pour rejoindre ses parents, la jeune femme garde en mémoire les activités et spectacles organisés régulièrement pour les enfants de La Villeneuve. « Aujourd’hui, on n’a plus rien de tout ça », regrette-t-elle, amère. Pourquoi ne pas déménager ? « Je ne vais presque jamais en centre-ville, alors y habiter… »
Pourtant, la gare de Grenoble n’est qu’à une dizaine de stations de tramway sur la ligne A ; mais la plupart des résidents ne mettent que rarement les pieds sur la place Victor-Hugo, dans l’hypercentre de la ville. « Trop loin » ou « rien à y faire ». Et inversement. Freinés par cette image que le quartier véhicule comme un fardeau, rares sont les Grenoblois du centre-ville qui s’y aventurent. Comme si ce tram A reliait deux mondes que tout oppose. ●
Le mot de… André Vallini, sénateur PS de l’Isère
À l’entendre, l’ancien président du conseil général de l’Isère est en quelque sorte le dernier des Mohicans. L’un des rares socialistes à ne jamais avoir renié ses convictions au gré des opportunités et des appels du pied. Si André Vallini devait résumer sa carrière politique en un mot ? « Rectiligne », sans la moindre hésitation. « J’ai toujours condamné sévèrement ceux qui changent de camp », annonce-t-il. Lui qui, par soif « d’égalité républicaine » et de « justice sociale », n’a jamais eu d’autre famille politique que le PS.
Avocat de formation, André Vallini délaisse vite le barreau au profit de son engagement politique et gravit, un à un, les échelons de son parti. Cinq ans après avoir été embauché comme collaborateur parlementaire de Gisèle Halimi, il est élu, en 1986, maire de Tullins, sa ville natale, à une demi-heure de route de Grenoble. Il devient ensuite député de la neuvième circonscription de l’Isère ; il y est réélu à deux reprises, avant de devenir président du Conseil général jusqu’à son entrée au gouvernement, en avril 2014. Il est d’abord en charge de la réforme territoriale puis de la francophonie avant d’atterrir aux relations avec le Parlement.
Parmi toutes les fiertés accumulées en 35 ans de vie politique, il en est au moins deux que le sénateur socialiste place en tête : la gratuité des musées et le développement de Minatec, « premier centre européen dédié aux micro et nanotechnologies ». Deux mesures menées tambour battant alors qu’il était à la tête du département. La première pour « réduire la fracture sociale et culturelle » en Isère. « Les musées, ce sont les écoles de la culture. Il était indispensable de faire sauter cette barrière financière et psychologique du prix. » Et de poursuivre : « Ça a été une réussite. Dès les deux ou trois premières années, le nombre d’entrées a beaucoup augmenté. »
Pour ce qui est de Minatec, installé sur la Presqu’île, l’objectif était clair : « Faire rayonner la vallée à l’échelle internationale » et « renforcer son dynamisme économique. » Quelques jours seulement après son élection à la tête du conseil général, André Vallini reçoit la visite d’un « brillant ingénieur », Jean Therme, alors patron du centre du Commissariat à l’énergie atomique de Grenoble. Il tente de le convaincre « de l’intérêt et de l’urgence » de ce complexe scientifique. À l’époque cependant, ni la ville ni l’agglomération ne disposent des ressources nécessaires, mais « le département, si ! » En à peine trois mois, Minatec est lancé avec le Conseil général comme maître d’ouvrage. « C’est une grande réussite qui ne cesse, encore aujourd’hui, de faire des petits », salue l’Isérois de coeur, qui suit encore avec assiduité les transformations de la Presqu’île.